Je me suis posé bien des
questions en lisant la vie de Sainte Fébronie au 25 juin.
J’ai pensé que cela vous intéresserait de la lire. Mais, en
guise d’introduction, je vous livre quelques-unes des réflexions
qui ont tendance à me martyriser.
Nous ne pouvons sans doute plus
comprendre la logique de ceux qui sacrifièrent leur vie, allant
jusqu’au martyre le plus horrible, pour leur accomplissement. Bien
sûr, il existe toujours des martyrs aujourd’hui. Des gens sont
morts dans des conditions odieuses lors de la guerre de 40 ou encore dans les
camps du goulag ou encore au Khossovo et bien ailleurs. Mais presque tous
étaient forcés par les circonstances. Du martyre, ils s’en
seraient bien passés. Il y en a cependant une catégorie qui a
payé de sa vie l’honneur de ne pas livrer des compagnons de
combats. Mais ceux-là sont peu nombreux par rapport aux autres qui furent
obligés de se soumettre parce qu’ils ne pouvaient pas faire
autrement.
La fréquentation des
récits de la vie des Saints martyrs montre, comme le suggère un
beau titre de Jacques Lacarrière : “des Hommes ivres de
Dieu.” Cette ivresse, même sans bourreau, a amené nombre d’entre
eux à vivre dans des conditions inhumaines, s’enfermant par
exemple dans des cabanes où ils ne pouvaient ni se tenir debout ni se
tenir couchés ou encore se hissant sur de hautes colonnes et passant des
années en appui sur un pied. D’autres, passant leur vie immobiles,
dans la position de la prière puis finissant par mourir dans cette
attitude à tel point qu’ils tombaient en poussières quant
on touchait leurs cadavres. Personne ne leur avait demandé ça.
Les bourreaux romains, eux,
proposaient souvent une alternative : sacrifier à d’autres Dieux.
Mais la plupart des chrétiens n’avaient qu’une idée
en tête : recevoir la couronne du martyre qui n’était autre
que la certitude de l’immortalité.
Même dans l’Espagne du
16ème siècle, Sainte Thérèse d’Avila raconte
que, dans sa petite enfance, elle avait imaginé quitter sa maison pour
aller se faire décapiter par les Sarrasins. Elle y avait
d’ailleurs entraîné un de ses cousins. Sur la route, “malheureusement” ou “heureusement”, un
de ses oncles les croisa. Malgré cela, elle est morte dans son lit
Il n’y a pas si longtemps, des
missionnaires catholiques s’engageaient dans une vie de
“sacrifice” au nom de leurs croyances. Quelques-uns ont
d’ailleurs subi un sacrifice réel et pas seulement imaginaire.
Ils ne savaient pas qu’ils servaient
d’abord les comptoirs commerciaux occidentaux.
Hormis les agissements de
persécuteurs réels, les passions existent bien pour
elles-mêmes. Aujourd’hui, elles nous paraissent parfois
gênantes, voire ridicules. C’est qu’elles mettent en avant le
désir fou dans ce qu’il a de plus absolu. Nous nous en
défendons en inventant des explications rationnelles.
Notre société de
confort et d’hypertrophie du “Moi” a imaginé bien des
interprétations et inventé bien des catégories pour
expliquer ça. Nous avons la croyance qu’il y a une raison à
tout et une cause à tout effet. Ces phénomènes sont
souvent perçus comme des épiphénomènes ou comme des
phénomènes marginaux, exceptionnels. Qui, aujourd’hui, peut
encore évoquer le martyre d’Hallaj ou la position des gens du
blâme (Cf. La lucidité implacable, Sulamî, Éd.
Arléa 1991) sans penser à des
catégories explicatives de comportements aux limites de ce que nous
appelons la pathologie ? C’est une habitude que nous avons prise depuis
longtemps.
Sans parler
des martyrs il suffit de se plonger dans les descriptions de cérémonies Vaudou faites par
de doctes spécialistes. Elles font appel à des catégories
qui font partie d’une logique qui n’a rien à voir avec celle
qui préside à la cohérence symbolique du Vaudou. Il nous
est difficile de voir une séance Vaudou sans avoir en tête la
catégorie “hystérie”.
Étrangement, malgré
une position occidentale dubitative et hautaine nourrie par une abondante
littérature assez méprisante - qui faisait le désespoir
d’Alfred Métraux - le Pape lui-même est allé,
récemment, rendre hommage aux adeptes du Vaudou. Deviendrions-nous moins
prétentieux ?
Quoiqu’il en soit, la lecture
du martyre de Sainte Fébronie - au 25 juin - laisse pantois.
Douze pages chez les Petits Bollandistes pendant lesquelles
s’étale le sublime de l’horreur ! Mais on est presque plus
troublé par le long travail de description que par le contenu. Alors,
d’où se placer pour aborder un tel récit ? Psychologie ?
Morale ? Littérature ? Esthétisme ? Mythologie ?
Quand on lit l’atroce martyre
de Saint Vincent, (Cf Légende Dorée) on peut légitimement y
voir une métaphore du broyage de la grappe de raisin devenant le vin des
vignerons dont il est le patron. Son nom, populairement, rassemble le
“vin” et le “sang”. Le martyre de Vincent est une
réalité interprétée, arrangée pour
l’occasion. On peut en saisir la forte composante fictive. De plus il
s’inscrit dans un ensemble cohérent. C’est la position
mythologique.
Avec Fébronie,
le réel est moins fantastique, plus vraisemblable, donc plus troublant.
Mythologiquement, elle fait partie de ces nombreuses vierges martyres à qui
on attribue des tourments identiques.
Mais cette Sainte très peu
connue résume à elle seule toute la mélancolie qui hante
les récits de vies sanctorales. Vies dans lesquelles
l’exacerbation Faustienne du désir de retrouvailles de
l’unité perdue - ou de la perle perdue, ou de la Marguerite perdue
- dirige le Saint dans les chemins les plus sidérants.
Saint Jérôme, que les
Petits Bollandistes mettent en exergue, formule cela parfaitement :
“Viennent le feu, la croix,
les bêtes, puissé-je voir briser mes os, disperser mes membres,
broyer mon corps, puissé-je subir tous les tourments de l’enfer,
pourvu que je jouisse de Jésus-Christ.”
On
est là ailleurs que dans
les catégories “psychologie-morale-littérature”.
Seule la mythologie peut prendre le relais car elle seule rend conte et compte
de l’inconscient. C’est sans doute encore plus que de jouissance
dont il s’agit ?
Willy Bakeroot