Retour

 

 

 

 

 

 

 

 

Photo Cécile Geffroy

 

 

 

 

 

MARDI-GRAS  OU  GRASDIMAR

Le balancement Céleste-Infernal

                                   “Je rythme donc je suis” 

                                                                                         Marcel JOUSSE

 

Ce qui est en jeu dans cet article, c’est l’efficacité du RITUEL, sa raison d’être et sa spécificité dans le cadre de CARNAVAL.

 

Le Rituel est entendu ici comme un ensemble de rites. Ces rites sont toujours religieux (re-ligare) au sens où ils nous relient aux autres. Notre image propre du corps se constitue par leur fréquentation et par les jeux de l’imaginaire qui les fonde.

Pratiquer un rituel, c’est participer à un ordre temporel, c’est s’incarner, c’est se faire “chair”, c’est s’inscrire dans une parole qui nous constitue et peut nous métamorphoser, c’est jouer avec les formes. C’est faire place à un imaginaire fécondant. C’est aussi faire place à l’Autre dans notre parole en la placant du côté où çà nous dit quelque chose.

 

Depuis longtemps déja, les Etats-Nations occidentaux ont évacué les rituels populaires - garants d’un pouvoir populaire - au profit de protocoles sacralisant la hiérarchie verticale des chefferies laïques. Ces protocoles fusionnent les groupes, occultant toute diversité possible, au profit d’un monothéisme d’Etat.

Aujourd’hui les corps obéissants, individualisés dans leur fonctionnement, mais largement expropriés de leur image singulière, devenus consommateurs à la recherche de leurs manques, y marchent au pas et s’y dissolvent dans les corps constitués où les métamorphoses sont censurées.

 

Aujourd’hui, cependant, la tendance semble s’inverser, certains se lancent dans la quête de métamorphoses possibles; quête d’une image du corps qui jouerait avec la multiplicité de ses facettes. Des rituels, quelquefois un peu fous, voient le jour. Mais ne gagnerions-nous pas à faire resurgir les anciens rituels populaires qui nous viennent de la nuit des temps ?  N’ont-ils pas fait leurs preuves !

 

Le surgissement, aujourd’hui, de multiples thérapies à caractère corporel ne va-t-il pas dans le sens de la remise en valeur du rituel dans lequel chacun y retrouve sa propre image du corps ? Rituel qui ne vise pas aux sommets de la performance mais plus simplement à vivre avec les autres en toute convivialité.

Souvent on préfère y voir, selon les catégories psychologisantes dans lesquelles nous sommes habitués à fonctionner, le bénéfice cathartique de la danse, de la musique, du toucher, des techniques dites “non-verbales” ou d’un imaginaire qui serait enfin “libéré”

N’y a-t-il pas, plus véritablement, le rétablissement de ce qui a toujours été le fait des peuples traditionnels depuis l’origine des temps : l’efficacité symbolique opérant par le RITUEL : l’incarnation, une parole constituante plutôt que catharthique.

 

 Les composantes du rituel de Carnaval, sont le TEMPS et les BALANCEMENTS scandés par la vibration rythmo-musicale. Il met en jeu le MASQUE, limite funambulesque entre deux IMAGINAIRES, l’un individuel, l’autre collectif. Carnaval est sans doute le rituel des rituels. C’est la fête de la psychose, de la maladie des âmes en quête. En ce sens, il est radicalement d’essence thérapeutique.

 

Cet article alterne le récit de la participation à Carnaval, et la mythologie avec les commentaires.

Retour

C

 

Binche, en Belgique, le matin du Mardi-Gras. La ville est enfiévrée. Le Carnaval proprement dit a commencé dimanche, mais depuis sept semaines déja, on répète pour mettre le rituel en place.  Aujourd’hui, c’est la sortie des Gilles.

 

Depuis quatre ou cinq heures ce matin, dans leurs familles, les Gilles s’habillent aidés de leurs proches. Le cérémonial est trop important pour être galvaudé. L’habit a été préparé pendant toute l’année, avec soin et patience. Il a coûté une fortune.  Il est difficile à enfiler et l’habillage est long. De plus, le rituel est essentiel, il fait partie intégrante de la vie et de la singularité binchoise.  Binche sans les Gilles n’est plus Binche. Pour être Gilles, il faut être Binchois de résidence. Il leur est interdit de sortir de la ville avec leurs costumes. Les Gilles que l’on peut voir dans des fêtes hors Carnaval, et qui se passent ailleurs, sont le fait d’imitateurs étrangers à Binche.

 

Dehors, la petite ville s’est organisée. Toutes les fenêtres sont garnies de grillages afin d’éviter les bris de vitres qui pourraient être occasionnés par les lancers d’oranges de l’après-midi.

 

Cà et là, les gens sont maquillés ou déguisés de façon un peu bigarrée. Pas d’unité dans ces grimages. Ce sont souvent des gens venus des villes voisines. Ils sont quelquefois travestis. On peut voir beaucoup d’étudiants en blouses blanches maculées avec des textes provocateurs. Leurs casquettes aux longues visières sont parées de médailles. Un peu partout,  des marchands de saucisses, d’andouilles ou de frites font traîner des odeurs apéritives. L’ambiance est “bon enfant”.

Il est dix heures du matin et, petit à petit, les cliques se forment et les Gilles arrivent, ils ont tous le même costume. Chaque clique a son orchestre fait de tambours et de cuivres. Les Gilles apparaissent tout d’abord “gonflés”, “enflés”, “bouffants”. C’est surtout leur pourpoint qui, bourré de paille, fait grossir le haut du corps.

 Sur leurs épaules, une collerette blanche achève de leur donner un aspect engoncé et bossu. On dirait qu’ils n’ont pas de cou. Leur tête est entourée d’une sorte de capuchon moulant la forme de leur crâne.

Le pantalon assez lâche se termine en bas par un énorme ourlet blanc qui traîne sur des sabots décorés par un gros pompon blanc. Le costume est orné de lions héraldiques rappelant que nous sommes en Belgique.

La taille est ceinte  de grosses clochettes qui tintent à chaque pas de danse. En guise de cravate : un énorme grelot cuivré.

 

Ils ont tout des symboles de la fécondité, comme pour répondre à la terre qui, en cette période, reprend son activité généreuse.

Autour des cliques, la famille et les amis attentifs à “leurs Gilles”. Puis, beaucoup de gens venus de toutes parts.

La musique est forte et entraînante. Chaque clique à son petit orchestre et son chef, joueur lui aussi. C’est lui qui débute à chaque morceau la phrase musicale qui entraînera  la suite. Point n’est besoin d’un batteur de mesure. Le consensus est suffisant pour faire office de loi.

Ce consensus est contagieux. Il se transmet vite à tous ceux qui sont venus en spectateurs. La foule entière se met à balancer d’un pied sur l’autre dans un tempo rapide et entraînant.

 

Je me laisse alors enfermer dans cette foule, perdant même mes amis.

 

CARNAVAL  (Carne levare= lever la chair) est peut-être la fête la plus traditionnelle qui soit en Europe. La plus ancienne aussi. Venu du fond des âges,  c’est un rite d’une religion païenne ( païen = paysan ) il a traversé tous les régimes, les Etats et même les religions. Il resurgit chaque année sans qu’il ait jamais été détruit malgré les nombreux  essais des pouvoirs citadins.

 

Pour le comprendre, il faut se replacer dans une mentalité différente de la nôtre.

Dans cette mentalité le temps a une importance qualitative et rythmique qu’il n’a plus chez nous à cause de la mesure mécanique et insensée imposée par l’horloge.

 

Aujourd’hui, dans notre temps de l’horloge,  une heure est un élément morcelé que l’on peut dissocier d’une  autre heure,  sans conséquences vitales.  

Dans le RAPPORT AU TEMPS qui a engendré Carnaval, les significations liées à un moment donné sont imbriquées intimement au déroulement du temps. Elles sont comme les notes d’une phrase musicale, chacune n’a de sens que par rapport à la précédente ou à la suivante.

JANUS est sans cesse présent avec  une tête tournée vers l’arrière et l’autre vers l’avant. Pas de passé ni d’avenir au sens où nous l’entendons mais un fil d’Ariane  rythmique : çà “coule”  indépendamment de nos d écisions humaines.

Ici, tout s’inscrit dans une dynamique cyclique de significations mythiques, qui ne commence ni ne finit nulle part. C’est de circulation dont il s’agit : circulation des âmes ou des souffles entre le ciel, la terre et les enfers.

Carnaval ramène donc aux grandes questions métaphysiques sur le destin rythmique de l’Homme. En ce moment de début de printemps où la terre commence à se regonfler d’énergie, Carnaval  marque un passage, celui ouvert entre les enfers et la terre des vivants.

Voie par laquelle les âmes chemineront ensuite vers leur destin céleste. Ces âmes passantes peuvent être dangereuses si on ne les honore pas.

On leur prêtera des corps provisoires : les masques.

CARNAVAL  est donc avant  tout “fête des morts “ remontant des enfers et se dirigeant vers le ciel. Mais  ces morts qui “passent” et qui sont honorés, marquent par leur qualité de “Souffle” un nouveau règne de la fécondité de la Terre. C’est le printemps  qui  s’annonce.

Retour

C

 

Martelant le sol en cadence rapide, la danse des Gilles prend naissance avec le bassin. Il s’agit d’un petit mouvement régulier de bascule du bassin en arrière et vers le bas. Ce mouvement entraîne le lever de la jambe, puis celui du pied qui retombe ensuite au sol.C’est comme si l’on voulait frapper le sol avec les fesses ou avec le COCCYX.

 

Je ne puis m’empêcher, en cette fête du renouveau, de penser à l’ os qui, dans la mythologie, a toujours été considéré comme l’os d’immortalité  : l’os “Bertrand”, ou os de  “LUZ” (Hébreux) ou “LOUSE” (Arabe), ce qui signifie “AMANDE”, situé à l’extrémité du COCCYX, et qui d’après les traditions populaires, est celui qui ne pourrira pas après la mort, afin qu’à partir de lui, nous ressuscitions à la fin des temps. On dirait que la danse binchoise propose, répétitivement, des milliers de fois, que cet os se rapproche  de terre comme pour y reprendre une énergie nouvelle.

 

C

 

Ca balance, d’un pied sur l’autre, rapidement, ce matin de Carnaval. L’immense martèlement lancinant, agit sur les corps qui se fondent dans la foule. La forme légèrement incurvée de la grand’rue binchoise permet d’observer les milliers de corps qui montent et qui descendent ensemble dans un va-et-vient insistant plus vers le bas que vers le haut. On dirait que la terre respire, on dirait qu’elle halète, mue par les forces printanières qui remontent du fond des enfers. C’est vrai que l’impression est infernale.

Impossible de sortir de cette foule. Mais qu’importe, j’y suis transporté vers je ne sais quelle autre dimension inconnue.   Je pensais que c’était seulement dans les sociétés traditionnelles de  l’ Afrique que l’on pouvait trouver encore de telles impressions.

Les Gilles entraînent la foule. Ce matin, ils ont tous des masques de cire. Masques blafards, légèrement roses sur les joues. Il sont sans expression et bien à l’image des morts dont c’est la fête aujourd’hui.

 

Carnaval, on l’a trop oublié, est d’abord une fête des âmes des morts voyageant vers le ciel.

 

La tradition populaire donne à l’ours  ( comme à la lune ) un statut de psychopompe : “conducteur d’âmes”, “pompe à âmes”.

Hibernant depuis le 11 novembre (la saint Martin), il sort de la terre ( des Enfers ) sous le nom de saint Blaise  ( Blaise = Blasen = souffle ) le 3 février. Il ramène avec lui les âmes des morts ayant terminé leur séjour aux Enfers.

Il ramène les âmes dans son ventre - siège de l’âme selon la mythologie populaire -  et les lache par son souffle anal  (premier réflexe de l’ours sortant de son hibernation). En pétant, il répand les âmes tout en déchaînant les vents de printemps.

 

Après avoir été lâchées par l’ours, ces âmes seront “pompées” par la lune montante puis projetées vers les hauteurs célestes.  Carnaval a toujours lieu en lune montante et donc cornue.

 

Dépendant de la fête de Pâques, donc de la première pleine lune de printemps, il peut avoir lieu à partir du 2 février jour de la Purification/Chandeleur.

C

 

La chaleur de la transpiration, provoquée par la danse, fait fondre les masques. On aperçoit des coulures de cire qui ajoutent à leur aspect morbide .

Les groupes s’avancent lentement vers l’Hôtel de ville, battant des pieds le sol avec acharnement. Les Gilles mettront une heure, en dansant, pour faire une centaine de mètres.

Pris dans la multitude, je me sens transporté dans un temps étrange. C’est qu’il me transporte ce temps dans lequel je suis obligé de me laisser aller. Je ne suis plus maître de rien. Je frappe le sol dans un infini phrasé rythmique. Dionysos est là, dieu des va-et-vient, dieu des passages entre les Enfers et la Terre, éternel étranger venant d’une autre scène.

C’est que je suis moi-même étranger dans ce Carnaval. Etrange étranger dans ce pays qui m’a pourtant vu naître et où restent toujours mes racines, sauf pour l’état-civil. Autre tourné vers un Autre qui me renvoie au premier, perpétuel vagabond dans l’espace entre un pied et l’autre pied, pélerin dionysiaque de la terre sollicitée pour un souffle vital.

 

Mais je m’y retrouve dans ce plaisir toujours indicible du balancement. A l’endroit, puis à l’envers, puis à l’endroit, puis à l’envers, la limite de l’endroit me pousse à l’envers, celle de l’envers me pousse à l’endroit. C’est le rythme, çà coule, puis çà revient éternellement comme les vagues, répétitivement.

 

Je suis là où çà bouge.

J’existe dans le rythme, j’épouse le temps dans des noces cosmiques et collectives.

 

Les gens ne se regardent pas, sinon évasivement, collés les uns contre les autres en suivant les masques aveugles, portés par le vacarme des musiciens, ils se dirigent vers la porte de l’Hôtel de ville.  C’est là que les Gilles vont remettre leurs masques, ils en sortiront démasqués et souriants. Le rituel est accompli.

Ma voisine me fait un sourire. C’est l’heure d’aller déjeuner.

La foule se disperse. Les Gilles disparaissent.

 

L’après-midi,  vers 15 heures, les Gilles se rassemblent à nouveau. Ils ont une nouvelle parure sur la tête.

 

Dans la grande rue, d’immenses fleurs blanches apparaissent progressivement. Bientôt, tout l’espace se pare de milliers d’énormes chapeaux lactescents faits de plumes d’autruches et qui semblent jaillir bien haut au dessus de leurs têtes. L’effet est éblouissant. C’est la voie lactée, le sperme d’Ouranos, la substantifique moelle, la splendeur du ciel empyrée.

 

Et la danse reprend, lancinante, martelante. La terre, à nouveau respire d’un souffle puissant comme pour mieux  laisser déborder plantureusement sa semence.

 

Mais apparaîssent maintenant les cliques de jeunes : les “paysans”, adolescents parés de splendides chapeaux blancs d’où descendent, jusqu’à leurs pieds, de longs rubans. Ils sont habillés avec des sarraux noirs et des pantalons blancs . Ensuite viennent les plus petits, les “marins” et les “pierrots”.  Tous portent un panier rempli d’oranges.

Puis, c’est  le “massacre”.  Des milliers d’oranges lancées plus ou moins violemment jaillissent sans arrêt des groupes de danseurs . Il faut faire attention si l’on n’est pas suffisamment adroit pour les attraper. Défiant les projectiles, des jeunes gens se placent sur les rebords des fenêtres basses. En quelques instants, ils sont couverts de taches sanguines.   Ce sont surtout les “paysans” qui ne manquent pas de les viser. Le soir, la rue est jonchée d’oranges écrasées et odoriférantes.  Le sol est rouge d’un sang sacrificiel.

En fin de soirée, une immense ronde et un feu d’artifice termineront la fête sur la place de l’Hôtel de ville.

 

Carnaval est terminé, jusqu’au prochain cycle. Les âmes sont remontées. Le rituel est réalisé. Le printemps peut venir.

 

Le cérémonial des Binchois, est centré sur la danse tout en maintenant un rituel très enraciné dans la symbolique Carnavalesque. Les Gilles ne défilent jamais sans danser. La connotation dionysiaque est remarquable : martèlement du sol, musique effrénée. On ne se préoccupe pas du ciel. Apollon est loin.

 

C’est de la terre dont il s’agit. Elle laisse ouverte, en cette période, les bouches par lesquelles aboutissent les chemins qui montent des enfers.

Retour

C

 

Le lundi suivant, la Suisse, Bâle, “Basel”, ville du Basilic. (Vogel-griff)

 

Il est 3 heures et demie du matin. Il fait froid. La ville est en effervescence. La foule se presse vers le centre. Il en vient de partout. Déja, il n’est plus possible de se frayer un chemin vers la grand-place du marché. Nous arrivons quand même assez près pour nous trouver au milieu des multiples cliques de Carnaval. Elles ne sont pas encore masquées, elle attendent.

Deux minutes avant quatre heures, tous mettent leurs masques et approchent leurs fifres de leurs visages. les grands tambours se figent, l’atmosphère devient tendue et lourde.

 

Soudain, quatre coups de cloches marquent l’heure. La ville s’éteint. Dans le noir, les cliques allument leurs lanternes ou leurs masques sur lesquels ils ont posé des lampes. Une formidable clameur fait trembler la ville. Dans la nuit, le MORGENSTREICH s’ébranle au son d’un vacarme fantastique de fifres et de tambours.

Des milliers de masques groupés en de nombreuses cliques rassemblées autour d’énormes lanternes peintes, commencent à marteler le sol de Bâle. Cela va durer trois jours et trois nuits.

Ici le tempo est plus lent que celui de Binche. C’est une sorte de balancement oursin et  tranquille, légèrement différent d’une clique à l’autre.

Le vacarme me “prends aux tripes”. Dans ce bain de sons stridents et sourds à la fois, je me laisse emporter par le balancement en suivant une clique au hasard.

 

Les cliques sont variables en nombre. Ils s’en trouve qui sont formées d’une centaine de masques tous identiques selon le thème choisi. Quelquefois, ce sont deux ou trois masques qui arpentent les rues. Quelquefois aussi, des isolés se balancent le long des rues étroites du vieux Bâle comme dans une longue déambulation méditative ayant le jeu du fifre pour prière. D’autres encore, masqués mais sans instruments, traînent au bout d’une corde, un squelette, une grosse branche ou encore un petit camion d’enfant.

 

Le jour n’est pas encore levé. Je me réjouis de me laisser glisser pendant les trois jours qui vont suivre dans cet immense danse balancée où toute une ville marque le passage du temps.

 

C’est que le Rhin est la projection terrestre de la voie lactée. Autrefois on ne construisait rien sans référence à l’architecture céleste. Le  patron de Bâle est Saint Christophe le “passeur”. La ville est divisée en deux par le Rhin. Malgré la construction des ponts, il reste encore aujourd’hui quelques bacs qui passent les gens d’une rive à l’autre.

 

La voie lactée, dans la mythologie populaire, est un fleuve traversé par les âmes lorsqu’elles s’incarnent dans les liens du corps ou lorsqu’elle remontent vers le ciel. Ces âmes sont guidées par saint Jacques ou Saint Christophe.   Que ce soit au temps du cancer ou à celui du capricorne, le ciel s’ouvre pour laisser passer, dans un sens ou dans l’autre, la multitude des âmes destinées à l’au-delà ou à la descente terrestre.

L’importance est aux passages organisateurs du temps. Carnaval en est un, sans doute le plus important avec celui de la canicule.

 

Mais si ce passage de la voie lactée est céleste, sa projection terrestre n’en n’est pas moins importante. Bâle et le Carnaval symbolisent aussi le passage depuis les enfers (ce qui est en-bas) vers la surface de la terre.

Passage opéré par les âmes des morts qui remontent des lieux où elles séjournaient. Parvenues à la surface terrestre, accompagnées et lachées par l’ours qui déshiberne au 2 février, il n’est pas bon qu’elles errent trop longtemps avant de continuer leur remontée vers le ciel. 

Carnaval, fêté toujours en lune montante et cornue, les honore en leur prêtant des corps de substitution : les masques.

 

La musique - il n’est pas de Carnaval sans musique - est la vibration même de ces âmes. Le vacarme musical de ces trois jours est plus qu’une symbolisation, il est l’incarnation des  Ames-Souffles, écho à la musique des sphères, constructions composées de gammes-échelles servant à monter par les chemins du ciel.

Sur ces échelles, des anges-masques se balancent trois jours, aidant les âmes dans leur périple de retour.

Ces échelles, que l’on retrouve universellement dans toutes les mythologies, sont-elles le Songe de Jacob ou l’arbre de Jessé, Ygdrasill perpétué, ou encore le haricot magique du conte du Petit-Jacques ?

Retour

C

 

Le Carnaval de Bâle s’étend sur toute la ville. Il est réparti en de nombreuses cliques qui se meuvent un peu partout. Il en vient de tous côtés. Cela donne une impression vertigineuse de multitude. La foule est toujours dense mais jamais belliqueuse.

 

Il en ressort surtout la splendeur des costumes soignés dans le détail, la beauté des tissus employés, la diversité et le nombre effarant des masques ainsi que leur caractère grotesque. Tout cela est fascinant et donne au rituel un aspect fantastique. 

 

Mais lorsqu’on est près de la Cathédrale - centre du Carnaval, et au fronton de laquelle on peut voir un immense saint Georges opposé à un dragon - et que l’on domine la ville, on s’aperçoit que le rituel tout entier est un grand balancement d’une rive à l’autre du Rhin. Les deux ponts principaux sont perpétuellement envahis de masques qui traversent et retraversent le fleuve.

 

Le Carnaval reprend là sa logique dionysiaque de “passage”  entre deux mondes qui se renvoient l’un à l’autre. Selon certaines mythologies, les âmes s’envolent à cette époque, c’est le cas de Bâle. Selon d’autres, elles descendent le long du fleuve lacté pour s’incarner.

 

Quoi qu’il en soit, c’est de passage dont il s’agit. Et tout “passage” est dangereux. Il doit être “accompagné”, que ce soit par “l’ours-Homme sauvage”, le terrien, ou par Christophe ou Jacques les célestes. De plus, il est bon qu’il soit ritualisé, c’est-à-dire incarné dans un comportement analogique qui lui donne une réalité. C’est un des rôles de Carnaval.

Ce grand balancement se retrouve dans les deux sortes de musiques rivales pendant ces trois jours  : La JUSTE et la FAUSSE (Guggemusic). La juste, (à l’endroit) composée de fifres et de tambour, serinant pendant trois jours des airs classiques joués justes. La fausse, (à l’envers) composée de fanfares aux instruments bizarres et drôles, jouant volontairement faux des airs populaires. Seule la justesse rythmique leur est commune.

 

Il est vrai que nous sommes dans une période où le soleil retraverse la voie lactée. Période dangereuse, période de trouble pendant laquelle nos anciens disaient que la musique des sphères risquait d’être troublée.  La rivalité entre le juste et le faux s’incarne dans celle des deux musiques comme dans celle des deux rives du Rhin entre lesquelles passent et repassent les âmes masquées.

 

Le fleuve de la voie lactée est encombré d’êtres étranges, apatrides pour quelques temps, souffles balançants manifestés par la musique stridente.

Retour

C

 

La nuit du mardi, il est 3 heures du matin, les “civils” sont presque tous au lit mais sûrement pas dans le périmètre du Carnaval où il est impossible de fermer l’oeil. Seules les tavernes restent bourrées et conviviales. Dehors, dans les ruelles de l’ancienne ville, sous les éclairages des lanternes, les masques sont encore très nombreux. La stridence des fifres répond à la vibration sourde des tambours. Tout cela résonne étrangement dans la ville. Nous sommes quelques-uns, non masqués, venant d’un autre pays, à être restés dans cette ambiance irréelle.

 

Mais il nous semble bien, dans cet univers d’âmes-masques, issus de l’Enfer, que c’est nous qui sommes ailleurs.

 

Ici, plus qu’à Binche, il n’y a pas de regard. Les masques sont figés dans leur danse. Nous sommes portés - physiquement - par les sons. L’oreille est reine. J’ai personnellement la sensation qu’une sorte de “crochet” fait de sons, m’empoigne par les épaules, traverse mes deux oreilles et me fait avancer comme un zombie dans la ronde des morts. Mes yeux ne servent plus qu’à contempler, sans contrôle possible, un paysage de l’au-delà.

 

Je ne sais plus trop où je suis. Mon masque humain est tombé. Il me semble ne plus être qu’un “tympan”, “un timbre”, un “tumpanon”, comme un tambourin chamanique vibrant dans un voyage qui le porte dans l’autre scène.

 

A la fin du Carnaval, j’ai quitté Bâle, ayant accompli pendant trois jours le rituel complet. Je mettrai longtemps à “décanter” ces trois jours. Mais ce rituel, auquel j’ai participé autrement qu’en touriste spectateur, a métamorphosé quelque chose en moi.  Quoi ? Peut-être ai-je voyagé encore plus vers l’entre-deux, là où ça danse, là où la contemplation de l’Autre m’amène à croire qu’il ne se regarde pas seulement avec les yeux mais surtout qu’il s’écoute avec les oreilles.

Fantasme archaïque, sans doute ! Mais surtout soutènement et fondation qui me renvoient plus haut dans la danse de la vie.

 

Au milieu du pont, une petite tour jouxte le parapet. Dans cette tour, on a placé le masque du “Roi Lécheur”.  Il tend sa langue vers le cul de l’Homme sauvage d’où sortent les souffles fécondants. La scatologie reprend ses droits de “Sacré”. Le haut se tourne vers le bas. Dieu se réconcilie avec le diable.

Mais ne veulent-ils pas dire la même chose : simultanément “passages” et “limite” ?

 

 Un ami me rappelle adéquatement ce texte de Samuel Beckett, dans l’Innommable     :

 

“C’est peut-être ça que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c’est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux, d’une part le dehors, de l’autre le dedans, ça peut être mince comme une lame, je ne suis ni d’un côté ni de l’autre, je suis au milieu, je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur, c’est peut-être ça que je sens, je me sens qui vibre, je suis le tympan, d’un côté c’est le crâne, de l’autre le monde, je ne suis ni de l’un ni de l’autre...”

Retour

 

Willy BAKEROOT                                                      Saint Benoit 1990

 

Bibliographie

 

Claude GAIGNEBET       Le Carnaval                              Payot

Claude GAIGNEBET & J.D.. LAJOUX      Art profane et religion populaire au Moyen-âge     PUF

Claude GAIGNEBET       “A plus hault sens” (Thèse sur Rabelais)        Maisonneuve et Larose

Claude GAIGNEBET       Folklore obscène des enfants           Maisonneuve et Larose    

Julio Caro BAROJA        Le Carnaval                              Gallimard

Hélène BÉNICHOU         Fêtes et Calendriers - Rythmes du temps    Mercure de France

Michel FEUILLET          Le Carnaval                              Le CERF          

Collectif                        Carnavals et mascarades             Bordas

Samuel GLOTZ  Le Masque dans la tradition européenne   Musée du carnaval de Binche

Mickael BAKTHINE       L’oeuvre de Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge   TEL-Gallimard

H.JEANMAIRE             Dionysos                                   Payot

Maria DARAKI              Dionysos                                   Arthaud

France SCHOTT-BILLMANN     Corps et possession          Gauthier-Villars

France SCHOTT-BILLMANN     Le primitivisme en danse   Chiron

Philippe WALTER         Mythologie Chrétienne               Ed. Ententes

 

C

Retour