Photo Cécile Geffroy
Le balancement Céleste-Infernal
“Je rythme
donc je suis”
Ce qui est en jeu dans cet article, c’est
l’efficacité du RITUEL, sa raison d’être et sa
spécificité dans le cadre de CARNAVAL.
Le Rituel est entendu ici comme un ensemble de rites. Ces rites
sont toujours religieux (re-ligare) au sens où ils nous relient aux
autres. Notre image propre du corps se constitue par leur fréquentation
et par les jeux de l’imaginaire qui les fonde.
Pratiquer un rituel, c’est participer à un ordre
temporel, c’est s’incarner, c’est se faire
“chair”, c’est s’inscrire dans une parole qui nous
constitue et peut nous métamorphoser, c’est jouer avec les formes.
C’est faire place à un imaginaire fécondant. C’est
aussi faire place à l’Autre dans notre parole en la placant du
côté où çà nous dit quelque chose.
Depuis longtemps déja, les Etats-Nations occidentaux ont
évacué les rituels populaires - garants d’un pouvoir
populaire - au profit de protocoles sacralisant la hiérarchie verticale
des chefferies laïques. Ces protocoles fusionnent les groupes, occultant
toute diversité possible, au profit d’un monothéisme
d’Etat.
Aujourd’hui les corps obéissants,
individualisés dans leur fonctionnement, mais largement
expropriés de leur image singulière, devenus consommateurs
à la recherche de leurs manques, y marchent au pas et s’y dissolvent
dans les corps constitués où les métamorphoses sont
censurées.
Aujourd’hui, cependant, la tendance semble
s’inverser, certains se lancent dans la quête de
métamorphoses possibles; quête d’une image du corps qui
jouerait avec la multiplicité de ses facettes. Des rituels, quelquefois
un peu fous, voient le jour. Mais ne gagnerions-nous pas à faire
resurgir les anciens rituels populaires qui nous viennent de la nuit des temps
? N’ont-ils pas fait leurs
preuves !
Le surgissement, aujourd’hui, de multiples
thérapies à caractère corporel ne va-t-il pas dans le sens
de la remise en valeur du rituel dans lequel chacun y retrouve sa propre image
du corps ? Rituel qui ne vise pas aux sommets de la performance mais plus
simplement à vivre avec les autres en toute convivialité.
Souvent on préfère y voir, selon les
catégories psychologisantes dans lesquelles nous sommes habitués
à fonctionner, le bénéfice cathartique de la danse, de la
musique, du toucher, des techniques dites “non-verbales” ou
d’un imaginaire qui serait enfin “libéré”
N’y a-t-il pas, plus véritablement, le
rétablissement de ce qui a toujours été le fait des
peuples traditionnels depuis l’origine des temps :
l’efficacité symbolique opérant par le RITUEL :
l’incarnation, une parole constituante plutôt que catharthique.
Les composantes du
rituel de Carnaval, sont le TEMPS et les BALANCEMENTS scandés par la
vibration rythmo-musicale. Il met en jeu le MASQUE, limite funambulesque entre
deux IMAGINAIRES, l’un individuel, l’autre collectif. Carnaval est
sans doute le rituel des rituels. C’est la fête de la psychose, de
la maladie des âmes en quête. En ce sens, il est radicalement
d’essence thérapeutique.
Cet article alterne le récit de la participation
à Carnaval, et la mythologie avec les commentaires.
Binche, en Belgique, le matin du Mardi-Gras. La ville est enfiévrée. Le Carnaval proprement dit a commencé dimanche, mais depuis sept semaines déja, on répète pour mettre le rituel en place. Aujourd’hui, c’est la sortie des Gilles.
Depuis quatre ou cinq heures ce matin, dans leurs familles, les
Gilles s’habillent aidés de leurs proches. Le
cérémonial est trop important pour être galvaudé.
L’habit a été préparé pendant toute
l’année, avec soin et patience. Il a coûté une
fortune. Il est difficile à
enfiler et l’habillage est long. De plus, le rituel est essentiel, il
fait partie intégrante de la vie et de la singularité binchoise. Binche sans les Gilles n’est plus
Binche. Pour être Gilles, il faut être Binchois de
résidence. Il leur est interdit de sortir de la ville avec leurs
costumes. Les Gilles que l’on peut voir dans des fêtes hors
Carnaval, et qui se passent ailleurs, sont le fait d’imitateurs
étrangers à Binche.
Dehors, la petite ville s’est organisée. Toutes les
fenêtres sont garnies de grillages afin d’éviter les bris de
vitres qui pourraient être occasionnés par les lancers
d’oranges de l’après-midi.
Cà et là, les gens sont maquillés ou
déguisés de façon un peu bigarrée. Pas
d’unité dans ces grimages. Ce sont souvent des gens venus des
villes voisines. Ils sont quelquefois travestis. On peut voir beaucoup
d’étudiants en blouses blanches maculées avec des textes
provocateurs. Leurs casquettes aux longues visières sont parées
de médailles. Un peu partout,
des marchands de saucisses, d’andouilles ou de frites font
traîner des odeurs apéritives. L’ambiance est “bon
enfant”.
Il est dix heures du matin et, petit à petit, les cliques
se forment et les Gilles arrivent, ils ont tous le même costume. Chaque clique
a son orchestre fait de tambours et de cuivres. Les Gilles apparaissent tout
d’abord “gonflés”, “enflés”,
“bouffants”. C’est surtout leur pourpoint qui, bourré
de paille, fait grossir le haut du corps.
Sur leurs
épaules, une collerette blanche achève de leur donner un aspect
engoncé et bossu. On dirait qu’ils n’ont pas de cou. Leur
tête est entourée d’une sorte de capuchon moulant la forme
de leur crâne.
Le pantalon assez lâche se termine en bas par un
énorme ourlet blanc qui traîne sur des sabots décorés
par un gros pompon blanc. Le costume est orné de lions
héraldiques rappelant que nous sommes en Belgique.
La taille est ceinte
de grosses clochettes qui tintent à chaque pas de danse. En guise
de cravate : un énorme grelot cuivré.
Ils ont tout des symboles de la fécondité, comme
pour répondre à la terre qui, en cette période, reprend
son activité généreuse.
Autour des cliques, la famille et les amis attentifs à
“leurs Gilles”. Puis, beaucoup de gens venus de toutes parts.
La musique est forte et entraînante. Chaque clique à
son petit orchestre et son chef, joueur lui aussi. C’est lui qui
débute à chaque morceau la phrase musicale qui
entraînera la suite. Point n’est
besoin d’un batteur de mesure. Le consensus est suffisant pour faire
office de loi.
Ce consensus est contagieux. Il se transmet vite à tous
ceux qui sont venus en spectateurs. La foule entière se met à
balancer d’un pied sur l’autre dans un tempo rapide et
entraînant.
Je me laisse alors enfermer dans cette foule, perdant même
mes amis.
CARNAVAL (Carne
levare= lever la chair) est peut-être la fête la plus
traditionnelle qui soit en Europe. La plus ancienne aussi. Venu du fond des
âges, c’est un rite
d’une religion païenne ( païen = paysan ) il a traversé tous les
régimes, les Etats et même les religions. Il resurgit chaque
année sans qu’il ait jamais été détruit
malgré les nombreux essais
des pouvoirs citadins.
Pour le comprendre, il faut se replacer dans une
mentalité différente de la nôtre.
Dans cette mentalité le temps a une importance
qualitative et rythmique qu’il n’a plus chez nous à cause de
la mesure mécanique et insensée imposée par
l’horloge.
Aujourd’hui, dans notre temps de l’horloge, une heure est un élément
morcelé que l’on peut dissocier d’une autre heure, sans conséquences vitales.
Dans le RAPPORT AU TEMPS qui a engendré Carnaval, les
significations liées à un moment donné sont
imbriquées intimement au déroulement du temps. Elles sont comme
les notes d’une phrase musicale, chacune n’a de sens que par
rapport à la précédente ou à la suivante.
JANUS est sans cesse présent avec une tête tournée vers
l’arrière et l’autre vers l’avant. Pas de passé
ni d’avenir au sens où nous l’entendons mais un fil
d’Ariane rythmique :
çà “coule”
indépendamment de nos d écisions humaines.
Ici, tout s’inscrit dans une dynamique cyclique de
significations mythiques, qui ne commence ni ne finit nulle part. C’est
de circulation dont il s’agit : circulation des âmes ou des
souffles entre le ciel, la terre et les enfers.
Carnaval ramène donc aux grandes questions
métaphysiques sur le destin rythmique de l’Homme. En ce moment de
début de printemps où la terre commence à se regonfler
d’énergie, Carnaval marque un passage,
celui ouvert entre les enfers et la terre des vivants.
Voie par laquelle les âmes chemineront ensuite vers leur
destin céleste. Ces âmes passantes peuvent être dangereuses
si on ne les honore pas.
On leur prêtera des corps provisoires : les masques.
CARNAVAL est donc avant tout “fête des morts
“ remontant des enfers et se dirigeant vers le ciel. Mais ces morts qui “passent” et
qui sont honorés, marquent par leur qualité de
“Souffle” un nouveau règne de la fécondité de
la Terre. C’est le printemps
qui s’annonce.
Martelant le sol en cadence rapide, la danse des Gilles prend
naissance avec le bassin. Il s’agit d’un petit mouvement
régulier de bascule du bassin en arrière et vers le bas. Ce
mouvement entraîne le lever de la jambe, puis celui du pied qui retombe
ensuite au sol.C’est comme si l’on voulait frapper le sol avec les
fesses ou avec le COCCYX.
Je ne puis m’empêcher, en cette fête du
renouveau, de penser à l’ os qui, dans la mythologie, a toujours
été considéré comme l’os d’immortalité : l’os “Bertrand”, ou
os de “LUZ”
(Hébreux) ou “LOUSE” (Arabe), ce qui signifie “AMANDE”,
situé à l’extrémité du COCCYX, et qui
d’après les traditions populaires, est celui qui ne pourrira pas
après la mort, afin qu’à partir de lui, nous ressuscitions
à la fin des temps. On dirait que la danse binchoise propose,
répétitivement, des milliers de fois, que cet os se
rapproche de terre comme pour y
reprendre une énergie nouvelle.
Ca balance, d’un pied sur l’autre, rapidement, ce
matin de Carnaval. L’immense martèlement lancinant, agit sur les
corps qui se fondent dans la foule. La forme légèrement
incurvée de la grand’rue binchoise permet d’observer les
milliers de corps qui montent et qui descendent ensemble dans un va-et-vient
insistant plus vers le bas que vers le haut. On dirait que la terre respire, on
dirait qu’elle halète, mue par les forces printanières qui
remontent du fond des enfers. C’est vrai que l’impression est
infernale.
Impossible de sortir de cette foule. Mais qu’importe,
j’y suis transporté vers je ne sais quelle autre dimension
inconnue. Je pensais que
c’était seulement dans les sociétés traditionnelles
de l’ Afrique que l’on
pouvait trouver encore de telles impressions.
Les Gilles entraînent la foule. Ce matin, ils ont tous des
masques de cire. Masques blafards, légèrement roses sur les
joues. Il sont sans expression et bien à l’image des morts dont
c’est la fête aujourd’hui.
Carnaval, on l’a trop oublié, est d’abord une
fête des âmes des morts voyageant vers le ciel.
La tradition populaire donne à l’ours ( comme à la lune ) un statut de
psychopompe : “conducteur d’âmes”, “pompe
à âmes”.
Hibernant depuis le 11 novembre (la saint Martin), il sort de
la terre ( des Enfers ) sous le nom de saint Blaise ( Blaise = Blasen = souffle ) le 3 février. Il
ramène avec lui les âmes des morts ayant terminé leur
séjour aux Enfers.
Il ramène les âmes dans son ventre - siège
de l’âme selon la mythologie populaire - et les lache par son souffle anal (premier réflexe de l’ours sortant de son
hibernation). En pétant, il répand les âmes tout en
déchaînant les vents de printemps.
Après avoir été lâchées par
l’ours, ces âmes seront “pompées” par la lune
montante puis projetées vers les hauteurs célestes. Carnaval a toujours lieu en lune
montante et donc cornue.
Dépendant de la fête de Pâques, donc de la
première pleine lune de printemps, il peut avoir lieu à partir du
2 février jour de la Purification/Chandeleur.
La chaleur de la transpiration, provoquée par la danse,
fait fondre les masques. On aperçoit des coulures de cire qui ajoutent
à leur aspect morbide .
Les groupes s’avancent lentement vers l’Hôtel de
ville, battant des pieds le sol avec acharnement. Les Gilles mettront une
heure, en dansant, pour faire une centaine de mètres.
Pris dans la multitude, je me sens transporté dans un temps
étrange. C’est qu’il me transporte ce temps dans lequel je
suis obligé de me laisser aller. Je ne suis plus maître de rien.
Je frappe le sol dans un infini phrasé rythmique. Dionysos est
là, dieu des va-et-vient, dieu des passages entre les Enfers et la
Terre, éternel étranger venant d’une autre scène.
C’est que je suis moi-même étranger dans ce
Carnaval. Etrange étranger dans ce pays qui m’a pourtant vu
naître et où restent toujours mes racines, sauf pour
l’état-civil. Autre tourné vers un Autre qui me renvoie au
premier, perpétuel vagabond dans l’espace entre un pied et
l’autre pied, pélerin dionysiaque de la terre sollicitée
pour un souffle vital.
Mais je m’y retrouve dans ce plaisir toujours indicible du
balancement. A l’endroit, puis à l’envers, puis à
l’endroit, puis à l’envers, la limite de l’endroit me
pousse à l’envers, celle de l’envers me pousse à
l’endroit. C’est le rythme, çà coule, puis
çà revient éternellement comme les vagues, répétitivement.
Je suis là où çà bouge.
J’existe dans le rythme, j’épouse le temps dans
des noces cosmiques et collectives.
Les gens ne se regardent pas, sinon évasivement,
collés les uns contre les autres en suivant les masques aveugles,
portés par le vacarme des musiciens, ils se dirigent vers la porte de
l’Hôtel de ville.
C’est là que les Gilles vont remettre leurs masques, ils en
sortiront démasqués et souriants. Le rituel est accompli.
Ma voisine me fait un sourire. C’est l’heure
d’aller déjeuner.
La foule se disperse. Les Gilles disparaissent.
L’après-midi,
vers 15 heures, les Gilles se rassemblent à nouveau. Ils ont une
nouvelle parure sur la tête.
Dans la grande rue, d’immenses fleurs blanches apparaissent
progressivement. Bientôt, tout l’espace se pare de milliers
d’énormes chapeaux lactescents faits de plumes d’autruches
et qui semblent jaillir bien haut au dessus de leurs têtes. L’effet
est éblouissant. C’est la voie lactée, le sperme d’Ouranos,
la substantifique moelle, la splendeur du ciel empyrée.
Et la danse reprend, lancinante, martelante. La terre, à
nouveau respire d’un souffle puissant comme pour mieux laisser déborder plantureusement
sa semence.
Mais apparaîssent maintenant les cliques de jeunes : les
“paysans”, adolescents parés de splendides chapeaux blancs
d’où descendent, jusqu’à leurs pieds, de longs
rubans. Ils sont habillés avec des sarraux noirs et des pantalons blancs
. Ensuite viennent les plus petits, les “marins” et les “pierrots”. Tous portent un panier rempli
d’oranges.
Puis, c’est le
“massacre”. Des
milliers d’oranges lancées plus ou moins violemment jaillissent
sans arrêt des groupes de danseurs . Il faut faire attention si
l’on n’est pas suffisamment adroit pour les attraper.
Défiant les projectiles, des jeunes gens se placent sur les rebords des
fenêtres basses. En quelques instants, ils sont couverts de taches
sanguines. Ce sont surtout
les “paysans” qui ne manquent pas de les viser. Le soir, la rue est
jonchée d’oranges écrasées et
odoriférantes. Le sol est
rouge d’un sang sacrificiel.
En fin de soirée, une immense ronde et un feu
d’artifice termineront la fête sur la place de l’Hôtel
de ville.
Carnaval est terminé, jusqu’au prochain cycle. Les
âmes sont remontées. Le rituel est réalisé. Le
printemps peut venir.
Le cérémonial des Binchois, est centré sur
la danse tout en maintenant un rituel très enraciné dans la
symbolique Carnavalesque. Les Gilles ne défilent jamais sans danser. La
connotation dionysiaque est remarquable : martèlement du sol, musique
effrénée. On ne se préoccupe pas du ciel. Apollon est
loin.
C’est de la terre dont il s’agit. Elle laisse
ouverte, en cette période, les bouches par lesquelles aboutissent les
chemins qui montent des enfers.
Le lundi suivant, la Suisse, Bâle, “Basel”, ville du Basilic. (Vogel-griff)
Il est 3 heures et demie du matin. Il fait froid. La ville est en
effervescence. La foule se presse vers le centre. Il en vient de partout.
Déja, il n’est plus possible de se frayer un chemin vers la
grand-place du marché. Nous arrivons quand même assez près
pour nous trouver au milieu des multiples cliques de Carnaval. Elles ne sont
pas encore masquées, elle attendent.
Deux minutes avant quatre heures, tous mettent leurs masques et
approchent leurs fifres de leurs visages. les grands tambours se figent,
l’atmosphère devient tendue et lourde.
Soudain, quatre coups de cloches marquent l’heure. La ville
s’éteint. Dans le noir, les cliques allument leurs lanternes ou
leurs masques sur lesquels ils ont posé des lampes. Une formidable
clameur fait trembler la ville. Dans la nuit, le MORGENSTREICH
s’ébranle au son d’un vacarme fantastique de fifres et de
tambours.
Des milliers de masques groupés en de nombreuses cliques
rassemblées autour d’énormes lanternes peintes, commencent
à marteler le sol de Bâle. Cela va durer trois jours et trois
nuits.
Ici le tempo est plus lent que celui de Binche. C’est une
sorte de balancement oursin et
tranquille, légèrement différent d’une clique
à l’autre.
Le vacarme me “prends aux tripes”. Dans ce bain de
sons stridents et sourds à la fois, je me laisse emporter par le
balancement en suivant une clique au hasard.
Les cliques sont variables en nombre. Ils s’en trouve qui
sont formées d’une centaine de masques tous identiques selon le
thème choisi. Quelquefois, ce sont deux ou trois masques qui arpentent
les rues. Quelquefois aussi, des isolés se balancent le long des rues
étroites du vieux Bâle comme dans une longue déambulation
méditative ayant le jeu du fifre pour prière. D’autres
encore, masqués mais sans instruments, traînent au bout
d’une corde, un squelette, une grosse branche ou encore un petit camion
d’enfant.
Le jour n’est pas encore levé. Je me réjouis de
me laisser glisser pendant les trois jours qui vont suivre dans cet immense
danse balancée où toute une ville marque le passage du temps.
C’est que le Rhin est la projection terrestre de la voie
lactée. Autrefois on ne construisait rien sans référence
à l’architecture céleste. Le patron de Bâle est Saint Christophe le
“passeur”. La ville est divisée en deux par le Rhin.
Malgré la construction des ponts, il reste encore aujourd’hui
quelques bacs qui passent les gens d’une rive à l’autre.
La voie lactée, dans la mythologie populaire, est un
fleuve traversé par les âmes lorsqu’elles s’incarnent
dans les liens du corps ou lorsqu’elle remontent vers le ciel. Ces
âmes sont guidées par saint Jacques ou Saint Christophe. Que ce soit au temps du cancer ou
à celui du capricorne, le ciel s’ouvre pour laisser passer, dans
un sens ou dans l’autre, la multitude des âmes destinées
à l’au-delà ou à la descente terrestre.
L’importance est aux passages organisateurs du temps.
Carnaval en est un, sans doute le plus important avec celui de la canicule.
Mais si ce passage de la voie lactée est céleste,
sa projection terrestre n’en n’est pas moins importante. Bâle
et le Carnaval symbolisent aussi le passage depuis les enfers (ce qui est
en-bas) vers la surface de la terre.
Passage opéré par les âmes des morts qui
remontent des lieux où elles séjournaient. Parvenues à la
surface terrestre, accompagnées et lachées par l’ours qui
déshiberne au 2 février, il n’est pas bon qu’elles
errent trop longtemps avant de continuer leur remontée vers le
ciel.
Carnaval, fêté toujours en lune montante et
cornue, les honore en leur prêtant des corps de substitution : les
masques.
La musique - il n’est pas de Carnaval sans musique - est
la vibration même de ces âmes. Le vacarme musical de ces trois
jours est plus qu’une symbolisation, il est l’incarnation des Ames-Souffles, écho à la
musique des sphères, constructions composées de
gammes-échelles servant à monter par les chemins du ciel.
Sur ces échelles, des anges-masques se balancent trois
jours, aidant les âmes dans leur périple de retour.
Ces échelles, que l’on retrouve universellement
dans toutes les mythologies, sont-elles le Songe de Jacob ou l’arbre de
Jessé, Ygdrasill perpétué, ou encore le haricot magique du
conte du Petit-Jacques ?
Le Carnaval de Bâle s’étend sur toute la ville.
Il est réparti en de nombreuses cliques qui se meuvent un peu partout.
Il en vient de tous côtés. Cela donne une impression vertigineuse
de multitude. La foule est toujours dense mais jamais belliqueuse.
Il en ressort surtout la splendeur des costumes soignés
dans le détail, la beauté des tissus employés, la
diversité et le nombre effarant des masques ainsi que leur
caractère grotesque. Tout cela est fascinant et donne au rituel un
aspect fantastique.
Mais lorsqu’on est près de la Cathédrale -
centre du Carnaval, et au fronton de laquelle on peut voir un immense saint
Georges opposé à un dragon - et que l’on domine la ville,
on s’aperçoit que le rituel tout entier est un grand balancement
d’une rive à l’autre du Rhin. Les deux ponts principaux sont
perpétuellement envahis de masques qui traversent et retraversent le
fleuve.
Le Carnaval reprend là sa logique dionysiaque de
“passage” entre deux
mondes qui se renvoient l’un à l’autre. Selon certaines
mythologies, les âmes s’envolent à cette époque,
c’est le cas de Bâle. Selon d’autres, elles descendent le
long du fleuve lacté pour s’incarner.
Quoi qu’il en soit, c’est de passage dont il
s’agit. Et tout “passage” est dangereux. Il doit être
“accompagné”, que ce soit par “l’ours-Homme
sauvage”, le terrien, ou par Christophe ou Jacques les célestes.
De plus, il est bon qu’il soit ritualisé,
c’est-à-dire incarné dans un comportement analogique qui
lui donne une réalité. C’est un des rôles de
Carnaval.
Ce grand balancement se retrouve dans les deux sortes de musiques
rivales pendant ces trois jours :
La JUSTE et la FAUSSE
(Guggemusic). La juste,
(à l’endroit) composée de fifres et de tambour, serinant
pendant trois jours des airs classiques joués justes. La fausse,
(à l’envers) composée de fanfares aux instruments bizarres
et drôles, jouant volontairement faux des airs populaires. Seule la
justesse rythmique leur est commune.
Il est vrai que nous sommes dans une période où
le soleil retraverse la voie lactée. Période dangereuse,
période de trouble pendant laquelle nos anciens disaient que la musique
des sphères risquait d’être troublée. La rivalité entre le juste et le
faux s’incarne dans celle des deux musiques comme dans celle des deux
rives du Rhin entre lesquelles passent et repassent les âmes
masquées.
Le fleuve de la voie lactée est encombré
d’êtres étranges, apatrides pour quelques temps, souffles
balançants manifestés par la musique stridente.
La nuit du mardi, il est 3 heures du matin, les
“civils” sont presque tous au lit mais sûrement pas dans le
périmètre du Carnaval où il est impossible de fermer
l’oeil. Seules les tavernes restent bourrées et conviviales.
Dehors, dans les ruelles de l’ancienne ville, sous les éclairages
des lanternes, les masques sont encore très nombreux. La stridence des
fifres répond à la vibration sourde des tambours. Tout cela
résonne étrangement dans la ville. Nous sommes quelques-uns, non
masqués, venant d’un autre pays, à être restés
dans cette ambiance irréelle.
Mais il nous semble bien, dans cet univers
d’âmes-masques, issus de l’Enfer, que c’est nous qui
sommes ailleurs.
Ici, plus qu’à Binche, il n’y a pas de regard.
Les masques sont figés dans leur danse. Nous sommes portés -
physiquement - par les sons. L’oreille est reine. J’ai
personnellement la sensation qu’une sorte de “crochet” fait
de sons, m’empoigne par les épaules, traverse mes deux oreilles et
me fait avancer comme un zombie dans la ronde des morts. Mes yeux ne servent
plus qu’à contempler, sans contrôle possible, un paysage de
l’au-delà.
Je ne sais plus trop où je suis. Mon masque humain est
tombé. Il me semble ne plus être qu’un “tympan”,
“un timbre”, un “tumpanon”, comme un tambourin
chamanique vibrant dans un voyage qui le porte dans l’autre scène.
A la fin du Carnaval, j’ai quitté Bâle, ayant
accompli pendant trois jours le rituel complet. Je mettrai longtemps à
“décanter” ces trois jours. Mais ce rituel, auquel
j’ai participé autrement qu’en touriste spectateur, a
métamorphosé quelque chose en moi. Quoi ? Peut-être ai-je voyagé encore plus vers
l’entre-deux, là où ça danse, là où la
contemplation de l’Autre m’amène à croire qu’il
ne se regarde pas seulement avec les yeux mais surtout qu’il
s’écoute avec les oreilles.
Fantasme archaïque, sans doute ! Mais surtout
soutènement et fondation qui me renvoient plus haut dans la danse de la
vie.
Au milieu du pont, une petite tour jouxte le parapet. Dans cette
tour, on a placé le masque du “Roi Lécheur”. Il tend sa langue vers le cul de
l’Homme sauvage d’où sortent les souffles fécondants.
La scatologie reprend ses droits de “Sacré”. Le haut se
tourne vers le bas. Dieu se réconcilie avec le diable.
Mais ne veulent-ils pas dire la même chose :
simultanément “passages” et “limite” ?
Un ami me rappelle
adéquatement ce texte de Samuel Beckett, dans l’Innommable :
“C’est peut-être ça que je sens,
qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c’est
peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux,
d’une part le dehors, de l’autre le dedans, ça peut être
mince comme une lame, je ne suis ni d’un côté ni de
l’autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j’ai deux faces et
pas d’épaisseur, c’est peut-être ça que je
sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d’un côté
c’est le crâne, de l’autre le monde, je ne suis ni de
l’un ni de l’autre...”
Willy BAKEROOT Saint Benoit 1990
Bibliographie
Claude GAIGNEBET Le
Carnaval Payot
Claude GAIGNEBET & J.D.. LAJOUX Art profane et religion populaire
au Moyen-âge PUF
Claude GAIGNEBET “A
plus hault sens”
(Thèse sur Rabelais) Maisonneuve et Larose
Claude GAIGNEBET Folklore
obscène des enfants Maisonneuve et Larose
Julio Caro BAROJA Le
Carnaval Gallimard
Hélène BÉNICHOU Fêtes et
Calendriers - Rythmes du temps Mercure de
France
Michel FEUILLET Le
Carnaval Le
CERF
Collectif Carnavals
et mascarades Bordas
Samuel GLOTZ Le
Masque dans la tradition européenne Musée
du carnaval de Binche
Mickael BAKTHINE L’oeuvre
de Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge TEL-Gallimard
H.JEANMAIRE Dionysos Payot
Maria DARAKI Dionysos Arthaud
France SCHOTT-BILLMANN Corps et possession Gauthier-Villars
France SCHOTT-BILLMANN Le primitivisme en danse Chiron
Philippe WALTER Mythologie
Chrétienne Ed.
Ententes