Mythologiquesr

Écrit pour le site des "amis du conte et de l'imaginaire"

La passoire mystérieuse

ou la visite touristique à Carrefour.

De la France à la Belgique, il n'y a qu'un pas que je franchis de temps à autre pour me diriger soit vers le nord, en Flandre, soit vers le sud, dans les belles Ardennes boiseuses.

Mais que j'aille au pays de Tyl l'Espiègle ou à celui des batteurs de cuivre ou de Tchantchet, la frontière n'existe plus. Quelques vestiges sinistres témoignent de ce qu'il y avait, il n'y a pas si longtemps, un crible gardé par des Cerbères tamiseurs fidèles aux règlements. Aujourd'hui, la frontière est une vraie passoire devenue complètement invisible. On y passerait des éléphants que personne ne vous poserait de questions.

Je me rappelle une scène touchante, un dimanche matin d'il y a déjà longtemps, où, téméraire que j'étais, (ou inconscient) j'avais emporté quelques xylophones et tambourins, extraits de l'instrumentarium de Carl Orff, pour témoigner de mon travail dans ma famille.

"Veuillez ouvrir votre coffre" me dit un douanier. Je ne pouvais qu'obtempérer. Devant les sacs de lamelles et leurs bâtis en bois et devant les tambourins silencieux, le douanier resta perplexe. Je sentais bien qu'il essayait de discerner le bon du mauvais. Je ne sais pas si vous avez déjà vu un douanier en état d'essai de discernement ? Moi si ! Et j'en aurais beaucoup à vous raconter sur les passages de frontières.

Tout son corps semble imprégné alors d'une aura criblante. La crise dure d'ailleurs peu de temps et fait place à la formulation conjurante : "qu'est-ce que c'est que ça ? " Ouf ! ça va mieux quand on l'a dit.

"Ben ! c'est des instruments de musique" lui dis-je. Je rajoute tout de suite le mot "pédagogique" puis, "c'est pour les enfants", puis "c'est pour les enfants malades." En général, les douaniers ne sont pas très content de travailler un dimanche matin. Mais si vous les enveloppez avec des histoires de musique céleste et d'enfants malades, leur mécontentement se met à fondre quelque peu. Au bout du compte, vous finissez par arriver à les manipuler tellement qu'ils capitulent et qu'ils vont faire appel à leur chef.

Oui mais le chef, le dimanche matin, il fait la grasse matinée, dans sa maison, avec sa femme et ses enfants. En se dirigeant d'un pas fougueux vers le temple où résidait son chef bien aimé, le fonctionnaire me dit "est-ce que vous pourriez me sortir quelques instruments pour qu'on puisse savoir ce que c'est ?" C'était un dimanche de Pentecôte et je me demandais ce qui allait bien me tomber sur la tête. Ce qui m'ennuyait le plus, ce n'était pas le feu du ciel, mais c'était d'arriver en retard au repas de midi. Enfin, il faisait beau, et je ne pouvais tout de même pas décevoir ces archanges, gardiens des portes franco-belges.

J'avais étalé deux carillons et un xylophone sur la route quand le chef arriva, en pantoufle et habillé d'un pantalon qui ressemblait fort à un pyjama. En même temps que lui, la légion douanière qui occupait ce lieu fondit sur les instruments. Je fus bien obligé d'en déballer quelques-uns de plus. Il fallait voir ces douaniers accroupis, jouant tendrement une liturgie enfantine, régressant sur le tarmac et goûtant goulûment leurs divines mélodies. Je me serais cru à la maternelle. Ce n'était plus moi qui passait au crible, c'était eux qui réveillaient leur mémoire enfouie en laissant ressurgir leur enfance trop refoulée. Il ne restait plus qu'à leur faire quelques interprétations pour qu'ils décident de changer de métier.

J'avais envie de frapper dans les mains en disant "allez, les enfants, ça suffit, on m'attend pour manger !"

L'arrivée de quelques voitures les obligea à revenir à des travaux moins poétiques et me permit de ramasser les objets du culte pour les replacer dans leur tabernacle automobile.

"On vous laisse passer" dit le chef, "normalement on devrait vous faire payer des taxes mais enfin..." "il faudra nous signaler ça lorsque vous repasserez !" Puis il se dépêcha de rentrer chez lui. Les autres douaniers me regardaient partir avec un air de deux ou trois airs, pas clairs du tout, mais bien enfarinés. Ils auraient sans doute bien voulu jouer encore un peu.

Bof, on verra au repassage. Mon examen de passage était réussi et le jury subjugué. A cette époque, les trous de la passoire étaient assez étroits.

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Aujourd'hui, on ne tamise plus. Ce n'est pas étonnant si la passoire est un objet que l'on oublie facilement lorsqu'on emporte avec soi de quoi faire la cuisine en Belgique.

C'est ce qui m'est arrivé lorsqu'en plein mois d'août, j'étais allé à Bruges pour y retrouver la famille. Comme la maison était vide, j'avais emporté avec moi, non pas des instruments de musique mais une véritable batterie de cuisine afin que, une fois tout le monde arrivé, nous puissions aisément nous préparer des petits plats. Catastrophe, une fois de plus, j'avais oublié la passoire, vous savez, cet instrument en plastique qui sert dans la cuisine à égoutter les pâtes ou les légumes. Or, comme il y avait des enfants, on devait faire beaucoup de pâtes car ils aimaient ça. Comment les préparer sans passoire !

J'avais déjà oublié deux fois d'apporter une passoire, si bien que, de l'autre côté de la passoire, pardon, de la frontière, en France, j'avais déjà ramené deux passoires achetées à la dernière minute. Je n'avais pas le choix et je décidai de me mettre en quête de ce Graal transpercé et fabriqueur de secret.

J'avais le choix entre deux grands magasins : Delhaize ou Carrefour. Pour y aller, il faut passer par la porte Sainte Croix - normal que Carrefour soit par là. Je me dit "je vais aller d'abord à Carrefour, c'est plus grand et c'est moins cher".

J'arrive au magasin : pas de passoire ! Je cherche alors un vendeur : pas de vendeur ! Je finis par trouver une dame qui gardait le rayon des pains et viennoiseries. "Madame, pourriez-vous m'indiquer où je pourrais trouver une passoire en plastique, vous savez, pour la cuisine, pour égoutter les pâtes ou les légumes ?" Elle me dit "Ah ! Monsieur, excusez moi mais je ne peux pas vous répondre car je ne suis pas du rayon, mais si vous voulez, je vais téléphoner aux vendeurs, ils sont tous en train de manger."

Deux minutes plus tard, je vois arriver une petite dame qui prend son air le plus intelligent pour me dire "vous voulez quelque chose, Monsieur ?" "Oui Madame, je voudrais une passoire en plastique, vous savez, pour la cuisine, pour égoutter les pâtes ou les légumes." Elle réfléchit profondément puis, d'un air triomphant, elle me dit : "ah ! je sais, venez avec moi, Monsieur !" Je la suis alors dans les méandres des rayonnements carrefouriens et, quelques instants plus tard, nous aboutissons au rayon de l'électro-ménager. Je lui dit alors "mais Madame, il n'y a pas de passoire ici !"

C'est un comble de franchir un pas de passoire !

Elle prend alors de nouveau son air de réflexion intelligente et profonde.

Je me demande si ce n'était pas dû au fait qu'elle soit en pleine digestion. Excusez-moi pour cette petite digression mais vous savez bien que le corps humain est une passoire. Les aliments passent par un des trous et sortent de l'autre côté en secrétant les excréments. Ca ne va pas toujours tout seul. Il s'agit d'un trafic plein d'aléas qui troublent souvent le temps du passage, ou, en tous cas, qui marquent le transvasement par leurs caractères.
Rappelez-vous, ceux qui ont lu "Les voyages de Gulliver" de Jonathan Swift. (CF. "Voyages aux pays de nulle part" Bouquin-Laffont) Il fait visiter à son héros l'époustouflante académie scientifique de Lagado. Dans la section politique, un des académiciens propose, afin de "découvrir les complots et les cabales contre le gouvernement" "de considérer les excréments des personnes suspectes." "et de juger, par leur odeur et leur couleur, des pensées et des projets de l'homme, d'autant que, selon lui, les pensées ne sont jamais plus sérieuses et l'esprit n'est jamais si recueilli que lorsqu'on est à la selle". Il ajoute que lorsque le suspect songe à la manière la plus sûre de tuer le roi, les selles sont verdâtres.

Allez donc savoir ce que le thème de la passoire à provoqué chez cette brave dame qui achevait son repas-Carrefour ?

Elle prend donc son air de réflexion intelligente et profonde, puis, après quelques instants, elle tourne vers moi un regard presque implorant et me dit : "Vous la voulez en porcelaine ?" Atterré devant cette réponse surréaliste, je sentais les appareils électriques prêts à s'agiter. Avec un demi sourire, je lui réponds "ben ! ça dépend combien ça coûte." D'un air décidé, elle me dit : "venez, je sais où il y en a !"

De nouveau, je la suis pour arriver au rayon vaisselle. Là, elle s'agenouille et prend un énorme plat jaune en faïence qu'elle contemple en profondeur. Un beau plat, pas plat du tout, dans lequel on aurait pu mettre trente kilos de pâtes ou de légumes. Je lui dis "mais, Madame, ce n'est pas une passoire !". "Ah oui", me dit-elle, prenant un air très désolé, "il n'y a pas de trous dedans".

Je savais qu'on était en Belgique, où l'on inventa le surréalisme, mais tout de même, ça faisait rêver. J'avais envie de lui proposer d'intervenir auprès de la direction de Carrefour afin de leur demander s'ils ne pouvaient pas faire des trous dans le plat. En la remerciant avec un regard plein d'indulgence je suis allé chez Delhaize où j'ai trouvé une belle passoire en plastique bleu, vous savez, pour la cuisine, pour égoutter les pâtes ou les légumes. Elle était belle, la passoire en plastique bleu, en la retournant ça faisait comme la voûte céleste avec plein d'étoiles dedans.

Ce qui n'est pas mal non plus c'est qu'on peut s'en servir comme chapeau. C'est tout de même mieux qu'un entonnoir.

Quelques temps plus tard - de l'autre côté du tamis - j'ai animé un stage de formation aux contes, à la mythologie et à la connaissance de l'imaginaire. C'était un stage en deux sessions. Dès le premier jour, pour illustrer le fait que nous pouvons très souvent trouver des situations poétiques dans le quotidien, sans aller chercher des grandes considérations "artistiques", j'ai raconté l'histoire de la passoire. Le dernier jour de la seconde session, en arrivant le matin, j'ai trouvé sur ma table, un monceau de passoires en plastique... vous savez, pour la cuisine, pour égoutter les pâtes ou les légumes.
Les stagiaires avaient tout compris.

Willy Bakeroot

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