La visite au lac de Van (Turquie) Retour

Dans le texte d’Attar : Le voyage des oiseaux. Cent mille oiseaux partent à la quête de l’oiseau des oiseaux : Simurg. Trente seulement arriveront au bout du voyage à la montagne où se trouve Simurg. Qu’arrivera-t-il au bout du voyage ? Ils rencontreront Simurg dont le nom signifie “trente oiseaux“, c’est à dire leur propre miroir : eux-mêmes.

C’est vrai qu’on ne se découvre que si l’on rencontre quelqu’un. Mais il faut faire le voyage.

Il me revient souvent, de manière lancinante, une situation que j’ai vécue dans l’est Turc, non loin de la frontière iranienne. Nous nous étions arrêté à Van, au bord d’un lac de 200 Km de long, une véritable mer à une altitude de 1.700 mètres. C’était l’époque où il faisait bon emmener avec soi son huile de vidange de voiture. En fin d’après-midi je m’étais dirigé sur les hauteurs de Van, à environ 2.400 mètres, sur une route en construction bordée de gravats. Je comptais faire la vidange dans un tas de cailloux qui seraient remis sur la route. J’étais parti seul. Arrivé là-haut, le paysage était sublime. On pouvait voir très loin les montagnes de début du monde qui se baignaient dans la lumière extraordinairement limpide. On aurait vu un dinosaure déboucher d’une vallée sans être particulièrement surpris.

Personne dans ce lieu magique. J’ai descendu la voiture sur le bas-côté, dans les gravillons et j’ai changé l’huile. Ca n’était pas très écologique mais l’idée que cette huile allait être mélangée au goudron de la route me rassurait. Bien mal m’en a pris. Il devait habiter dans ce lieu quelque djinn belliqueux. Une fois l’opération terminée, je me suis assis dans la voiture et j’ai tourné la clé pour démarrer. Mais rien ! Pas un bruit, le moteur ne répondait pas. Son silence faisait écho au silence sacré dans lequel nous étions plongés.

Il y avait cinq ou six mètres à regrimper jusque sur la route. J’ai commencé à pousser, à pousser, à pousser... Je me voyais déjà descendre 25 kilomètres à pieds. Par un jeu de balancement, je parvenais à la faire avancer petit à petit. Mais, à 2.400 mètres, les efforts deviennent vite considérables et mon coeur a commencé à battre la chamade. Toutes les cinq minutes je m’arrêtais un bon bout de temps pour souffler et retrouver un coeur normal. J’ai du mettre une petite heure a parvenir sur la route avec, a la fin, un tel effort que j’ai failli m’évanouir tant le vertige me prenait. Appuyé contre la voiture, je regardais l’immensité en me demandant bien si je n’allais pas m’y fondre définitivement.

Quand tout à coup, deux djinns apparurent. Non ! deux gamins sans âge vêtus de nippes, la peau brûlée par le soleil, leurs yeux bleus contrastant avec le teint de leur visages. Un des gamins avait une besace trouée.
D’où pouvaient-ils bien sortir ? Très vite, ils s’aperçurent de mon malaise et vinrent vers moi. Ils dirent quelques mots en Kurde, incompréhensibles pour moi. Seul le Merhaba commun nous avait reliés. Puis, après quelques instants de silence pendant lesquels mon souffle insistait encore, je vis le gamin ouvrir sa besace et en sortir un petit pain noir qu’il rompit en deux m’en offrant la moitié.

Malgré le jour qui tombait j’eus comme une illumination. Le paysage devenait fantastique. Le lac de Van s’étendait jusqu’au ciel.

Au milieu, l’îlot d’Aghtamar et son église entièrement sculptée où Saint Grégoire l’Illuminateur... avait encore frappé !

Il y avait devant moi deux anges secourables qui m’apportaient le pain de vie. Eux qui n’avaient presque rien m’en offraient encore la moitié. J’avais honte de ma richesse : une voiture.

Je dois dire que c’est seulement bien après cette aventure que j’ai pu la "décanter" et y mettre des mots plus précis. Mais dans l’instant, après qu’ils soient repartis pour continuer leur voyage infini, j’ai lancé la voiture sur la pente où elle n’a pas eu besoin de démarreur pour se mettre en route et j’ai tout simplement pleuré.

Chaque fois que je peux retourner dans ce territoire sublime, le souvenir-présence des deux gamins compatissants lui donne une force et un sens qui s’enracine jusque dans mes rêves.

Je ne suis pas touriste pour deux sous. La visite des monuments et des musées m’ennuie, comme d'ailleurs, la plupart du temps, les spectacles du théâtre et du cinéma.

Mais écouter ou interroger les voix qui traînent ça et là, faire surgir un tiers vivant au milieu de notre contemplation, c’est plus passionnant que tout et ce n’est pas du virtuel.

Willy Bakeroot

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