Peu d'animaux, sur cette vaste terre, ne traînent autant de casseroles que celui dont je vais vous parler. Rentré dans le langage courant, l'âne est devenu synonyme de stupidité, de paresse, de lubricité et d'entêtement.

Depuis le roi  Midas jusqu'à l'école républicaine, l'histoire a affublé d'oreilles d'âne tous les mauvais élèves qui disaient âneries sur âneries et qui n'entendaient rien à la musique du français ou des mathématiques. Déjà au 6ème siècle, Isidore de Séville dans le "Livre des étymologies" comprenait le mot asinus (âne en latin) comme in-sania, c'est-à-dire "privé de sens".

Son entêtement et sa paresse allaient de paires, il n'y avait qu'une carotte pour faire avancer son âne et "à laver la tête d'un âne, on perd sa lessive" puisque celui-ci, à peine "schampooiné", ne tardait pas à se rouler dans la poussière. Mais ce que le proverbe n'aura pas retenu, c'est que l'âne agissait ainsi pour se protéger des piqûres d'insectes qui le harcelaient et pour se débarrasser des tiques.

Qu'on le taxe d'animal lubrique tombe sous le sens, la taille de son sexe d'abord en ferait rougir plus d'un et son appétence pour sa femelle en chaleur a peu de commune mesure, il peut perdre des dizaines de kilos en un rien de temps,  saillant son ânesse presque douze fois par jour.

Pourtant, pourtant,

dans toutes les familles paysannes, et ce depuis qu'il a été domestiqué voilà déjà plus de 6.000 ans, dans les lointaines terres d'Egypte et de Sumer où l'agriculture, les villes-états, l'écriture et la civilisation ont vu le jour, l'âne était le plus corvéable et le plus utile des animaux que l'homme ait eu la chance et le bonheur de rencontrer. Aucun paysan ne me contredira : labeur et humilité sont les deux mamelles de notre Terre-Mère Gaïa et si un animal sait où le bât blesse, c'est bien notre équidé !

Un animal stupide ! Qu'on le compare à son cousin cheval qui n'obéit à son maître que parce qu'il a subi un dressage violent, ce débourrage comme le nomme les éleveurs de chevaux ne peut pas se pratiquer sur l'âne. Ainsi, à l'instar de nos enfants qui, comme l'âne, braille avant de savoir parler (le verbe brailler vient de braire qui est le cri de l'âne), notre animal aux longues oreilles a besoin d'une éducation plus qu'un douloureux dressage et les "ânes" qui ne l'ont toujours pas compris continuent à s'user la corne et les neurones pour que l'âne marche à la baguette. Notre animal vient d'Afrique, un pays désertique, montagneux, terre d'accueil des plus grands prédateurs de l'époque : lion, panthère et crocodile, il est donc difficilement impressionnable. Contrairement au cheval qui peut s'emballer parce qu'un quelconque animal l'a surpris, l'âne est un animal réfléchi qui analyse le danger et y fait généralement front. Cela me rappelle une certaine ânesse qui, malgré les coups répétés de son grand prophète Balaam, refusait d'avancer parce qu'elle avait vu l'ange terrible du Seigneur brandir son épée, menaçant celui qui oserait aller maudire Israël ! (Nb 22.21)

Parlons un peu des dieux et des mythes qui nous narrent les aventures de notre animal.

L'Égypte

Ainsi, pour bien faire, nous commencerons par la grande Egypte qui traite du mythe d'Osiris.

Avant le somptueux Nil qui coulait et nourrissait tous les enfants de cette plaine fertile, l'Egypte était un pays sec et aride où régnait Osiris. Celui-ci avait pour soeur et épouse la magnifique Isis qui rendait fou de jalousie son frère Seth. Pour accéder au pouvoir et prendre pour femme cette formidable déesse, Seth organisa un banquet où il avait décidé de piéger son frère Osiris par la ruse : il l'enferma dans un sarcophage et le jeta dans le Nil pour qu'il s'y noie.

Eperdue de douleur, Isis rechercha son mari aux quatre coins de la terre connue et le trouva enfin à Byblos, ville bien au nord de l'Egypte. Elle décida, grâce à ses pouvoirs magiques, de "connaître" une fois de plus son mari pourtant mort ; ce coït post-mortem donna naissance à un avorton qu'elle nomma Horus. C'est lui, pensait-elle, qui vengera le meurtre de son époux et qui vaincra Seth le fourbe. Après d'âpres luttes, Horus remporta la victoire et obligea son oncle Seth à protéger la Barque Solaire d'Osiris, devenu roi du Royaume des Morts.

En effet, depuis ce jour, le dieu-soleil Rê qui termine sa course à l'ouest s'enfonce dans le Royaume des Morts et devient Osiris qui, chaque année, précisément au lever de l'étoile Sothis (Sirius ou la constellation du Grand Chien) le 20 juillet, ramène la crue du Nil qui contre les effets né-fastes et dés-astreux de la Canicule qui brûle plantes, bêtes et hommes.

Ce mythe saisonnier et fondamental pour tous les hommes qui cultivent la terre est un modèle de la pensée religieuse. En effet, dès le Texte des Pyramides, gravé et peint sur les murs des grandes pyramides il y a plus de 4.000 ans, les Egyptiens comparent Seth à l'âne qui, pour séparer le grain de blé de la balle et de la tige, piétine sur l'aire à battre la précieuse céréale assimilée à Osiris. Après leur lutte, le dieu- faucon Horus condamne le dieu-âne Seth à protéger la Barque solaire psychopompe (conducteur d'âmes) d'Osiris, c'est-à-dire le flux vital empli d'âmes qui vient féconder plantes, bêtes et hommes, contre les assauts du serpent Apophis.

Sumer

Plus à l'est, au pays de Sumer, un autre dieu est assimilé à notre animal, il s'agit du dieu "aux longues oreilles" : Enki. Il créa l'homme et n'a de cesse de le protéger contre la fureur des dieux qui trouvent cette créature indigne de vivre.

L'un des plus beaux textes qui nous soit parvenu de Sumer, "l'épopée de Gilgamesh", narre les aventures de ce grand roi qui, déçu par le destin des hommes, est à la recherche de la plante de jouvence. Pour l'accompagner dans cette formidable quête, le dieu Enki lui fait rencontrer un homme sauvage, Enkidu (la créature d'Enki) dont le père est comparé à un onagre (un âne sauvage).

C'est grâce à Enkidu que Gilgamesh traverse tous les obstacles posés par les dieux. Ceux-ci ne voulant surtout pas que les hommes, qui ont été créés pour les servir, deviennent immortels, et du coup, égaux à eux-mêmes. Après avoir touché au but, ramenant par un voyage épuisant la plante de jouvence dans sa ville royale d'Ur, Gilgamesh la confie à son âne pour se reposer. Mais ce dernier, mourant de soif et apercevant une source, est acculé par un serpent (eh oui, encore lui !) qui, s'interposant, lui propose un troc qui causera la perte de l'espèce humaine : un peu d'eau contre cette plante qu'il transporte. L'âne n'y voyant aucune malice, trouvant l'échange équitable, décide de céder l'immortalité au serpent qui, depuis ce jour, mute et ne meurt jamais (le verbe muter provient de la même racine latine qui a donné le verbe mourir : mutare). Cela ne nous évoque-t-il pas un autre conflit, biblique celui-là ?

La Grèce

Plus au nord maintenant, en Grèce, évoquons deux mythes qui nous parlent de notre animal et de la musique.

Hermès, dieu psychopompe lui-aussi, est plein de malice et de ruse, il a acquis ce que les Grecs appellent la métis, c'est-à-dire l'art de n'être jamais pris au dépourvu, de toujours anticiper ce qui va advenir.

Un jour où il gambadait dans les montagnes de sa Grèce natale, encore enfant, il aperçut le somptueux troupeau de boeufs du divin Apollon, son frère. Il décida de s'en emparer en usant de sa métis, un don qui faisait cruellement défaut à notre dieu-soleil.

Voilà comment il s'y prit : après avoir rassemblé le troupeau, il se mit en tête de les faire avancer à rebours, la tête derrière et le cul devant pour ainsi dire ! Ainsi, s'apercevant du vol de ses boeufs, Apollon se trouverait dans l'incapacité de comprendre ce qu'il était advenu de son bétail, ne sachant pas où chercher puisque les traces laissées par les bêtes ne menaient qu'à un seul endroit : le pâturage où lui-même les avait laissé ! Outré par ce vol, Apollon alla se plaindre en Olympe où le grand Zeus, père d'Apollon et d'Hermès, régnait sans égal et sans craindre que son pouvoir lui soit retiré puisque lui-aussi, à l'instar de son fils Hermès, était rempli de métis (il avait tout simplement avalé la déesse Métis qui lui donna un enfant : la rusée, guerrière et toujours vierge Athéna qui sortît toute armée de son crâne).

Zeus donc, qui avait toujours un oeil ouvert, savait le tour que lui avait joué Hermès et permit à Apollon d'être remboursé puisque notre divin fripon Hermès avait déjà consommé tous ses boeufs. Apollon s'en alla donc à la recherche de son petit frère blagueur qu'il finit par attraper, le coinçant alors fermement sous son bras, ce dernier, au bord de l'asphyxie, lâcha un pet et inventa ce qu'on appelle encore aujourd'hui la cornemuse ! Mais notre fripon ne s'arrêta pas là, pour réparer sa faute, il confectionna pour le divin Apollon, maître ès art et musique, la lyre grâce à la carapace d'une tortue à laquelle il fixa les nerfs des boeufs qu'il avait volés.

Or, on le confirmera par la suite, Apollon est souvent en conflit avec des êtres qui ont des rapports étroits avec l'âne. Psychopompe comme notre âne, Hermès est le seul dieu - comme l'âne - capable de descendre aux Enfers pour visiter Hadès, son oncle terrible. Hermès et l'âne, sont férus de vent anal (vent infernal, venu du bas et proprement diabolique qui représente l'âme des pendus qui, serré à la gorge, voient leur âme s'échapper par leur fondement, cf. le pendu à la croix descendant aux enfers pour libérer les morts).

On peut parler maintenant du conflit mythologique qui opposa Apollon et sa lyre au satyre Marsyas avec sa flûte, combat qui pourrait représenter la lutte entre les instruments à cordes et instruments à vent. Les Grecs et les Latins confectionnaient leur flûte à l'aide de tibias d'âne qui étaient fort appréciés pour leur musicalité. Athéna, vierge guerrière, se promenait dans les bois de Phrygie et trouva une flûte, s'en retournant en Olympe, elle joua devant Aphrodite (déesse de l'amour) et Héra (déesse du mariage). Voyant que celles-ci se moquaient d'elle, elle comprit l'aspect grotesque que son visage montrait lorsque ses deux joues, gonflées, étaient "pénétrées" par cet instrument hautement phallique. Elle venait simplement de dévoiler le secret de sa virginité : la sodomie ! Maudissant l'instrument, elle le jeta à terre et promit que celui qui le trouverait causerait sa perte.

Midas

Et ce fut le satyre Marsyas qui dénicha cette merveilleuse flûte. Il en joua si bien que même les Muses s'en trouvaient toutes éblouies, insinuant que même Apollon ne jouait pas aussi bien ! Outré par cette comparaison, le divin Apollon conclut de se mesurer à ce vilain satyre lors d'une joute musicale qui serait arbitrée par les Muses et le roi de Phrygie, Midas.

Après que les deux protagonistes aient joué, les Muses, comme Midas, ne purent se prononcer sur l'issue du combat. Comble de l'outrage pour Apollon, ce dernier fomenta une ruse qui n'était pas dans son habitude, il faut dire qu'il se souvenait des mésaventures qu'il avait eues, dans le même registre, avec un autre fripon, Hermès. Apollon, sûr de son fait, dit alors au satyre : "Retourne ton instrument, joues-en et chante en même temps !", ne voilà pas une gageure pour celui qui, la bouche libre, pouvait aisément retourner sa lyre et chanter dans le même temps ! C'était une autre affaire pour notre satyre asinien (je précise "asinien" car le nom de marsyas vient du phonème imer araméen qui désigne l'âne en langue sémitique ; du nom du satyre on a tiré le mot marsupial qui désigne tous les animaux à poche), que fît-il ?

Le mythe ne nous l'indique pas mais on peut interpréter de manière plus satisfaisante si l'on connaît un peu les structures mythologiques qui ont été édulcorées par les auteurs grecs. Marsyas pratiqua ce que tous les satyres et autres compères de Dionysos connaissent bien, la maîtrise du temps à l'envers, du temps de Cronos où tout est à rebours, l'Age d'or ! Marsyas imita au sens propre ce que soupçonnaient les déesses Aphrodite et Héra en voyant jouer Athéna, il fixa la flûte en son fondement, sa bouche ainsi libérée, il pouvait du coup chanter en même temps ! C'est pour cela que les Muses comme Midas le déclarèrent vainqueur et qu'Apollon, une nouvelle fois pris à un jeu qu'il ne maîtrisait pas (la métis), enragea et affubla le roi Midas d'oreilles d'âne puis écorcha vif le satyre en le clouant à un arbre. Mais, nous disent les auteurs grecs, "Apollon eut honte de sa victoire et donna naissance à une rivière à l'endroit même où Marsyas avait été crucifié" pour excuser son geste pour le moins expéditif.

On sent bien que la structure du mythe n'est pas respectée par ces auteurs qui font ce qu'ils peuvent pour que leur récit reste un tant soit peu cohérent. L'histoire continue puisque Midas, honteux d'être affublé des oreilles du plus vil des animaux, cacha ses merveilleuses oreilles sous un bonnet phrygien, bonnet qui deviendra plus tard le signe des affranchis et de tous les cancres.

Son barbier étant le seul au courant de cet appareil auditif démesuré ne put se retenir d'en parler, creusa un trou et dit tout bas : "Le roi Midas a des oreilles d'âne !". Mais le sort n'en faisant qu'à sa tête, sur ce même trou poussa des roseaux (autres flûtes, de Pan celles-là) qui, caressés par le vent (anal ?), répétaient inlassablement : "Le roi Midas a des oreilles d'âne !".

Ainsi, remontant des entrailles de l'Enfer, les roseaux-flûtes arrosés par la rivière Marsyas, reprirent à l'unisson non pas ce que Midas aurait voulu cacher (le symbole de la royauté en Phrygie était un sceptre avec une tête d'âne !), mais ce que Apollon voulait à jamais taire : sa défaite lors d'un concours de musique face à un pauvre satyre, domaine où il est connu pour être le père de tous les arts ! Le passage où le barbier intervient doit nous évoquer le rasage de l'homme sauvage, homme-animal à l'image de tous les satyres, qui doit être capturé pour qu'ils nous amènent fertilité et prospérité.

Nous pourrons ainsi relire à bon escient le mythe de Samson qui étrille plus de 1.000 Philistins avec une mâchoire d'âne. Il perd sa force parce qu'il est rasé par Dalila. Il tourne la meule et fait le bouffon  dans le palais du dieu Dagon, un vrai âne en somme !

On pourra également revoir tout le folklore médiéval où l'on rasait l'ours lors du carnaval. Ce dernier, au 2 février, si le temps est sombre (c'est-à-dire si la lune est vieille et nouvelle) expulse son bouchon anal pour expédier aux quatre coins du globe les âmes infernales qui amèneront le printemps et fertiliseront la Nature : c'est ce même pet de déshibernation évoqué dans le mythe de Marsyas, la structure est la même.

Sachez enfin que dans toutes sociétés traditionnelles, la croyance est attestée que les chasseurs, après avoir tué l'animal, s'évertuaient à récupérer l'âme de l'animal en lui enfonçant une sorte de soufflet. Les anciens bouchers pratiquaient de même pour équarrir leurs animaux, et ce que font tous les fous de carnaval avec leur clystère et leur soufflet n'est pas autre chose : à la queue leu leu, en habit de chienlit, tous tentent de récupérer les âmes des morts pour faire venir le printemps, ils l'appliquent même au roi de carnaval qui, assis à rebours sur son âne, regarde de face le Prince des ténèbres qui, ne s'apercevant pas que celui-ci lui vole ses âmes si durement prises, est, une fois n'est pas coutume, le dindon de la farce.

Le Christ n'est-il pas celui qui, après sa crucifixion, descend dans la Bouche d'Enfer pour remonter les âmes des morts ?

"Faire de ses excréments des sacrements" est un adage du Diable.

L'âne, rempli de vents anaux et d'âmes, lui fait à chaque printemps la nique pour que le monde vive et que l'histoire continue.

Mythologiques

L'âne

Par Bertrand CHATELAIN

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