Mythologiques

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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L’imaginaire des ponts ne peut se passer d’évoquer un des géants les plus importants, celui qui a “fabriqué” la plupart des paysages de France : Gargantua. Il est probablement antérieur à toutes les formes de personnages gigantesques qui ont pris des noms divers et dont la fonction de demi-dieux était “constructrice” ou “fédérative”. Gargantua n’est pas une invention de Rabelais.
On le trouvait déjà dans huit textes antérieurs nommés “Chroniques Gargantuines”. Rabelais l’a fait exister dans la littérature de son temps avec une verve extraordinaire. (13) Mais déjà, avant ces chroniques, le nom de Gargantua existait sous les formes de Gargan, Galgan, Garganeüs, Gorgon, Gorgontuas etc.
Tous bâtis sur la racine GAR qui pourrait signifier GORGE. (Gargouille, gargouillis, gargariser, grailler, jargon etc.) Son père s’appelait Grandgousier.
Ou du grec Gorgos : “horreur”. Sa mère Gallemelle ou Gargamelle. La gorge se trouve au centre de l’oeuvre rabelaisienne comme voie de passage des souffles fécondants. A voir aussi à l'origine : JAR ou OIE, en rapport avec le géant OG qui accompagnait l'arche de Noé.

 

 

 

 

 

 


 

 

 

- Rotterda

 

 

Depuis la Beauce jusqu’aux confins des Pays de Loire, deux voies se faufilent dans des paysages humides et vallonnés. Elles serpentent, moins semblables à la Vouivre à l’escarboucle peu voyageuse, qu’à la Fée Mélusine qui pose les sinuosités de sa queue reptilienne sur un lit continu de verdure. Pour franchir les vallées, la fée poitevine s’appuie sur des ponts râblés, pattus et courtauds, terriens à souhait. En Anjou, c’est Rabelais qui les dessine. Gargantua, héros immémorial, tel une victime propitiatoire, veille dans chaque pilier afin que tienne l’édifice. S’ils n’ont pas l’élan de certains ponts vertigineux, ces géants lapidaires favorisent les forces telluriques du pays qui les enracine. Tout comme les grands ponts, ils enjambent et s’élancent vers l’au-delà. Construits par des pontifes audacieux, ils bravent les dieux des rivières et des fleuves ou les démons des vallées. Ils ouvrent une porte vers un ailleurs.
Une vieille racine indo-européenne “penth” signifie “voie de passage”. Elle a donné “Pons” en latin puis “pont” en français. Chez les Grecs, “patos” signifiait “chemin”. Pontos désignait la “mer” au sens de “lieu de passage” car la mer est une voie de communication par excellence.
Par exemple, le PONT-EUXIN désigne la Mer Noire.
Le terme “pont” a des sens variés, tous en rapport avec la construction d’un lien entre deux points séparés par une dépression. Il prête à bien des locutions signifiant des situations diverses, au propre ou au figuré. Il est alors qualifié : pont-levis, pont neuf, pont aux ânes, pont arc-en-ciel, pont d’or, ponts et chaussées, tête de pont, couper les ponts, faire le pont, etc. Il a donné ponter, entrepont, appontement, pontonnier, pontife et pontifiant.
Derrière ces mots, de nombreuses histoires mythologiques tendent souvent à évoquer le pont par excellence : celui qui mène de la terre au ciel. C’est pourquoi les seuls vraiment habilités à construire ces édifices sont les Pontifes (du latin Pontifex : constructeur de ponts) qui peuvent atténuer leur aspect périlleux.
Mélusine - Bois gravé du XVI siècle - tiré du “Roman de Mélusine”
Mais comment se présente l’imaginaire qui entoure ces édifices racontés par bien des mythes ?
L’imaginaire est ce qui se place entre le langage et ce qu’il désigne dans la réalité. L’imaginaire est partout. Il nourrit les imaginations. Chassez-le, il revient au galop, quelquefois sous les apparences les plus rationnelles. Son outil est le mythe - “muthos”, en Grec, signifie “parole prononcée”. Souvent il personnifie et divinise les objets et les événements, ainsi il raconte les ponts et leur attribue toujours un nom, un caractère et une part de mystère. Le produit du mythe, c’est la mythologie, grand ensemble langagier dans lequel nous allons puiser pour mieux connaître l’aura poétique de la vie des ponts.
L’imaginaire des ponts
Viaduc de Garabit

Les sociétés et les religions ont toujours imaginé des voies menant vers le ciel ou encore descendant vers la terre. Pour aller vers l’au-delà, il est nécessaire de passer un fleuve ou un abîme associé à l’enfer. Chez les Grecs, c’est l’Achéron, dieu fleuve qu’on traverse en barque. Il est gardé par Cerbère, chien à trois têtes.

Dans la tradition Iranienne le passage est un pont appellé “Chinvat” et gardé par des chiens. Trois juges prononcent le sort de l’âme. Les bonnes actions se présentent sous forme de belles jeunes filles. Les mauvaises sous forme de jeunes filles horribles. L’âme est alors précipitée aux enfers. L’Islam parle de “Sirat”, c’est-à-dire pont “diviseur”. C’est un passage périlleux, large pour les justes et étroit pour les pécheurs. Il peut être plus fin qu’un cheveu. Il bascule sous les pieds des méchants et les précipite dans l’abîme. (1)

La Geste du Graal raconte que les chevaliers passaient par des ponts fins comme des sabres pour entrer au château du Roi-Pêcheur. Ponts le jour, porte la nuit.

Dans la mythologie populaire occidentale, il s’agit de la voie lactée qu’on longe puis qu’on traverse, aidé par saint Jacques ou saint Christophe. Le but est de franchir les portes qui donnent sur l’au-delà. Les armoiries du souverain Pontife des catholiques portent toujours deux clefs correspondant aux deux portes, celle du cancer, en juillet et celle du capricorne en janvier.

Par ces portes, les âmes s’incarnent dans les liens du corps terrestre ou remontent au ciel. Symboliquement le souverain Pontife, porteur des clefs, autorise le passage.

Autrefois, construire un pont était de l’ordre du sacrilège étant donné la divinisation des fleuves. C’était mettre un joug sur le fleuve. Seuls les Pontifes, les plus importants des prêtres romains, gardiens des choses sacrées et des rituels étaient habilités à le faire. Ensuite, ce titre fut donné aux Empereurs romains.
De ces traditions nous reste le titre de “Pontife” désignant le Pape. Le Pontife des Catholiques est celui qui construit un pont entre la terre et l’au-delà. Il est responsable des ponts qui permettent d’accéder au ciel.
Mais si le Pape est un constructeur il est lui-même le pont. Cette notion identifiant le corps du constructeur et le pont est reprise avec notre Gargantua. Identifié au pont, il est un corps passeur et protecteur.
Les pontifes
Le Pons Sublicius (sur pilotis) fut le premier pont fabriqué pour passer le Tibre. Pont de bois construit sans aucun clou ni cheville, il était un défi au Dieu Tibre. (621 Av. Jc.) On ne devait pas utiliser de fer car c’est un métal impur - il rouille, ce qui l’apparente aux menstrues. Le présence du fer eut été une offense au Dieu. Chaque année au mois de mai, les pontifes jetaient dans le fleuve trente mannequins, pieds et poings liés, en sacrifice. Les mannequins auraient remplacé des victimes humaines. (2)
Porte du capricorne
Porte du cancer
Imagerie populaire Turque : "Pour marcher sur la route, l'assurance d'arriver au bout est la première condition. Cependant, cette même route est pleine aussi de descentes et de montées; de ruisseaux, de monts, d'angoisses et de souffrances."
Pont Sublicus à Rome
Armoiries du Pape Grégoire XIV (1535-1591)

La porte du capricorne s'ouvre avec le solstice d'hiver et celle du cancer avec le solstice d'été.
Ce sont deux périodes pendant lesquelles le ciel est ouvert.

Le corps du pont
C’est ce qui fait l’essentiel de son corps.
On lui met un “tablier” qui s’appuie sur des “culées”. Il est muni de parapets qui se nomment plutôt “garde-corps”. Le “parapet” viendrait de “para” au sens de “parer” ou “garder” et de l’italien “petto” qui signifie “poitrine”. (Lat. pectus)
Lorsqu’on fait une vue détaillée des parties du pont, on appelle ça un “écorché”. Serait-il sexué ?
Ponts, Viaduc, Aqueducs, Arcades etc. sont plantés de part et d’autre selon le modèle des jambes. Jambes de géant, corps de géants, personnages gargantuesques aux membres quelquefois multiples.
Passer sur un pont n’implique-t-il pas que nous l’imaginions semblable à l’architecture de notre corps.
Corps et pont s’identifient l’un à l’autre dans certains exercices physiques tels le foot-ball, le Yoga ou l’acrobatie - ils se nomment “demi-pont”, “petit-pont” , “grand-pont”.
Vu de face, le corps du pont est semblable à un “Janus bifrons” qui regarde d’un côté et de l’autre. Il est ambigu. Comme le Janus, relie temporellement l’avant et l’après du passage.
Bien que ses jambes soient profondément enfoncées dans le sol, il bouge comme bougent tous les corps soumis aux variations de température, aux vents, aux pressions de tous ordres. Ce qui est certain, c’est que les ponts sont bâtis sur l’incertain et qu’ils réagissent à l’environnement autant que les êtres humains qui rétablissent sans cesse leur équilibre. De plus, ces ouvrages d’art ont leurs pathologies et leurs remèdes.
Janvier ou Janus - Cathédrale de Chartres
Gargantua se servit de son corps pour faire un pont. Dans le Calvados, à Vire, “il s’endormit et abandonna un de ses bras au-dessus du ravin. Un savetier voulut emprunter ce pont improvisé, mais son bâton ferré piqua la chair, Gargantua bougea son bras, et le savetier tomba à l’eau.” (3) Quelquefois, il se sert de son “petit doigt”. Dans une version originale au caractère licencieux, le petit doigt désigne sa troisième jambe, soit son membre viril. Cela rejoint les productions oniriques relevées en psychanalyse et dans lesquelles le pont est un énorme pénis s’accordant ainsi à l’objet désiré. Si le pont a un caractère phallique, il est aussi féminin et même “maternel”. Témoin la construction d’arcades nommées “arcs de triomphe” qui symbolisent la “Mère-Patrie”.
Si le pont est une lancée audacieuse vers l’autre rive, c’est aussi un protecteur. L’imaginaire lié au pont s’observe en cas de vertige. Quoi de plus imaginaire que le vertige qui nous paralyse lorsque nous approchons d’un garde-corps surplombant une profondeur vertigineuse.
Pour éviter cette terreur, certains vont jusqu’à la folie pure et plongent dans le vide afin de la supprimer. Pas étonnant que le “garde-corps” se dise aussi “garde-fou”. Le vertige n’est pas uniquement lié aux ponts, mais le pont est un
Le corps est intimement lié à l’imaginaire. Et le corps se projette sur la réalité, en quête d’on ne sait quel “autre” corps perdu depuis le commencement de son histoire. Il essaye sans cesse d’établir des ponts afin de retrouver l’autre et calmer les angoisses de sa solitude. Malgré lui, il est attiré par tout ce qui peut lui suggérer l’image de cet autre corps.
Ainsi, le pont est-il toujours un géant aux jambes larges et solides qui nous sert de passeur au-dessus d’une dépression.
C’est un ouvrage d’art mais au sens ancien de “ars”, “artisanat”, servant à déjouer les difficultés ou les méfaits du réel. Dans les rêves, il peut être considéré comme un cordon ombilical à posteriori qui rejoindrait deux rives éloignées Le pont a deux jambes, même s’il est viaduc aux multiples arcades, et qu’alors, on puisse le comparer à une chenille, il s’agit bien de jambes qui servent à enjamber.
lieu privilégié de sa manifestation. Sur ou autour d’un pont, on peut tout imaginer : goûter le plaisir de la profondeur de la vallée, en avoir peur, contempler ce qui passe sous le pont.

Depuis le “garde-corps” on peut se lancer, attaché ou pas à un élastique, se suicider ou jouer avec la mort, on peut passer, s’abriter ou dormir sous le pont, traverser l’inaccessible, ou finalement, monter au ciel.

De nombreux récits racontent que la construction d’un pont étant trop périlleuse ou impossible, le Diable propose de réaliser l’ouvrage la nuit et terminera avant le chant du coq. Bien sûr, le Diable veut, en contrepartie, la possession de la première âme qui franchira le pont achevé. Quand tout est fini, on fait passer un chat au moment où le coq chante et le Diable se fait berner.

Dans la version du conte d’Henri Pourrat, le pont du Diable devait être achevé au douzième coup de minuit , mais à l’ultime coup de la cloche, le Diable fut surpris avec la dernière pierre dans la main. Le chat noir avait jailli du sac juste avant le dernier coup. Le Diable furieux jeta la pierre au loin. Mais personne n’a jamais pu terminer le pont. Il lui manque toujours une pierre. (7)

Paul Sébillot suppose que l’animal qui remplaçait la première âme était un substitut des anciens sacrifices. (8)

La part du Diable
Pour bien comprendre le sens de ce mythe que l’on rencontre dans toute l’Europe, il faut remonter au premier Roi Biblique, Nemrod, qui selon Flavius Josèphe, aurait fondé Ninive ainsi que le premier empire de la terre. (9) Arrière petit fils de Noé, Nemrod était petit fils de Cham, qui s’était moqué de son père ivre et nu. Dès son réveil, Noé l’avait maudit. Nemrod aurait-il hérité de la malédiction de Cham ? Son nom signifie “le rebelle”. Sa réputation d’orgueilleux le présente comme “grand chasseur, face à l’éternel” ou “contre l’éternel” et donc “opposé à Dieu”. Démesurément prétentieux et considérant la dépendance comme une servitude, il fit construire la tour de Babel afin d’établir un pont entre la Terre et le Ciel. (10) On sait ce qui arriva aux ouvriers qui n’arrivèrent plus à se comprendre car Dieu leur avait envoyé la confusion des langues. Ils se dispersèrent donc et l’ouvrage ne put être achevé.

Claude Gaignebet évoquant l’imaginaire des maçons et des architectes dit qu'ils sont tous descendants des constructeurs de la tour de Babel. (11)
Autrefois, leur patron était Nemrod. (12) Ils savaient qu’un Dieu parfait ne construisait rien et que, pour créer la matière et le monde, Dieu lui-même devait composer avec les forces du mal.

Nombre de récits de la création racontent cet appel à l’aide du Diable. “Lui seul jette les ponts, lance les tours vers le ciel”.

Depuis toujours, toute construction d’un édifice, est une prétention dangereuse parce qu’elle est transgression de l’ordre divin et demande toujours l’aide du Diable. Mais si le Diable construit le pont, pour garder la face il vaut mieux le berner.

On raconte, leçon de Sagesse, que Nemrod l’orgueilleux mourut à cause d’un moustique qui s’était introduit dans son nez. Il demanda qu’on lui tape sur la tête afin d’extirper l’insecte. Quelqu’un a dû frapper trop fort

La tour de Babel – Brueghel
Certaines ballades albanaises développent le thème de la femme emmurée. Dans l’une d’elle, l’épouse d’un des maçons fut désignée par le sort. Avant sa mort, elle demande qu’on lui laisse passer le sein afin qu’elle puisse donner à boire à son enfant, le pied afin qu’elle puisse le bercer, un oeil pour le surveiller, une main pour le caresser. Puis elle souhaite que l’édifice se fortifie.
La plus belle des ballades est sans doute celle du pont de Narte (actuellement Arta en Grèce)
Quand la femme tomba par terre on la recouvrit de pierres
Un des thèmes les plus impressionnants qui identifie un pont à un corps est celui de l’emmurement d’un être humain. Ce sacrifice a deux buts : satisfaire le Dieu Fleuve que l’on veut traverser et donner de la force à la construction. D’autres récits témoignent que des maçons voyaient s’écrouler la nuit le pont qu'ils construisaient le jour. Pour porter remède à cette malédiction, on emmurait vivant un jeune homme ou une jeune fille dans la construction.
“Lors de la première pierre du pont de Conflans, en 1890, en présence de M. Yves Guyot, ministre des travaux publics, au moment où l’on allait sceller dans la maçonnerie la boîte contenant le procès-verbal de l’opération, quelqu’un fit observer qu’on avait oublié d’y mettre la monnaie d’usage.” On alla chercher des pièces du millésime de 1890 qui furent placées dans la boîte. (6) Paul Sébillot note : Lors de l’achèvement du pont de Garabit, des habitants lancèrent un chat du haut du pont. Celui-ci ne mourut pas. Ils en lancèrent un second qui s’écrasa alors sur la terre. Cette histoire montre la pérennité de la croyance au sacrifice nécessaire à cet événement. Elle se relie mythologiquement à, celle du Diable berné. Nous allons l’évoquer.
Le pont sacrificiel
L’emmurement d’une femme-mère, avait d’autant plus de prix qu’elle avait témoigné de sa fécondité. Ce n’est pas que de la mythologie, (4) on a retrouvé, ça et là, dans des ruines de ponts, des squelettes de gens placés à des endroits significatifs. Paul Sébillot (5) relève le cas d’un pont à Rosporden (Finistère). Comme ce pont avait été souvent détruit, on consulta une sorcière qui conseilla d’emmurer sous les fondations un enfant vivant. “on le placera dans une futaille défoncée, tout nu, et il tiendra d’une main une chandelle bénite, de l’autre un morceau de pain”. On trouva une mère qui livra son enfant. A partir de ce moment, le pont ne s’écroula plus. Depuis, on a entendu maintes fois, la nuit, l’enfant appeler sa mère : “Ma chandelle est morte, ma mère, et de pain il ne me reste miette”. Le sacrifice humain devenu sacrifice d’animal puis sacrifice d’argent, est resté vivace juqu’au XIX siècle.
LE CHATEAU DE ROZAFÉ Albanie
Pendant trois jours, la brume avait enveloppé la montagne de la Bune. Puis, un léger souffle s'était levé et l'avait éloignée puis conduite jusqu'à Valdenuz. Là, travaillaient trois maçons, trois frères, trois chrétiens. Il construisaient un château : le château de Rozafé. Mais les trois frères étaient remplis d'inquiétude parce que ce qu'ils construisaient durant la journée s'écroulait pendant la nuit. Il ne savaient que faire pour remédier à cela. Un jour, un Saint Homme passa par là.
- Ah, quel bon travail vous faites ! leur dit-il.
Ils répondirent : - Quel travail ? Ce que nous bâtissons le jour s'écroule pendant la nuit. Mais toi, Ô Saint Homme ! peux-tu nous dire pourquoi ? Connais-tu le secret du bâtiment ? Le saint Homme répondit : - Ce secret, je le connais, mais le dévoiler, c’est commettre un grand péché ! Ils lui dirent : - Peu importe, que ce péché retombe sur nous.
Et le Saint de demander : -Etes-vous mariés tous les trois, avez vous tous trois vos femmes ?
- Oui, nous sommes mariés tous les trois et nous avons toujours nos femmes. Mais de grâce, dis-nous comment ces murs pourraient tenir !
Le saint leur dit : - Jurez-moi sur votre foi de ne rien en dire à vos épouses. Tous les trois jurèrent de ne pas en parler.
Alors le saint reprit : - Pour faire tenir ces murs, il ne faut pas travailler le dimanche. C'est la première condition. Ensuite, demain, celle de vos femmes qui vous apportera le repas, vous devrez vous en emparer et l'emmurer dans la base du château, alors, tout ce que vous construirez tiendra bien et résistera. Puis le Saint Homme s'en alla.
Le soir, les frères rentrèrent à la maison. Mais l'aîné renia sa foi donnée et informa sa femme afin de la prévenir du danger. Le second, peu soucieux de ce qu'avait dit le Saint Homme, ne sut pas garder le silence. Mais le plus jeune, celui qui était le meilleur, tint sa promesse et ne dit pas mot chez lui. Le lendemain, les frères se réveillent de bon matin afin d'aller travailler. mais jusqu'à l'heure du repas, leur coeur bat à tout rompre.
Dans la maison, la mère appelle ses brus, l'une après l'autre.
- Hé là-bas, ma grande fille, les maçons doivent manger, ils ont besoin de boire du vin, ils veulent une cruche. Elle répondit : - Ah maman, je ne peux pas car ce matin, je suis souffrante. Alors la mère appela la seconde bru. - Hé là-bas, ma seconde fille, les maçons doivent manger, ils ont besoin de boire du vin, ils veulent une cruche. Elle répondit : - Ah maman, je ne peux pas car je dois aller chez mes parents. Alors la mère appela la cadette : - Hé là-bas, ma petite fille, les maçons doivent manger, ils ont besoin de boire du vin, ils veulent une cruche. - Me voici mère, tout de suite, je pars à l'instant. Peux-tu veiller sur mon petit ! - Pars ma fille, prends le repas et porte leur, je veillerai sur ton petit.
Elle prit le déjeuner et le broc de vin et dévala vers Rozafé. Quand elle approcha de l'enceinte, tous les marteaux s'arrêtèrent, les coeurs cessèrent de battre et les visages devinrent blêmes. Lorsque son mari la vit, il poussa un juron et lança son marteau avec force contre les murs du château. Sa femme dit : - Pourquoi lances-tu ainsi ton marteau ? - Parce que c'est sur toi qu'est tombé le mauvais sort, et ce sort nous oblige à t'emmurer.
Alors, pleine de tristesse, la fille dit : - Longue vie à vous mes frères. Mais laissez-moi dire mes derniers mots. Quand je serai dans le mur, laissez-moi dehors une main, laissez-moi dehors un oeil, laissez-moi dehors un pied et laissez-moi dehors un sein. Car je quitte mon enfant et s'il se met à vagir, je veux pouvoir le suivre d'un oeil, le caresser d'une main, le faire têter d'un sein puis le bercer avec mon pied. Puis elle ajouta : - Que mon sein se pétrifie pour que le château reste fort et que mon fils puisse en jouir, qu'il devienne un grand roi et qu'il y fasse la guerre. Puis les trois frères l'emmurèrent.
Traduit par Kolë LUKA - Académie des sciences de la RPS albanaise - Tirana 1983 Mis en forme de conte par Willy BAKEROOT avec l'aimable concours de Zamir MUCA.
“Mon époux, mon triste époux
tu me fais arche du pont
Ah ! le pont, le triste pont !
Que tu trembles comme moi
quand les gens y passeront...”
Gargantua
Plusieurs substituts chrétiens ont pris la place d’anciens dieux païens. Ainsi Gargantua a fait place à : Saint Gorgon, que l’on invoquait pour les écrouelles , saint Georges, saint Blaise, saint Maurice, saint Pierre, saint Nicolas, saint Michel dont les apparitions se font souvent près de la mer, sur des monts appelés Gargan, saint Martin qui, à l’instar de Gargantua, laisse partout, aussi bien dans l’Indre que dans l’Allier, des traces de son passage : pieds, genoux, sabots de sa mule, pointe de son bâton etc. Puis enfin au plus proche des ses successeurs : saint Christophe, saint de la Canicule.

Ce thème se trouve aussi tout au long des récits de la mythologie européenne. Sortir ou entrer, passer de l’autre côté, c’est se métamorphoser, encore faut-il qu’il y ait un pont et que la voie soit ouverte. Gargantua est un passeur qui court parmi les champs avec sa hotte pleine de surprises.

Le corps de Gargantua rassemble tous les processus vitaux du vivant : il souffle, boit ou recrache les rivières, avale ou recrache les montagnes, défèque les collines, pisse les fleuves, et ainsi construit la campagne française. Il ne semble pas avoir beaucoup d’états d’âme mais, curieusement, il a peur des chiens, ces gardiens de ponts célestes, et il essaye de s’en débarrasser à coup de rochers.

Le Géant saint Christophe
“Si tu as vu Saint-Christophe, Tu ne crains aucune catastrophe”
Selon la Légende Dorée, saint Christophe était un géant. (14) Il avait un aspect effrayant. Christophe cherchait l’homme le plus fort du monde. Après avoir fait un séjour chez un roi, il remarqua que celui-ci avait peur du Diable. C’est donc que le Diable était plus fort ! Il partit donc en quête du Diable mais dès qu’il l’eut trouvé, il remarqua que celui-ci avait peur d’une croix. Il continua donc son chemin pour trouver le Christ qui faisait peur à tous et qui était donc le plus fort ! Rencontrant un ermite, il lui demanda où était le Christ. Pour le trouver, l’ermite lui proposa de s’installer comme passeur au bord d’un fleuve tempétueux. Là il passait donc les voyageurs, les sauvegardant ainsi des accidents éventuels.
Un jour, un enfant lui demanda de le passer. Il le prit sur son dos et essaya de traverser en s’appuyant sur son bâton. Mais le Fleuve devint houleux et l’enfant devenait de plus en plus lourd à mesure de la traversée. Christophe faillit tomber et se noyer. Il arriva tout de même sur l’autre rive et dit à l’enfant qu’il avait eu l’impression de porter le monde sur son dos. L’enfant lui répondit que non seulement il avait porté le monde mais aussi son créateur. Le soir Christophe planta son bâton. Le lendemain matin, le bâton avait fleuri. Saint Christophe est patron des passeurs, des voyageurs, des automobilistes et des touristes.
On l’invoque pour se protéger de la mort subite.

Le culte de saint Christophe est apparu vers le XIe siècle, signifiant un christianisme qui remplaçait les anciens Dieux. Christophe le géant remplaça Gargantua. De nombreuses effigies géantes apparurent. Il en reste encore aujourd’hui.

Au XVIIIe siècle, son culte s’amoindrit considérablement. “Impatient de la contrainte d’une religion d’État”, on supprime les images du géant. (15)

C’est le 20ème siècle qui le fera resurgir grâce au développement de l’automobile. “une curieuse alliance s’est faite entre le conservatisme politique des propriétaires de voitures et la peur de l’accident chez leurs épouses”. (16)

On se demande pourquoi l’Église Catholique a retiré ce saint du 25 juillet qu’il partageait avec Saint Jacques le Majeur. En le plaçant au 21 août, détruisant un système calendaire populaire qui faisait de Christophe un des maîtres de la Canicule. Il est d'ailleurs quelquefois représenté avec une tête de chien. Cet attribut consacre son appartenance au temps de la Canicule (chien) et l’apparente aux gardiens des ponts du ciel et des voies vers l’au-delà, tels qu’Anubis, les chiens du Sirat, etc. Pour sa part, il garde la Porte du cancer.

Une des raisons du retrait est, sans doute, que ce saint a trop l’apparence d’un mythe et qu’il fait partie des nombreux géants qui jalonnent les cités occidentales.

En France, les géants habitent nombres de villes du Nord et sont toujours bien vivants. Il sortent aux jours de fêtes à Douai, Cassel, Poperinghe, Cambrai etc. Saint Christophe a les caractères de Gargantua. Le plus grand chantre de Gargantua fut Rabelais.

Dans les stations-service on trouve des médailles de saint Christophe portant la mention : “regarde saint Christophe et va-t-en rassuré”.
Christophe caniculaire - icône grecque - Musée Byzantin, Athènes
Jérôme Bosch, Saint Christophe - Rotterdam
Mythologiques
Mythologiques
Gargantua - Bois gravé : Grandes et inestimables chroniques de 1531

(1) Il est amusant de noter que sur le parcours des grimpeurs de l’Aneto, (point culminant des Pyrénées) il existe un passage très délicat et dangereux qu’on appelle “pont de Mahomet”. (en référence sans doute à l’occupation Arabe) Pour le traverser, les crampons, piolets et cordes sont nécessaires.
(2) Denys d’Halicarnasse Antiquités romaines. I, 71. Écrivain grec mort en l’an 8 Ap.Jc.
(3) Pillard, 1987 p.97
(4) Le roman d’Ismaïl Kadaré : “Le palais des rêves” est hanté par le souvenir de ces sacrifices. La famille du héros porte le nom de Quprili (le pont. En turc : Köpru)
(5) Sébillot, 1979, p. 94
(6) Sébillot 1979, p. 103
7) Pourrat 1977, p.297
(8) Sébillot 1979 p.111
(9) Antiquités judaïques, I, 114, 115 (IV, 2, 3)
(10) Genèse 10 & 11
(11) Gaignebet 1985 p. 205-206
(12) Vers le XIIIe siècle, le patronage de Nemrod fut abandonné au profit du choix de Salomon et d’Hiram. Puis laissant Salomon, les maçons choisirent le patronage de saint Thomas, l’apôtre qui doutait et qui s’en fut aux Indes construire des temples pour le ciel.
(13) On trouve même Gargan dans l’est de la Turquie. Le Mont Ararat a un sommet qui se nomme “le Gargan”.
(14) Texte composé vers 1264 par Jacques de Voragine, archevêque de Gênes. Il raconte la vie des saints dans le style “historique” de l’époque. Garnier Flammarion, 2 vol. Paris 1967.
(15) Dontenville, 1973, p 242
(16) Dontenville 1973, p. 243

Bibliographie

La Bible, Maredsous, Brepols.
J. Chevalier & A. Gheerbrant,Dictionnaire des symboles,  Bouquins, Robert Laffont, Paris 1969.
Chansonnier épique albanais, Trad. Kolë Luka, Académie des sciences de la Rps d’Albanie, Tirana 1983.
Denys d’Hallicarnasse. Antiquités romaines, Belles lettres.
Dontenville Henri, Mythologie Française, Payot, 1973.
Gaignebet Claude A plus hault sens, , Maisonneuve et Larose, Paris.1986.
Gaignebet C.  & J.- D. Lajoux, Art profane et religion populaire au Moyen-âge, , Puf, Paris 1985.
Gérard André-Marie, Dictionnaire de la Bible, Bouquins, Robert Laffont, Paris 1989.
Godfrain Jacques, Les ponts, le Diable et le Viaduc, Le jardin des livres, 2003
Guénon René, Le roi du Monde,  Traditions, Gallimard, 1958.
Kadaré Ismaïl, Le Palais des rêves, Fayard, 1990.
LA LÉGENDE ARTHURIENNE, coll. Bouquins, Robert Laffont 1989
Le livre de l'Echelle de Mahomet, Document, Poche, lettres Gothiques.
Markale Jean, Merlin l’enchanteur,  Retz.
Pillard Guy-Édouard, Le vrai Gargantua, Mythologie d’un géant,  Imago, Paris 1987.
Pourrat Henri, Le Diable et ses diableries, Le Trésor des contes,  Gallimard, Paris 1977.
Rabelais, Oeuvres complètes, Éd du Seuil, 1999.
Revue de la Société de Mythologie Française. Paris.

Réalisé en 2007. Willy Bakeroot

NOTES et Bibliographie
Pont du diable - Thueyts, Ardèche