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Écrit pour le site "Les amis du conte et de l'imaginaire" - 13 juin 2000

 

Visite touristique à Echternach

Mardi de la Pentecôte au Luxembourg

Procession dansante d'Echternach

"Epternacence monasterium", c'est-à-dire "Monastère des 7 Renaissants" - (7 Dormants)

Au Luxembourg. Echternach s'appelait, il n'y a pas si longtemps : Epternac

Si vous voulez en savoir plus sur la procession, branchez-vous sur les sites :

http://www.luxembourg.public.lu/fr/actualites/2009/06/06-procession/index.html

http://www.culture-routes.lu/php/fo_index.php?lng=fr&dest=bd_ar_det&id=00000077&PHPSESSID=1084e3b293

Il y avait tant d'années que je voulais aller là-bas, le mardi de la Pentecôte, afin de voir la procession dansante de saint Willibrod. Je n'ai pas résisté mardi dernier, cette année, enfin, j'étais libre.

Mardi 13 juin, je me suis donc décidé à partir, la caméra en main, afin de voir ce rituel auquel nous ne sommes plus habitués : des catholiques dansant dans leur église.

J'ai été comblé et je suis revenu avec une heure de film comprenant quelques scènes à la fois étranges et surréalistes.

Personne ne voulait venir avec moi. "Oui ! tes rituels ringards !" Ils seraient sûrement venus si je les avais invités à aller entendre Johnny et ses 8.000 personnes. Mais je vous assure que Echternach, saint Willibrod, ses 8 à 10.000 danseurs et ses 50 fanfares, c'est fabuleux.

Oh ! Au fond, ce n'est pas très différent du rituel "Johnny", c'est de l'ordre du religieux dans les deux cas. La différence est qu'à Echternach, la liturgie est faite de danse et l'on est moins fixé sur une statue. En outre, Willibrod, il est mort depuis longtemps, tandis que Johnny, on est encore sous son regard, ça change beaucoup de choses.

Je suis donc parti seul, comme un grand, vers six heures trente du matin. Je savais que ça commençait à neuf heures et que ça finissait vers quatorze heures. J'en aurais bien vu un bout.

Mais Saint Willibrod ne semblait pas être vraiment avec moi. J'ai foncé comme un dératé sous le soleil, l'autoroute était bien dégagé. Pour le trajet Paris-Luxembourg j'avais prétentieusement prévu plus court. Ca n'a pas loupé, au dernier péage avant Metz, un acolyte en uniforme élégant, bleu enfant de Marie, à pointé sur moi un doigt bénisseur en me disant "mettez-vous sur le côté". "Vous avez été repéré à 165 km, Monsieur !"

Bon ! Il m'a quand même fait une réduction à 156, c'est toujours ça de pris, puis deux points qui ne coûtent pas cher, tandis que 600 francs d'amende, c'est cher pour le voyage. C'est cher pour une heure de film. Notez que "Les dix commandements" ont coûté tout de même beaucoup plus. Mais enfin, Saint Willibrod, ce n'est pas Moïse.

C'est fou ce que l'on est repéré partout où l'on passe. Dans ma tendre enfance, j'avais appris que Dieu était "aux champs, ici et partout". Quand la soeur Alphonsa, qui menait avec une main de fer la classe maternelle dans laquelle on m'avait fourré, avait une envie pressante, elle nous disait "croisez les bras et mettez un doigt sur la bouche, je m'absente un moment. Attention, Dieu vous voit ! Si quelqu'un parle, vous serez punis !"

C'est qu'on y croyait à l'omniprésence, surtout qu'il y avait toujours un cafteur pour dénoncer à la soeur moustachue ceux qui avaient eu le malheur de scruter l'espace pour essayer d'apercevoir l'oeil de Dieu.

Finalement, ça n'a pas tellement changé, même quand il n'y a pas une voiture à l'horizon sur l'autoroute, l'oeil de Dieu vous repère pour vous remettre dans le droit chemin. Il ne faut pas aller trop vite en pèlerinage même si l'on est pressé d'aller y chasser des images pieuses.

Mais où était donc caché l'oeil de Dieu ? Peut-être dans celui d'une des vaches qui parsemaient les champs de leur torpeur chaleureuse ? Étaient-elles complices ou y avait-il des poulets ?

Enfin, j'ai eu beau lui dire que jamais je n'avais eu d'accident, mais l'acolyte gendarmesque a fait son boulot avec beaucoup d'application, et, je dois le dire, avec beaucoup de correction. Normal pour un ange bleu !

Je n'ai pas pensé qu'une prière à saint Willibrod aurait fait quoi que ce soit pour me rendre un permis vierge. Il est dans sa châsse, au fond de la crypte de l'église d'Echternach. Je ne vois pas comment il aurait pu me rendre un permis de la châsse. D'autant que je n'avais pas pris le chien avec moi car il me serait difficile de chasser l'image avec le chien à mes côtés.

Le Luxembourg est un vaste parc qui emmène le visiteur à travers une mer de verdure intense et fraîche. Il me semblait que l'oeil de Dieu n'était plus là. Je crois que, pour la procession, il devait dormir. Notez que, quand on parcours la Belgique ou le Luxembourg, l'oeil de Dieu se fait rarissime et libéral. Les français doivent être plus pécheurs.

Arrivé à Echternach, j'ai de suite aperçu un nombre important de voiture à l'arrêt. J'ai donc décidé de stopper à l'entrée de la ville puis de marcher un peu. Il faisait chaud et le soleil tapait fort.

Puis, je suis tombé sur des gendarmes qui gardaient une barrière avec marqué dessus "déviation". Ils avaient l'air un peu alanguis sous la chaleur. Allaient-ils me mettre une contredanse pour, avoir marché trop vite ? Non. Je suis donc passé tout droit vers le chemin de danse. J'étais sauvé ! Mais j'avais chaud. Tout à coup, j'aperçois un immense type, un vrai géant, qui dégustait un cornet de glace. Où pourrais-je donc trouver de quoi me rafraîchir ?

Au loin, j'apercevais une foule qui se balançait entre les murs des maisons. On aurait dit que le sol bougeait de gauche à droite. Un tremblement de terre balancé. Les flonflons des fanfares scandaient le séisme.

Puis, parvenu près de la ronde, un groupe d'une centaine de personnes se tenant les uns aux autres par des mouchoirs blancs dansaient une sorte de branle en oscillant latéralement avec un petit rebond sur chaque pied. Quelques-uns avaient du mal à suivre. Mais on n'était pas au spectacle, et la bonhomie de l'ambiance refusait toute critique. L'essentiel était de participer. Les "springenheilingen" (saints dansants) sont là pour la transe épileptique et pas pour le star-système.

Que font donc les gens qui écoutent Johnny ? Que miment-ils ? Quels sont les dieux qui les possèdent ?

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Ici à Echternach, paraît-il, la danse épouserait les mouvements de l'épileptique. Ca me fait penser à la tarentelle dans laquelle le possédé est envahi par la tarentule et ses mouvements. Le "danseur" est "mouvementé" par l'araignée qui l'a piqué. En se "mouvementant" pour devenir animal, le malade réajuste son rapport avec ce qui l'a déstabilisé. C'est un facteur de guérison.

Saint Willibrod était de faible constitution mais était-il épileptique ? Est-ce par le fait qu'un des agresseurs qui lui avait donné un coup de sabre à l'île de Walcheren devint possédé ? On ne sait rien.

Les Petits Bollandistes ne parlent même pas de son voyage à Ephèse au tombeau des Sept Dormants et de Marie-Madeleine. Ils citent quand même le songe que sa mère avait fait quand elle était enceinte. Elle avait vu son fils avec un croissant sur la poitrine ?

Mais au 8ème siècle, parlait-on déjà de croissant ? Chaud le soleil, de plus en plus, et toujours pas de glacier en vue.

J'étais un peu déçu par l'air à danser. Un peu facile, en ton majeur avec appui sur l'accord parfait. Pas très traditionnel tout ça. Il paraît d'ailleurs qu'il fut composé au siècle dernier. Sans doute en remplacement d'un autre air. De plus, ça faisait très fanfare un peu simple. Ca faisait très tsoin-tsoin. Une sorte d'hybride entre la marche et la polka.

L'air joué dure à peu près cinq minutes, et c'est toujours le même de neuf heures du matin à quatorze heure. Quand une fanfare à fini, une autre reprend illico quand elle ne commence pas avant que l'autre ait fini.

Mais un sentiment étrange m'habita assez vite. La lancinante répétition du thème, la mise bout à bout de ces mélodies, forment une sorte de filet temporel fascinant. On est comme obligé de se balancer. Et quand, à certains moments, les fanfares se sont tues, on attend un redémarrage qui ne se fait jamais attendre longtemps.

La permanence rythmo-musicale renforcée par le rythme continu des gens qui passent en dansant augmente ce sentiment étrange de ne plus tout à fait s'appartenir. C'est fantastique ! Mais d'où viennent-ils donc et où disparaissent-ils ? Ca n'arrête pas, "c'est comme les cheveux d'Éléonore, quand y en a plus, y en a encore".

De plus, un balancement s'ajoutant à un autre puis au suivant et ainsi de suite, cette série qui ne s'arrête pas provoque une sorte d'abandon au fil du temps. Même en filmant, je ne pouvais pas m'empêcher de danser. Je n'étais plus tout à fait dans l'espace d'un lieu, j'étais devenu temporel. Happé par l'écoulement rythmique général, non-lieu où tout devient possible, dégagé des contingences spatiales. Les formes s'y relativisent tout en cherchant laborieusement à se reconstruire.

De milliers de gens défilent ainsi avec bonhomie et sérénité. On y voit de tout, des grands, des petits, des gros, des maigres, des jeunes, des vieux, des pattus et ceux du genre sucettes, des sportifs dansant en souplesse, des éclopés s'aidant de leur canne, des vieilles dames toutes fripées et tremblotantes, d'énormes ventres pleins précédant de savoureux "bien nourris", de sacrées pépées en mini-jupes, des bonnes soeurs très appliquées à se balancer, des évêques associant leurs gestes de bénédictions et leurs saluts aux copains, des piquets de pâture plus qu'amidonnés, des sauterelles affriolantes avec des chapeaux bondissants, des dames dignes et sérieuses, des représentants officiels des fanfares qui marchent mais ne dansent pas. Au milieu de tout ça, des agents de je ne sais quoi, avec des costumes divers, qui ne sont pas là pour verbaliser mais pour aider ceux qui présentent quelques problèmes de pieds.

Mais pourquoi n'y a-t-il pas de marchand de glaces ?

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Et tout ça oscille de gauche à droite puis de droite à gauche, de l'endroit à l'envers puis de l'envers à l'endroit. Le pas rebondissant sur chaque pied donne souvent au groupe une grâce de gazon agité par un vent léger. Dix mille Chloé possédés par un esprit de balancelle.

Certains ont transformé le mouvement en pas de polka. Pas de polka à gauche, pas de polka à droite. Ca glisse plus, mais c'est plus filandreux. Ca engage moins aussi.

On m'a dit qu'autrefois, les danseurs n'utilisaient pas du tout ce pas là mais faisaient 5 pas en avant et deux en arrière ou 3 en avant et deux en arrière ? Faudrait voir ce qu'en disent les textes anciens !

Autrefois aussi, ce rituel devait mener à la transe. Serait-ce encore possible aujourd'hui ?

Il y a aussi ceux qui font vraiment ce qu'ils peuvent, les arythmiques bien intentionnés et appliqués, les égarés de la cervelle qui semblent en lévitation hors du temps. Chaque groupe a son caractère, ses vêtements, ses couleurs, son drapeau, son intensité ou sa bonne volonté. Le monde entier s'est donné rendez-vous. Il paraît qu'il en vient de toute l'Europe pour guincher pendant cinq heures en l'honneur de Saint Willibrod.

A la fin du parcours, les groupes entrent dans l'église romane en dansant. Il passent par la porte droite et s'engagent dans la nef. Une fois arrivé au niveau du choeur, ils descendent l'escalier de la crypte, toujours en dansant et sous la houlette d'un évêque en mitre et robe blanche qui est posté au dessus de l'escalier à côté d'une énorme statue grandeur nature de saint Willibrod. Il donne sa bénédiction sans arrêt en alternance avec des petits saluts aux connaissances. Une fois dans la crypte, les gens tournent à gauche et saluent la châsse de saint Willibrod puis descendent vers une fontaine située en contrebas. Une fois rafraîchis, ils remontent et sortent par la nef gauche puis se dispersent.

Les fanfares ne descendent pas, elle tournent devant le choeur et jouent une fois de plus la rengaine de la procession.

Le long cortège est clos par le groupe des évêques, archevêques et cardinaux. Il semble que toute la hiérarchie luxembourgeoise soit présente. Il ne dansent pas avec leurs vêtements d'apparat blancs. J'ai l'impression que le groupe est sorti tout droit du film "Roma" de Fellini. Têtes étonnantes et décorum auquel on n'est plus habitué. Quelques-uns esquissent de temps à autre un pas de danse.

Ce qui frappe avant tout dans ce rituel de haute musicothérapie, c'est le traitement du temps. L'épilepsie avait plusieurs noms : Haut mal, mal divin et aussi mal Saint Jean. Saint Jean Baptiste est d'ailleurs, invoqué pour la guérison de l'épilepsie, tout comme Saint Willibrod. Saint Jean-Baptiste est un des maîtres du temps. Sa fête est au solstice d'été, contrebalançant celle de l'autre saint Jean, l'apôtre, au solstice d'hiver. L'année est ainsi partagée entre deux pôles rythmiques comportant une montée du soleil puis sa descente.

Dix mille personnes qui se balancent en même temps à la veille du solstice, dans un endroit marqué par la légende des Sept Dormants, eux aussi maîtres du temps, ne peut laisser indifférent. Pour rappel, les Sept Dormants ont dormi dans leur caverne pendant trois cents ans, puis se sont réveillé frais et roses. Mais tout avait changé autour d'eux.

Même si l'on peut croire, à juste titre, que la danse d'aujourd'hui ne ressemble plus à celle d'hier. Même si l'on peut y voir une édulcoration du "mouvementement" et de l'"allure", ce rituel essentiellement populaire conserve un pouvoir rythmique d'épousailles du temps.

Pour l'épouser, le Temps, il faut s'y hausser, quitter les contingences de l'espace et se laisser porter par un va-et-vient constant entre l'avance et le recul, la montée et le décours, le temps à l'endroit et le temps à l'envers, à l'instar des deux solstices cosmiques. Ca doit être ça la transe. Dix mille personnes entrent dans le sens pur. Seulement un peu, car aujourd'hui, les catégories de l'espace retiennent l'élan et l'allure, comme le solfège appauvri le rythme musical.

Mais ici, comme d'ailleurs dans certains carnavals, comme Binche ou Bâle, la temporalité est prise en compte pour un recentrage. Nous ne sommes plus devant la superficialité des musiques-spectacles de cours royales du 18ème siècle. Non, malgré le nombre des participants, chacun se réenracine, se recentre sur son "sujet" par la vertu de la lancinante répétition. Ca n'a rien à voir avec un enfermement, c'est une reconstruction.

Ma frénésie filmique ou rythmique avait curieusement calmé mon envie de glace. Il faisait tout de même très chaud. J'ai quitté Echternach sans avoir rien bu ni rien mangé. Une autoroute m'a mené jusqu'en Belgique, près d'Arlon. A un carrefour, j'ai aperçu un "Quick" et je me suis arrêté pour y acheter un milk-shake à la vanille. Pas terrible mais rafraîchissant. J'ai dû commettre un gros péché en faisant ça. En repartant du carrefour, j'ai voulu prendre la route de Longwy et sur la droite, il y avait une pancarte sur laquelle on indiquait "Route à risque - contrôles radars".

La Belgique est vraiment le pays du surréalisme. Je m'y suis risqué tout de même, pas pour longtemps, et, par une autre route sans risque, je suis rentré à Paris.

Je me suis balancé toute la nuit.

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