L’imaginaire de la baleine
Par Claude Gaudriault
Paru dans le numéro 91 (septembre 2014) de La lettre d'Île de France de mythologie française.
Comme l’ours ou le loup la baleine semble ne plus faire peur aujourd’hui à nos contemporains. Tout juste donne-t-elle encore quelques frissons aux enfants qui vont visiter les grands parcs aquatiques ou aux touristes qui se rendent en croisière observer ces « géants des mers » au Québec, dans l’estuaire et le golfe du St Laurent, ou bien en Islande.
Même la chasse à la baleine autrefois extrêmement dangereuse est devenue, avec les moyens techniques de la pêche moderne, une activité ordinaire pour les pêcheurs du Japon, de Norvège ou d’Islande que des organisations internationales tentent d’interdire afin d’enrayer l’extinction de plusieurs espèces baleinières.
On a du mal à imaginer aujourd’hui les terreurs et craintes de nos ancêtres et aussi les fascinations exercées par cet animal à la taille monstrueuse qui ont nourri (et nourrissent encore aujourd’hui en Asie) nombre de mythologies chez les marins et certains peuples côtiers. Ce phénomène est probablement très ancien car l’on sait désormais, pour avoir trouvé notamment en Amérique du Nord des fossiles de carcasses de baleines datant de la fin de la période de l’Eocène (plusieurs dizaines de millions d’années), que la baleine est apparue sur notre globe bien avant l’arrivée de l’homme.
Pline l’Ancien mentionne dans son Histoire Naturelle » la présence dans « L’Océan des Gaules » d’un immense et féroce poisson appelé phylester (pour « cachalot » en grec) qui élève au dessus des plus hautes voiles des navires « une grande colonne comme un torrent d’eau ».
Au Moyen Âge on a le témoignage de l’aspect « terrifiant » de la baleine dans les textes scandinaves et islandais et en particulier le speculum regale qui date de la moitié du 13e siècle (1) et décrit les différentes espèces marines. Il décrit le « cheval-baleine », le « cochon-baleine", la « baleine rouge », « les baleines du diable » comme des monstres féroces et cruels, « jamais repus de leurs tueries alors qu'ils parcourent les océans en tous sens à la recherche des navires. Ils bondissent dans l'air de telle sorte qu'ils peuvent se déplacer facilement, faire sombrer les navires et les détruire totalement ». A cette époque les marins islandais racontent des histoires de baleines à tête rouge qui, selon eux, écument les mers en immenses hardes, détruisant tous les bateaux sur leur passage. Ils pensent que certains de ces monstres sont friands de chair humaine.
On remarque d’ailleurs que l’existence de ces monstres marins imaginaires est associée à celle du gouffre-tourbillon. Ce gouffre-tourbillon qui « avale » les bateaux est présent dans de nombreuses légendes anciennes. Le plus fameux d’entre eux en occident est le Maelström qui, pense-t-on, se situait quelque part au large de la côte de Norvège. La Carta Marina de Olaus Magnus (16 e siècle) le représente entouré de monstres marins. De nombreuses légendes scandinaves sont liées à ce Maelström qui apparaît comme une entrée vers le monde souterrain et vers l’au delà. Les monstres situés près de l’ouverture semblent contribuer à y précipiter les bateaux.
Plus près de nous le récit célèbre de Melville décrit la chasse obsessionnelle par le capitaine Achab d’une monstrueuse baleine blanche, pour lui l’incarnation du mal, et une irrésistible descente aux enfers.
Le plus mémorable pour les navigateurs est évidemment la taille gigantesque de l’animal. On peut penser que les marins frappés et effrayés par les proportions démesurées de ces baleines qu’ils rencontraient en faisaient un récit ahurissant tel que celles-ci représentaient dans l’imaginaire collectif l’équivalent marin du géant terrestre. On comprend mieux pourquoi dans les Grandes Chroniques du géant Gargantua qui paraissent en 1532 et précèdent le Pantagruel de Rabelais ce sont des squelettes de baleine sur lesquels Merlin fait frapper par des marteaux magiques pendant neuf jours et neuf nuits pour créer sur la plus grande montagne d’Orient, « le toit du monde », les Géants Grandgousier et Galamelle parents de Gargantua. Ces deux géants se dirigent ensuite de l’est vers l’ouest en emportant d’énormes blocs de pierre avec lesquels ils érigeront, lui le futur mont St Michel, elle le mont Tombelaine (tombe balaine ?). Ceci n’est que le début d’un long processus de modelage des paysages. Henri Dontenville a montré (2) que Gargantua réalisera ensuite nombre de monts et buttes qui souvent iront par deux et qu’il est parfois accompagné dans cet ouvrage d’une géante non dénommée « ou dénommée irrespectueusement, la Vieille ». On retrouve du reste la Vieille en Irlande et en Ecosse sautant de sommet en sommet portant comme Mélusine des blocs de pierre dans sa darne et les laissant tomber. C’est ainsi notamment que naquirent les Hébrides. (3) Ainsi on voit que s’établit un lien entre la baleine et des divinités archaïques en pays celtique ou préceltique.
Il est incontestable que la métaphore du gigantesque renvoie à la divinité et au sacré chez les anciens. Il n’est donc pas étonnant de trouver des récits qui évoquent depuis les temps reculés le culte de la baleine en particulier chez les Inuits où la baleine est la fille de Sedna, la déesse de la mer, chez les amérindiens où elle est considérée comme l’origine du monde, et surtout encore aujourd’hui en Asie, au Vietnam ou au Japon où la baleine fait l’objet de vénération.
Ce rapport du gigantesque au sacré on le trouve évidemment aussi dans la Bible. Dans le « Léviathan » on nous parle de ce gigantesque animal « qui fait bouillonner les abysses comme une chaudière ». Bien que le nom de la baleine ne soit pas cité on peut penser que c’est cet animal qui avala Jonas et dont le séjour à l’intérieur de cet immense poisson fut à la source de l’acquisition de la sagesse ou de l’initiation.
Au Moyen Âge l’Eglise ne s’y trompe pas. Elle confie à la légende de St Brendan le soin de christianiser le culte de la baleine tout comme celles d’autres saints sauroctones ont eu pour mission d’apprivoiser les dragons objets de cultes païens. La légende de ce saint irlandais nous indique qu’en 565, alors qu’il faisait voile vers l'ouest sur l'océan atlantique à la recherche de la terre sainte il débarqua avec ses hommes le jour de Pâques sur le dos d'une immense baleine qui renonça à plonger afin de lui laisser dire sa messe. Elle leur laissa ainsi la vie sauve contrairement aux compagnons de Simbad dans les Mille et une nuits qui placés dans une circonstance analogue périrent engloutis par les flots.
Mais c’est surtout l’étymologie qui porte témoignage de l’aspect extraordinaire voire surnaturel de l’animal aux yeux des anciens. Le mot français de « baleine » vient du latin balaena lui même issu du grec phalaina qui a aussi donné le mot « phallus » correspondant a quelque chose qui se gonfle. (4) Il s’agit donc d’un énorme animal qui apparaît comme « gonflé » aux navigateurs qui l’aperçoivent. En italien moderne le mot arcobaleno signifie « arc en ciel » comme si le soleil après la pluie gonflait le ciel d’un immense arc irisé en forme de baleine. De même la baleine donne son nom à la quatrième plus grande constellation du ciel méridional, où la mythologie grecque a installé ce monstre marin auquel Poséidon, pour calmer sa colère, a livré Andromède, fille de Céphée et de Cassiopée.
Pour Henri Dontenville, (5) la racine indo-germanique Bhel qui donne des toponymes Baleine dont certains ne sont pas même situés dans des régions côtières atteste en fait du culte à ces endroits de l’Apollon gaulois Belenos ou de sa parèdre Belisama.
Enfin dans un ouvrage récent des chercheurs du C.R.B.C. (6) ont travaillé sur les noms utilisés par les langues celtiques pour la Baleine. Ils parviennent à deux conclusions remarquables :
-la première est que l’on trouve des noms celtiques de mégalithes liés à ceux de la baleine qui attesteraient peut-être de « la continuité depuis le mégalithique d’un culte de la baleine dans l’aire atlantique » : (docoisle, nom local pour pierre mégalithique en Irlandais signifie également « baleine ». blaoclach, dans les Iles Orcades désignant la pierre mégalithique, vient de blaoc, « baleine » et clach, « pierre ».
-D’autre part nombre de noms utilisés dans les langues celtiques pour le mot « baleine » renvoient à la « Vieille ». (foraismor en Irlandaisse décompose en « vieille de la mer », cailleach mhara en gaélique d’Ecosse vient de « vieille de la mer », seanháthair a le sens de « grand-mère », vella en galicien a le sens premier de « vieille », et même grasséia en portugais est peut-être issu du celtique sēnā, « vieille ».
Ainsi comme on l’a vu la Vieille est la parèdre de Gargantua. Mais au contraire de celui-ci, géant né dans l’imagination des hommes, celle là a une référence incarnée dans un animal gigantesque qui hante très loin là-bas les eaux septentrionales de l’Europe et à laquelle les hommes de ces pays lointains vouent un culte ancien qui pourrait bien remonter à l’époque mégalithique. Ceci pourrait trouver une confirmation dans la thèse défendue par Serge Cassen (7) qui prétend que l’énorme figure énigmatique gravée sur la dalle de chevet néolithique de la chambre de Mané Lud (Locmariaquer-Morbihan) et que beaucoup d’observateurs appellent la Grande Déesse » correspond en réalité à la silhouette générale d’un cétacé.
(1) The King’s Mirror : selections. 16-20. Marvels of the Icelandic sea (eg. whales)
(2) B.S.M.F. (Bulletin de la Société de Mythologie française.) N° 2 p. 7.
(3) B.S.M.F. N° 138. p. 11 et s. Raymond Delavigne.
(4) B.S.M.F. N° 123. P 158. Claude Gaignebet
(5) La France Mythologique. pp. 48-49
(6) Aires linguistiques, aires culturelles : Etudes de concordances en Europe occidentale : zone manche et atlantique. Centre de Recherche Bretonne et Celtique. 2012. pp. 69. 70.
(7) Le Mané Lud en images. Interprétation des signes gravés sur les parois de la tombe à couloir néolithique de Locmariaquer (Morbihan) Serge Cassen. CNRS Editions 2007. Pp 206-207.