Article publié sur le site
internet de la France pittoresque. Rubrique Traditions...
http://www.france-pittoresque.com/traditions/45b.htm
FÊTE DU LOUP-VERT
(Seine-Maritime)
(Article
paru en 1840)
Tous les ans, à
Jumièges, le 23 juin, veille de la Saint-Jean-Baptiste, la
Confrérie du Loup-Vert va chercher son nouveau chef ou maître dans
le hameau de Conihout ; c'est là seulement que l'usage permet de le
choisir. L'habitant prend le titre de Loup-Vert ; il revêt une large
houppelande verte, et se couvre la tête d'un bonnet vert de forme
conique, très élevé et sans bords.
Ainsi costumé, il se met en
marche à la tête des frères. L'association s'avance en
chantant l'hymne de S. Jean au bruit des pétards et des mousquetades, la
croix et la bannière en tête, jusqu'au lieu dit le Chouquet.
Là, le curé vient avec les chantres et les enfants de choeur
au-devant des frères et les conduit à l'église
paroissiale. Après l'office, on retourne chez le Loup-Vert où est
servi un repas tout en maigre. Ensuite on danse devant la porte en attendant
l'heure où doit s'allumer le feu de la Saint-Jean. La nuit venue, un
jeune homme et une jeune fille parés de fleurs, mettent le feu au
bûcher au son des clochettes. Dès que la flamme s'élève
on chante le Te Deum ; puis un villageois entonne en patois normand un
cantique, espèce de parodie de l'ut queant laxis.
Pendant ce temps, le loup et les
frères, le chaperon sur l'épaule, se tenant tous par la main,
courent autour du feu après celui qu'ils ont désigné pour
être le loup l'année suivante. Le premier et le dernier de ces
singuliers chasseurs ont seuls une main libre ; il faut cependant qu'ils
enveloppent et saisissent trois fois le futur loup, qui, en cherchant à
leur échapper, frappe à coups redoublés les
confrères d'une grande baguette dont il est armé. Lorsqu'il est
enfin pris, on le porte au bûcher et l'on feint de l'y jeter.
Cette cérémonie
terminée, on se rend chez le loup et l'on y soupe encore en maigre ; la
moindre parole inconvenante ou étrangère à la
solennité est interdite ; un des convives a la charge de censeur, et il
agite des clochettes si l'on n'observe pas cette règle ; celui qui la
transgresse est obligé de réciter immédiatement, debout et
à haute voix, le Pater noster ; mais à l'apparition du dessert ou
à minuit sonnant, la contrainte fait place à la liberté la
plus entière ; les chansons bachiques succèdent aux hymnes
religieuses, et les aigres accords du ménétrier du village
peuvent à peine dominer les voix détonnantes des joyeux
compagnons de la confrérie du Loup-Vert.
On va dormir enfin et puiser dans le
repos de nouvelles forces et un nouvel appétit pour le lendemain.
Le 24 juin, la fête de S. Jean
est célébrée par les mêmes personnages avec la
même gaieté. Une des cérémonies consiste à
promener, au son de la mousqueterie, un énorme pain bénit
à plusieurs étages, surmonté d'une pyramide de verdure
ornée de rubans ; après quoi les religieuses clochettes,
déposées sur le degré de l'autel, sont confiées,
comme insignes de sa future dignité, à celui qui doit être
le Loup-Vert l'année suivante.
E. Hyacinthe Langlois,
l'archéologue rouennais, a émis l'opinion très
vraisemblable que cette fête doit avoir eu pour origine une vieille
tradition célèbre dans les environs de Jumièges. Voici
dans quels termes il rapporte cette tradition : &laqno; La première
abbesse du monastère de Savilly, situé à quatre lieues de
Jumièges, fut sainte Austreberthe. Ses religieuses étaient
chargées du soin de blanchir le linge de la sacristie de Jumièges
; un âne transportait ce linge d'un monastère à l'autre, et
il n'était ordinairement accompagné d'aucun guide. Un jour, il
arriva que le pauvre animal fut étranglé par un loup. Austreberthe,
attirée par les cris de l'âne, étendit la main sur le loup
et lui ordonna de se charger du fardeau de la victime ; le loup obéit
sans murmurer, et continua jusqu'à sa mort à remplir la fonction
de l'âne. »
Au huitième siècle, on
construisit une chapelle commémorative de cet événement
dans la forêt de Jumièges. Plus tard, on remplaça la
chapelle en ruines par une croix de pierre qui était encore debout au
début du XIXe siècle ; elle était connue sous le nom de
Croix-à-l'âne ; on façonna depuis, dans un chêne
voisin, plusieurs niches de bois avec des statuettes, et ce chêne porte
à son tour aujourd'hui le nom du Chêne-à-l'âne. Cette
anecdote merveilleuse a été aussi consacrée par un
bas-relief du monastère, et par deux autres sculptures de
l'église de Saint-Pierre. Nous reproduisons une de ces dernières
que l'on voit dans l'angle d'une chapelle ; sainte Austreberthe y est
représentée sans voile et avec une simple guimpe ; elle
paraît caresser le loup qui implore son pardon.
On connaît, du reste, beaucoup
de traditions analogues à celle de l'âne de Savilly. Cambry,
auteur du Voyage dans le Finistère, revu et amélioré, il y
a quelques années, par M. Emile Souvestre, raconte que Saint Malo
condamna de même un loup qui avait dévoré l'âne d'un
pauvre homme à faire l'office de l'animal ; ce loup logeait la nuit,
comme son prédécesseur, dans une bergerie avec des moutons, et il
sut réprimer sa tentation de les manger : il était devenu
herbivore.
Au pied du mont Saint-Michel, des
ermites voyaient arriver chaque jour un âne chargé de vivres que
leur envoyait un ecclésiastique. Une fois, au lieu de l'âne, il
leur vint un loup avec le fardeau ordinaire ; c'était aussi en punition
du meurtre de l'âne que cette bête s'acquittait du message.