Conter, une action qui marque le temps


Le conte. Voilà une affaire de langage et de parole.

Avatar du mot "COMPTE" qui vient lui-même du mot latin : « PUTARE » qui signifie principalement : « élaguer les arbres », le mot "CONTE" a un sens d'organisation (le mot anglais « computeur » est de la même origine). Le conte est un « ordonnanceur » du langage et de la parole. On trouve en lui toutes les bases de l'organisation langagière, tant sur le plan du vocabulaire que sur celui de la logique qui assure le bon déroulement des phrases dans le temps. Comme les branches d'un arbre dans lequel ils ont puisé leur substance, les contes constituent l’arbre de la mythologie.

Le conteur est celui qui, rassemblant les branches, compose des ensembles qui enchevêtrent parfois de multiples thèmes. En les offrant à ceux qui l'écoutent, le conteur est d'abord un Être de mémoire qui connaît la mythologie de sa communauté. En décrivant des situations simples touchant de près aux fonctionnements physique et psychique des humains les contes participent du travail de mise en langage et d’accès à la parole.

La COMPTINE pourrait être le « petit conte ». Elle se présente comme un répertoire essentiel pour l'enfant qui s’entraîne à la prise de parole. De plus, elle véhicule de nombreux éléments sensés en rapport avec les mythes et les rituels les plus anciens.

Les contes transmettent des thèmes souvent tragiques qui préoccupent des  personnages tentant avant tout de sauver leur peau. C’est bien mal connaître le monde des contes que de les croire seulement endormeurs d’enfants ou paroles calmantes dans les bouches de nos bonnes grand-mères. Ils sont loin d’être de simples bluettes telles qu’on les imagine souvent par méconnaissance.
« Mains coupées, yeux crevés, décapitations, incestes, festins de chair humaine… » (2) Il est beaucoup question de mort, de naissance, de sang, et, d’une manière métaphorique ou non, de menstrues, de sperme, de merde, d’urine…
Les contes se situent au ras de la réalité. Ils ordonnancent les choses de la vie élémentaire et quotidienne. Pour autant leurs contenus ne décrivent pas des situations avec la précision d’une observation réelle. Ces contenus sont d’abord évocateurs, jouant avec les métaphores, ils s’adressent plus à l’inconscient qu’à la perception ordinaire.


Pour exemple : par une série de processus initiatiques qui se réfèrent à la fécondité, « le petit chaperon rouge » met la petite fille devenue pubère en rapport avec le sang cataménial. Si le chaperon est rouge, on ne nomme pas le sang des règles, pourtant la fille mange la chair et boit le sang de sa grand-mère tuée par un animal hautement porteur de fécondité : le loup. Ce conte rassemble les angoisses du devenir de la petite fille devant le destin inéluctable de sa fécondité future. Elle recule devant le chemin des épingles qui touchent à la robe de mariée et préfère celui des aiguilles de la technique couturière. Les rôles que l’on donne généralement au loup ou à la grand-mère sont surfaits. L’espace poétique joue de son efficacité indépendamment de toute désignation plus rationnelle. Réduire ces personnages à des images fixes ou des fonctions édulcore la force du conte.

Il n’y a pas vraiment d’images dans les contes traditionnels. Le récit a la vertu de ne jamais s’arrêter, il coule rythmiquement et entraîne celui qui écoute dans un temps où les péripéties se succèdent par grandes propositions simples à comprendre. L’auditeur se laisse porter  dans le temps. « il était une fois un roi » « le roi habitait dans un château » « le roi avait trois filles » « une jeune femme était allé faire du bois » « l’ours guettait la jeune femme » etc. Ce sont presque des gestes. Cette liaison de la parole prononcée avec un geste dramatique est sans doute à l’origine de la fascination que nous avons pour les contes. C’est qu’ils nous entraînent rythmiquement, charnellement, physiquement dans une sorte de danse qui rejoue le drame.

Paul ZUMTHOR, dans “La lettre et la voix” résume l’union du corps et de la parole : “Un lien fonctionnel lie en effet à la voix le geste : comme la voix, il projette le corps dans l’espace de la performance et vise à conquérir celui-ci, à le saturer de son mouvement. Le mot prononcé n’existe pas (comme le fait le mot écrit) dans un contexte purement verbal : il participe nécessairement d’un procès général, opérant sur une situation existentielle qu’il altère en quelque façon et dont la totalité engage les corps des participants.”(3)

Michèle SIMONSEN met en valeur le plaisir rythmique : « le jeu langagier l’emporte de loin sur l’intérêt narratif d’un récit réduit à son ossature minimale.(4) Cette assertion est applicable à tous les contes en général. Il y a un plaisir rythmique de l’ordonnancement qui dépasse le narratif. De même, ce narratif ne peut se passer du rythme de l’ordonnancement. On mesure l'intérêt d'un conteur à son style, son rythme, son mélodisme et sa mémoire. Ce sont des caractères fondamentaux de l'oraliture. Si les contes sont souvent placés du côté du rêve, c’est sans doute pour se défendre contre les remontées dans la mémoire de souvenirs parfois gênants que l’adulte refoule tant bien que mal. Souvenirs qui accompagnent chacun à travers son développement depuis la prime enfance.


La plupart du temps, le mot « conte » évoque d’emblée les fées et « Blanche neige » ou « la belle au bois dormant ». Ils sont appréhendés comme des bluettes au centre desquelles le baiser d’un prince charmant serait l’argument principal. Walt Disney, passant par là, a considérablement édulcoré le caractère et le sens des contes en les noyant dans la guimauve. Déjà Perrault, en adaptant les récits oraux pour l’écriture, les avait moralisés et finalisés pour le meilleur des mondes en inventant le « ils furent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants ».

Le conte permet d’établir une relation dense entre l’éducateur-conteur, les enfants ou même les adultes, relation enrichie du jeu avec le langage qui supporte, favorise, et met en forme le foisonnement de l’imagination. L’intérêt des contages semble évident par l’apport de la langue, des structures syntaxiques, des processus temporels et du vocabulaire. La fréquentation des contes offre une série de points de repères qui tiennent à la structure même d’un langage simple et bien balancé ainsi qu’aux thèmes contenus dans ce qui est raconté.

Le conte est entendu et propose ce que Pierre LAFFORGUE appelle un « prêt à penser » (5) même lorsqu’il s’agit d’enfants qui ont peu accès au symbolique, (tels certains enfants ou certaines personnes présentant des troubles psychotiques ou autistiques)
On voit bien donc que conter permet à l’éducateur d’établir une complicité langagière avec ceux qui l’écoutent. Complicité favorisant un « entre-deux » (6) fait de la limite du symbolique et de la liberté du jeu imaginaire. Il serait naïf de prendre le conte pour un médicament, autant en pédagogie qu’en thérapie ; ou de prétendre en connaître rationnellement ses effets sur les auditeurs. Le conte n’appartient à personne et, comme le suggère Bruno BETTELHEIM (7), il fait son travail indépendamment de celui qui raconte… à la cantonade.

A bon entendeur salut.

Willy Bakeroot Animateur des stages "Atelier contes" à Buc-Ressources.

 

(1) Alfred Jarry - Livres d’enfants. - La chandelle verte - 1 juillet 1903.
(2) CF. l’article sur les contes des frères Grimm de Clara Dupont-Monod : A ne pas lire avant de s’endormir, in Revue Marianne, N° 91 janvier 1999.
(3) Paul ZUMTHOR La lettre et la voix, Editions du Seuil - Paris 1987
(4) Michèle SIMONSEN, Le Conte populaire, p. 18, Puf,1984.
(5) Pierre LAFFORGUE, Petit Poucet deviendra grand, Mollat éditeur, 1995
(6) Cf. D.G. WINNICOTT, le concept « d’espace transitionnel ». Jeu et Réalité, Gallimard
(7) Bruno BETTELHEIM, Psychanalyse des contes de fées, Hachette.
“Puisque l’histoire avec un grand H, n’est que le ressouvenir des contes d’enfants, mis à la portée des grandes personnes, celles-çi, assurément, s’offriraient une plus profitable lecture en retournant à leurs premières chimères, les moins chimériques.”(1)