CYRANO DE BERGERAC
LES ÉTATS ET EMPIRES DE LA LUNE (vers 1652)
Avec l'aimable autorisation des Éditions Robert Laffont
In « Voyages aux pays de nulle part » Coll. Bouquins, Robert Laffont, pp 336 à 338, Paris 1996.
L’âme du chou.
Nous nous étendîmes donc sur des matelas fort mollets, couverts de grands tapis; et un jeune serviteur ayant pris le plus vieil de nos philosophes, le conduisit dans une petite salle séparée, d'où mon démon lui cria de nous venir retrouver, sitôt qu'il aurait mangé.
Cette fantaisie de manger à part me donna la curiosité d'en demander la cause : « Il ne goûte point, me dit-il, l'odeur de viande, ni même des herbes, si elles ne sont mortes d'elles-mêmes, à cause qu'il les pense capables de douleur. - Je ne m'ébahis pas tant répliquai-je, qu'il s'abstienne de la chair et de toutes choses qui ont eu vie sensitive ; car en notre monde les pythagoriciens, et même quelques saints anachorètes, ont usé de ce régime ; mais de n'oser par exemple couper un chou de peur de le blesser, cela me semble tout à fait ridicule. - Et moi, répondit mon démon, je trouve beaucoup d'apparence en son opinion.
« Car, dites-moi, ce chou dont vous parlez n'est-il pas autant créature de Dieu que vous ? N'avez-vous également tous deux pour père et mère Dieu et la privation ? Dieu n'a-t-il pas eu, de toute éternité, son intellect occupé de sa naissance aussi bien que de la vôtre ? Encore, semble-t-il, qu'il ait pourvu plus nécessairement à celle du végétant que du raisonnable, puisqu’il a remis la génération d’un homme au caprice de son père, qui pouvait pour son plaisir l'engendrer ou ne l'engendrer pas : rigueur dont cependant il n' a pas voulu traiter avec le chou ; car au lieu de remettre à la discrétion du père de germer le fils, comme s'il eût appréhendé davantage que la face du chou pérît que celle des hommes, il les contraint, bon gré mal gré, de se donner l'être les uns aux autres, et non pas ainsi que les hommes qui ne les engendrent que selon leurs caprices, et qui en leur vie, n'en peuvent engendrer au plus qu'une vingtaine, au lieu que les choux en peuvent produire quatre cent mille par tête.
De dire que Dieu a pourtant plus aimé l'homme que le chou, c'est que nous nous chatouillons pour nous faire rire : étant incapable de passion, il ne saurait ni haïr ni aimer personne ; et. s'il était susceptible d"amour, il aurait plutôt des tendresses pour ce chou que vous tenez, qui ne saurait l'offenser, que pour cet homme dont il a déjà devant les yeux les injures qµ'il lui doit faire et qui voudrait le détruire s’il le pouvait. Ajoutez à cela que l'homme ne saurait naître sans crime, étant une partie du premier criminel; mais nous savons fort bien que le premier chou n‘offensa pas son créateur au paradis terrestre. Si on dit que nous sommes faits à l'image du Souverain Être, et non pas le chou ? Quand il serait vrai, nous avons en souillant notre âme par où nous lui ressemblons effacé cette ressemblance, puisqu’il n'y a rien de plus contraire à Dieu que le péché. Si donc notre âme n'est plus son portrait nous ne lui ressemblons pas plus par les pieds, par les mains, par la bouche par le front et par les oreilles, que le chou par ses feuilles par ses fleurs, par sa tige, par son trognon, et par sa tête.
Les plantes intellectuelles
« Ne croyez-vous pas, en vérité, si cette pauvre plante pouvait parler quand on la coupe, qu'elle ne dit : « Homme, mon cher frère que t'ai-je fait qui mérite la mort ? Je ne croîs que dans les jardins, et l'on ne me trouve jamais en lieu sauvage où je vivrais en sûreté ; je dédaigne d’être l'ouvrage d'autres mains que les tiennes; mais à peine suis-je semé dans ton jardin, que pour te témoigner ma complaisance, je m'épanouis, je te tends les bras, je t'offre mes enfants en graine, et pour récompense de ma courtoisie, tu me fais trancher la tête ! »
Voilà le discours, que tiendrait ce chou s'il pouvait s'exprimer : Hé quoi ! à cause qu'il ne saurait se plaindre, est-ce à dire que nous pouvons lui faire tout le mal qu'il ne saurait empêcher ? Si je trouve un misérable lié, puis-je sans crime le tuer à cause qu'il ne peut se défendre ? Au contraire sa faiblesse aggraverait ma cruauté ; car combien que cette misérable créature soit pauvre et dénuée de tous nos avantages, elle ne mérite pas là mort. Quoi ! De tous les biens de l'être, elle n'a que celui de végéter, et nous le lui arrachons ! Le péché de massacrer un homme n'est pas si grand, parce qu'un jour il revivra, que de couper un chou et lui ôter la vie, à lui qui n’en a point d'autre à espérer.
Vous anéantissez l'âme d'un chou en le faisant mourir ; mais en tuant un, homme vous ne faites que changer son domicile ; et je dis bien plus : puisque Dieu, le Père commun de toutes choses, chérit également ses ouvrages, n'est-il pas raisonnable qu’il ait partagé ses bienfaits également entre nous et les plantes, qu'il est très juste de les considérer également comme nous. Il est vrai que nous naquîmes les premiers ; mais dans la famille de Dieu il n'y a point de droit d'aînesse : si donc les choux n'eurent point de part avec nous du fief de l'immortalité, ils furent sans doute avantagés de quelque autre qui par sa grandeur récompensât sa brièveté ; c'est peut-être un intellect universel, une connaissance parfaite de toutes les choses dans leurs causes, et c'est peut-être aussi pour cela que ce sage Moteur ne leur a point taillé d'organes semblables aux nôtres, qui n'ont pour tout effet qu’un simple raisonnement faible et souvent trompeur, mais d'autres plus ingénieusement travaillés, plus forts et plus nombreux qui servent à l'opération de leurs spéculatifs entretiens. Vous me demanderez : peut-être ce qu'ils nous ont jamais communiqué de ces grandes pensées ? Mais dites-moi, que vous ont jamais enseigné les anges non plus qu’eux ? Comme il n'y a point de proportion, de rapport ni d'harmonie entre les facultés imbéciles de l'homme et celles de ces divines créatures, ces choux intellectuels auraient beau s'efforcer de nous faire comprendre la cause occulte de tous les événements merveilleux, il nous manque des sens capables de recevoir ces hautes espèces.
« Moïse, le plus grand de tous les philosophes, et qui puisait la connaissance de la nature dans la source de la nature même, signifiait cette vérité, lorsqu'il parlait de l'arbre de science. Il voulait sans doute nous enseigner sous cette énigme que les plantes possèdent privativement à nous la philosophie parfaite. Souvenez-vous donc, Ô de tous les animaux le plus superbe ! qu'encore qu'un chou que vous coupez ne dise mot, il n’en pense pas moins. Mais le pauvre végétant n'a pas des organes propres à hurler comme vous ; il n'en a pas pour frétiller ni pour pleurer ; il en a toutefois par lesquels il se plaint du tort que vous lui faites par lesquels il attire sur vous la vengeance du Ciel. Que si enfin vous insistez à me demander comment je sais que les choux ont ces belles pensées, je vous demande comment vous savez qu'ils ne les ont point, et que tel d'entre eux à votre imitation ne dise pas le soir en s'enfermant « Je suis, monsieur, le Chou frisé, votre très humble serviteur Chou cabus ».