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Michelangelo Amerighi, dit Le Caravage 1573-1610.

CORPS DANSANT

Il y a déjà quelques temps, j'ai eu l'occasion de visiter le musée Dapper au moment où l'on pouvait y voir une exposition consacrée aux masques africains. Il y avait de très grands masques fabriqués en bois et parfois couverts de matériaux divers. Peu après en avoir observé quelques-uns, je n'ai pu m'empêcher de penser que pour les réaliser, les sculpteurs devaient être danseurs. En effet, les formes foisonnantes des masques se déroulaient en organisant l'espace comme si des danseurs, en évolution, laissaient des traces graphiques de leurs mouvements.

Ayant pratiqué moi-même la sculpture et le modelage, j'y retrouvais le plaisir de la création des formes dans les trois dimensions. Et je me rappelle combien mon corps suivait les mouvements de l'ébauchoir ou des gouges afin de corporéiser la matière brute. Mais aussi combien je devais composer avec ces matériaux qui sont loin d'être neutre.

C'est dans une sorte de dialectique permanente, avec son artisan, que l'objet modelé ou sculpté finissait par trouver son corps définitif. Le jeu n'était pas le même face à la terre glaise ou face au tilleul ou face au sapin. Mais tout se faisait dans un va-et-vient continuel, quasi sensuel, qui finissait par se résoudre dans un accord ou un compromis plus ou moins réussi.

En observant les tableaux du Caravage, j'ai retrouvé la même impression de danse. Les formes tournoient en s'articulant et en se complétant dans un dessin bien rythmé. Il suffit d'observer la tableau qui s'appelle "Saint Matthieu et l'ange" pour s'en convaincre : le tourbillon des tissus souligne le mouvement des deux bras de l'ange qui joint ses deux doigts pour fermer l'espace intérieur concentrique au vêtement blanc. De ce rythme tourbillonnant découle (quasi au sens propre de "couler") le vêtement de Matthieu à genoux, qui écrit sous la dictée de l'ange.

Ou encore la "sainte Catherine" dont la roue met en valeur l'ampleur du corps de la sainte. L'abondance des tissus accompagne un mouvement tournant qui redonde plusieurs fois et se sublime dans la fine auréole. Nous sommes ici en deux dimensions, mais l'effet de relief est provoqué et bien accentué - en trompe l'oeil - par les vifs contrastes de lumière.

CORPS DÉMASQUÉS

Lors de ma visite au musée Dapper, ma réflexion devant les masques africains fut rapidement suivie d'une constatation plus désabusée. Si les masques étaient nés et prenaient leur sens dans le cadre d'une cohérence sociale et religieuse, il était bien difficile d'en percevoir la trace au sein d'un musée parisien. De plus, aucun texte ne fournissait de sens aux objets exposés. On avait bien le nom du lieu d'origine, un renseignement sur la matière, la hauteur et le poids, sans plus.

En fait, il y avait un abîme entre les objets exposés et ceux qui les observaient. L'incompréhension était reine au profit de sensations dite esthétiques qui n'engagent que les sensibilités individuelles plus ou moins influencées par des modes fondées sur la recherche de l'exotique dans un monde où la quête de racines et de cohérence semble devenir une priorité. Personne ici, à part peut-être quelques ethnologues, ne connaissaient ni le sens ni l'usage de ces masques. Rien n'était fait non plus pour en favoriser la connaissance. Mais même si quelque écrit relaterait le déroulement d'un contexte rituel, le résultat n'irait pas plus loin que l'accumulation d'un renseignement de plus.

Ce que l'on pouvait retirer de l'observation des masques africains ne pouvait procéder que de catégories n'ayant pas grand'chose à voir avec les masques. A savoir comment ça nous chatouille ou comment ça nous gratouille

LA LETTRE DU CORPS

Lorsqu'on énumère la liste des thèmes des tableaux de l'oeuvre du Caravage, on se trouve devant de vastes configurations appartenant à la mythologie grecque et surtout chrétienne et dont les protagonistes représentés offrent normalement un ensemble considérable de significations : Bacchus ou Dionysos, Narcisse, saint François, sainte Marie-Madeleine, la fuite en Égypte, Sainte Catherine, Saint Matthieu, saint Jean-Baptiste, etc.

Ces significations sont plus proches de nous que celles portées par les masques africains bien que, si l'on considère que les masques sont toujours le corps que l'on prête aux ancêtres morts, on peut aussi considérer que les personnages représentés sur les tableaux de chevalet sont remémorés sous la forme d'images mortuaires. Il est vrai que toute image, qu'elle soit statue ou peinture, a toujours représenté un ancêtre mort, ou, en tous cas, absent. Mais ce qui me frappe dans l'oeuvre du Caravage, c'est l'opposition entre la richesse des thèmes abordés et le peu de signes évoquant leurs significations.

Les scènes représentées nous montrent les corps dans leur magnificence et dans la splendeur de leurs rythmes. Mais si les oeuvres, dans leurs intitulés, ne faisaient pas clairement références aux récits évangéliques, il ne serait pas impossible d'y voir d'autres personnages et d'autres significations. Je ne prendrai qu'un tableau de Saint Jean-Baptiste (Rome, galerie Borghèse, ou encore celui du palais Corsini) qui peut très bien être celui d'un jeune garçon berger, sans plus.

D'autre part, je m'interroge sur le tableau qui représente la mort de la Vierge. (Paris, Louvre) A première vue, il s'agit plutôt de la légende de la mort de sainte Lucie, en raison des trois blessures au cou que la tradition fit donner par un bourreau tremblant de crainte devant la beauté et la noblesse de sa victime. A ma connaissance, la tradition veut que la Vierge soit morte bien tranquillement dans son lit, sans blessure au cou. Cette méprise renseigne bien sur la faiblesse des significations. Les discours peuvent varier selon les interprétations parce que les significations apportées sont peu précises. Bien sûr, les oeuvres se rapportant à la crucifixion ne laisse aucun doute sur ce qui est représenté. Mais dans l'ensemble, les signes sont plutôt évacués.

Malgré tout, quelques signes mettent sur la piste de ce qu'il faut en dire. Sainte Catherine a bien la roue pour symbole. Mais la Madeleine est bien démunie avec ses quelques perles qui pourraient la faire prendre pour sainte Marguerite ou pour n'importe quelle jeune fille. Et le pauvre "amour vainqueur" n'est pas bien différent des contorsions du Jean-Baptiste des musées Capitolins de Rome. Et même la "mise au tombeau" de la pinacothèque vaticane, hormis la plaie de la main, pourrait être prise pour la mise au tombeau de n'importe qui. Les signes, ici faibles et peu nombreux, sont ceux qui pourraient nous mettre sur la voie d'un ample discours après observation.

LA PERTE DU SENS

Il est vrai que même le peu de signes qui apparaissent nous sont devenus comme "hors champ" aujourd'hui. Nous n'en saisissons plus le sens.

Qui s'interroge encore sur la coquille saint Jacques que porte le personnage de droite de la "Cène à Emmaüs" ? Croirait-on que c'est un objet seulement décoratif ? Tenons-nous encore compte du bélier ou des moutons des "Jean-Baptiste" ? Sait-on avec quelle partition joue l'angelot-violoniste de la fuite en Égypte ? Que dire des serpents qui entourent le visage de la Gorgone, de saint Pierre à l'envers sur la croix, des nattes des cheveux de la Madeleine dans la mise au tombeau, des quelques bijoux de la Madeleine, de l'absence de lion dans la représentation de saint Jérôme, des trois blessures du cou de sainte Lucie. Autant, les masques africains participent quasiment de la signification pure, autant chez Caravage la signification est évacuée au profit d'une représentation de ce qui serait le réel dans une ineffable majesté. Il est vrai qu'à son époque, l'invention du concept "art" va de pair avec la généralisation de l'ineffable.

Ces conceptions naissent dans un contexte où se développe un humanisme qui se confondra vite avec l'individualisme. Elles tendent à débarrasser l'Homme de l'ensemble des significations, principalement religieuses, qui l'ont construit jusque là. Une fois ôtées les significations religieuses, apparaît alors un "Homme réel","essentiel" et ineffable mais privé d'un bon nombre d'articulations symboliques et dont on ne peut pas dire grand'chose sauf à le décrire dans sa nudité.

Vers les années 1600, l'astronome-musicien-alchimiste Galilée n'avait pas encore abjuré mais les théories coperniciennes avaient bien déstabilisé les mentalités : l'Homme était de plus en plus isolé dans le Cosmos.

Paradoxalement, l'hermétisme faisait rage qui tentaient de "raccrocher" l'humain au Cosmos afin de réduire sa solitude. Cet hermétisme était porté par quelques grands personnages ambigus, travaillant à concilier l'ancienne sagesse avec les nouvelles données scientifiques. Ce fut une période de bouleversements et de déchirements qui, par exemple, et pour n'en citer qu'un, entraînèrent l'astronome-musicien-alchimiste Kepler dans la folie.

On s'était éloigné de la richesse d'un langage au symbolisme serré qui fut celui du Moyen-âge. On se dirigeait vers l'ineffable insensé.

SAINT MATTHIEU

Que dire alors des oeuvres inspirées de la vie saint Matthieu ? Comment les replacer dans le contexte des significations d'origine ? Mais que dire du tableau de la "vocation" sans en connaître le titre ?

Il s'agit d'une scène, extrêment bien composée, mais qui ne dit pas grand'chose sur saint Matthieu et à peine sur la "vocation". Il est vrai qu'on ne connaît pas grand chose de saint Matthieu et l'on peut se demander pourquoi il est classé comme étant le premier évangéliste (alors que l'évangile de Marc le précède dans le temps) et, sans doute, le plus populaire de tous les quatre. Doit-il sa popularité au fait qu'il met en évidence quelques mythes importants dont les autres ne parlent pas ? Il est le seul à parler de l'étoile qui menait les Rois Mages. Il est le seul à donner une version complète du"Notre père". Il est le seul à utiliser abondamment les séries typiquement sémitiques, appartenant clairement au style oral récitatif de 7 et de 3 dans la composition de son Évangile. - serait-ce d'ailleurs pour cela que Caravage a placé 7 personnages dans son tableau ? Serait-ce aussi pour cela que Matthieu est classé 7ème des apôtres ? (le 8ème dans les Actes)

Riche en énumérations, son Évangile propose d'emblée une longue généalogie de Jésus. Ce qui fait de lui l'Évangéliste de la continuité.

La tradition populaire enfantine nous transmet un chanson dans laquelle il est question de "y a qu'un ch'veu sur la tête à Matthieu". Elle enchaîne de suite avec "deux testaments, l'ancien et le nouveau"... Il faut noter que saint Matthieu est représenté, sur un vitrail de la Cathédrale de Chartres, à cheval sur le dos du prophète Isaïe. Ce vitrail symbolise bien la continuité entre l'ancien et le nouveau testament. Peut-être sa popularité vient-elle aussi du fait qu'il quitta la profession la plus détestée au monde, celle de collecteur d'impôts ?

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Qui était saint Matthieu ?

Il s'appelait d'abord Lévi. Le nom de Matthieu lui vint dès qu'il suivit le Christ. A moins qu'il ait eu un nom double comme Simon-Pierre et s'appelait alors Lévi-Matthieu. C'était un publicain, c'est-à-dire un fonctionnaire au service des romains, sans doute un péager au service d'Hérode ou d'un fermier. Il avait donc une profession de "vendu" aux Romains, profession réprouvée par les juifs.

Il serait né en Galilée. Un jour qu'il était à son bureau, au bord du lac de Génésareth, Jésus, passant par là "en eut pitié" et lui demanda de le suivre. Sans hésiter, Matthieu le suivit. Ils entrèrent dans la maison de Matthieu et se mirent à table avec plusieurs autres publicains. Matthieu leur offrit sans doute un festin d'adieu. Les pharisiens se scandalisèrent de ce que Jésus mangeait avec n'importe qui. Mais il leur répondit qu'il n'était pas venu appeler les justes mais les pécheurs.

Les frasques de Matthieu s'arrêtent là pour l'Évangile.

La tradition du partage des régions lui attribue pour objectif l'Éthiopie. C'est là qu'il va partir pour prêcher l'Évangile. Il fit un séjour en Égypte où, comme le dit Clément d'Alexandrie, il mena une vie très austère. Il ne mangeait pas de viande et ne vivait que d'herbes, de racines et de fruits sauvages. Puis il se dirigea vers l'Éthiopie où il arriva dans la ville de Naddaver. Il fut reçu par un eunuque de la Reine de Candace.

Dans la ville, il rencontra deux magiciens : Zaroës et Arfaxat. Ceux-ci trompaient les gens en causant des maladies puis en les guérissant par des sortilèges pour montrer leur pouvoir.

Quand ils s'aperçurent que Matthieu avait découvert leurs supercheries, il firent venir de la montagne deux épouvantables dragons qui semèrent la terreur. Mais il en fallait plus pour démonter Matthieu qui fit un signe de croix et les rendit doux comme des agneaux, puis les obligea à regagner leur montagne.

Les gens de Naddaver étaient émerveillés. Mais un autre miracle donna sa réputation définitive à Matthieu. Euphranor, le fils du roi Eglippe venait de perdre la vie. Matthieu fit le signe croix sur le corps du défunt qui ressuscita. Iphigénie, la fille du roi, "prodige de beauté et de sagesse", décida alors d'embrasser la vie religieuse. Elle devint la supérieure d'une maison où d'autres filles vinrent la rejoindre. Mais Eglippe vint à mourir. Son frère Hirtace prit le pouvoir et désira épouser Iphigénie.

Connaissant le pouvoir et la réputation de Matthieu, il lui demanda respectueusement la permission pour ce mariage. Mais Matthieu refusa en mettant en valeur la virginité. Hirtace, fou de colère, envoya des bourreaux pour tuer Matthieu. Ils le trouvèrent dans son église, achevant la messe, et le tuèrent aux pieds de l'autel.

Il est représenté mort au pieds de son autel, éteignant un incendie et tuant deux dragons, quittant son bureau de péage, voyant dans le ciel l'arbre de Jessé, tenant l'épée de son martyre.

Où se trouvent ces références dans les oeuvres du Caravage, sinon au niveau de vagues prétextes sur lesquels il s'est appuyé pour construire tout autre chose ?

Willy BAKEROOT

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