Le CONTE en MUSICOTHÉRAPIE ACTIVE :
UN TRAVAIL DE SYMBOLISATION
Willy BAKEROOT
“Musique élémentaire, orchestration élémentaire, formes verbales et motrices élémentaires. Qu’est-ce qu’élémentaire ? Élémentaire, en latin “elementarius”, signifie appartenant aux éléments, aux substances primaires, essentielles, relatif aux origines. Par conséquent, qu’est-ce qu’est une musique élémentaire ? Musique élémentaire n’est jamais musique seulement, elle est reliée au mouvement, danse et parole, c’est une musique que chacun fait lui-même, dans laquelle on s’implique, pas tant comme auditeurs mais comme co-exécutants. Elle est pré-intellectuelle, ne connaît pas de grandes formes architecturales, produit ostinati, petites formes répétitives et de rondo. Musique élémentaire est terrestre, innée, corporelle, que n’importe qui peut apprendre et enseigner. Elle est adaptée à l’enfant.” (1)
Nous retenons avant tout, de ce que dit Carl Orff, que Rythmo-mélodisme,
Mouvement/danse, et Parole sont intimement reliés. La musicothérapie
active se base sur cette “triangulation”. Elle offre à tous
les genres de patients, moyennant un aménagement permanent aux cas et
aux situations, un lieu favorable à la reconstruction. La “musique élémentaire” est
adaptée à la population à laquelle nous avons à faire
La presque totalité des patients qui nous sont confiés n’ont
pas un accès normal à la symbolisation. Leur parole est souvent
balbutiante, mal assurée, parce qu’un travail d’enracinement
n’a pas pu s’opérer pour toutes sortes de raisons. Ils sont
toujours “brouillés” avec le langage symbolique.
L’objectif final de toute démarche thérapeutique, de toute
tentative de reconstruction, vise à l’accès au symbolique,
c’est-à-dire à la parole. C’est ce qu’on appelle
la symbolisation. Elle seule redonne un sens à l’humain. Mais
cette parole ne peut exister pleinement si elle ne s’enracine pas dans
le mouvement du corps et le rythmo-mélodisme.
Carl Orff qui s’est toujours passionné pour les origines du langage a fait oeuvre d’anthropologue en proposant le retour aux procédés traditionnels de l’expression humaine. Sa recherche des universaux fondateurs nous a amené à une attention particulière aux formes dramatiques des sociétés dites de style oral. Les thérapies qui y sont pratiquées se basent toujours sur la “triangulation”. La parole est toujours mise en chant (incantée) et le plus souvent dansée ou mimée.
L’aspect que je veux évoquer ici est celui du contenu de la parole
qui est, par essence, mythique et mythologique. A savoir que le mot “mythe” vient
du grec “muthos” qui désigne la parole.
Il faudrait plus de deux pages pour expliciter ce thème. Retenons au
moins qu’une thérapie doit, dans ses processus, inclure et prendre
en compte les aspects imaginaires du discours des malades. Les aspects mythiques
personnels qui le sous-tendent ainsi que la mythologie auquel il se réfère.
Les contes sont la voie royale d’accès à la mythologie
Très souvent pourtant la question est posée : “Quelle
est la raison qui fait aborder le domaine des contes dans une formation à la
musicothérapie active ?” ou encore “Qu’est-ce que
les contes ont à voir avec la musique ?”
Carl Orff, qui s’est inspiré des procédés des sociétés
traditionnelles, nous propose la voie de la cohérence : toutes les thérapies
traditionnelles s’enracinent dans les récits des mythes et, simultanément,
dans le rythmo-mélodisme.
Il est vrai que dans les mentalités occidentales d’aujourd’hui, la catégorie “contes” ne s’associe pas nécessairement avec le jeu musical (2). C’est que les contes sont presque toujours placés du côté du “littéraire”. On avance alors l’appellation de “littérature orale” - sans penser qu’on pourrait tout aussi bien dire “oralité littéraire”. Mais la prépondérance de la “littérature” (la “lettrure” comme on disait autrefois) est nette. Son pouvoir n’est jamais remis en question.
On peut remarquer, par exemple, combien les contes des “mille et une nuits” sont farcis de chants mais, quelles qu’en soient les traductions, leur lecture ne dit rien de leur rythme ni de leur contage oral avec le ton, la mélodie, les silences, les respirations et le mouvement des corps. La logique de l’écriture trahit aussi bien leur mode oral qu’une bonne partie de leur sens et de leur contenu.
Dans le discours courant, la catégorie “contes” ne se distingue pas clairement, de la catégorie : “littérature”, qui rassemble la puissance de l’écrit. Les contes sont connotés le plus souvent par la naïveté, la simplicité, le mystère, le populaire et le mythique. Ils s’examinent et s’analysent à travers la lorgnette et la logique de la littérature.
Pourtant, par l’étymologie, nous découvrons une richesse insoupçonnée et surtout une rigueur du conte, qui n’a rien à envier à la littérature. Le terme “conte” est un avatar du terme “compte”. Tous deux sont issus du même mot latin : “putare” signifiant “émonder les arbres” ou “apurer un compte”. D’où aussi “amputer” et “computeur” (ordinateur) : arrêter un compte et calculer. “Putativus” à plutôt le sens de “imaginaire”.
Le terme “conter” - computare - a pris le sens de raconter - re-compter
- à partir d’“énumérer”. Le conteur
ra-conte, énumère la mythologie dans le même sens que les “comptines”.
(qui servent souvent à compter et désigner un joueur)
Nous avons donc là, nettement, le sens d’un ordonnancement de
la parole qui “met en ordre” la complexité des mythes. La
mythologie est souvent transmise par les récits très rythmisés
des conteurs. Le mythe signifie aussi “récit”.
Qui dit ordonnancement dit rythmisation, mesure,
formulation ordonnée,
c’est-à-dire tout ce que nous pouvons trouver dans un énoncé rythmo-musical.
(3)
Le musicien “ordonne” le temps par son rythme et sa mélodie.
Le conteur “ordonne” le temps par le rythme de sa parole et le
ton de sa voix.
Les deux démarches sont quasi identiques, du moins en ce qui concerne
l’acte de formulation. Sur le plan de l’expression, elles ont toutes
deux la même force de structuration du discours, de la pensée
et du temps.
Leur différence tient en ce que la démarche du conteur procède
du mythe (Muthos) et contient un sens que n’a pas la démarche
du musicien pur.
Mais tous deux déconstruisent et reconstruisent le temps (4) selon des
processus qui restent à définir, sans doute dans un langage autre
que celui du “tout-rationnel”.
Selon moi, l’expression la plus accomplie du phénomène
musical est le chant dansé. Les plus anciennes formes dramatiques religieuses
ou thérapeutiques nous ont laissé un avatar bien édulcoré mais
souvent sympathique : la comédie musicale, expression toujours “triangulée”.
En outre il nous reste, pour le chant, une fascination qui s’est pérennisée
depuis les origines. A remarquer combien les chanteurs populaires s’entourent
de danses et entrent eux-mêmes dans le mouvement.
C’est pourquoi il est important pour un musicothérapeute de s’initier à la
logique du conte et du mythe car ils fonctionnent sur un mode rythmo-musical
tout en apportant un élément que ne possède pas la musique
pure : le sens.
C’est la grande richesse du conte que de véhiculer en même
temps le sens et son ordonnancement rythmo-mélodique, en vue d’une
cohérence et d’une compréhension.
Se référant seulement à la
voix, Paul ZUMTHOR, dans “La
lettre et la voix” (5) résume l’union du corps et de la
parole :
“Un lien fonctionnel lie en effet à la voix le geste : comme la
voix, il projette le corps dans l’espace de la performance et vise à conquérir
celui-ci, à le saturer de son mouvement. Le mot prononcé n’existe
pas (comme le fait le mot écrit) dans un contexte purement verbal : il
participe nécessairement d’un procès général,
opérant sur une situation existentielle qu’il altère en quelque
façon et dont la totalité engage les corps des participants.”
La population enfantine en est l’expression permanente. Les mots vont avec les gestes. Et c’est pourquoi l’expression de l’enfant est si vivante. L’enfant se construit en étant ancré dans la triangulation “corps-parole-rythmo/mélodisme, - en même temps qu’il la construit - à condition que celle-ci soit rendue possible par les conditions de vie.
Il est utile pour nous d’approfondir les références traditionnelles
et ethnographiques de ce style de musicothérapie.
Ces traditions offrent de multiples rituels qui sont toujours “globaux”,
mettant en action ce que nous avons trop séparé, dans les catégories
de nos modes de pensées en distinguant, la parole, la musique, la danse.
De plus, elles sont , dans tous les cas, liées aux mythes.(6)
Il est indispensable de tenir compte de cette union quasi congénitale
du mythe chanté et dansé. Le mythe étant la parole, le
chant (l’incantation) l’élément rythmo-mélodique
et la danse le mouvement corporel.
Reste à développer l’étude de leurs rapports. C’est
un travail qui ne pourra sans doute jamais se terminer, ces rapports procédant
de configurations qui se développent à l’infini. C’est,
comme dit Claude Lévy Strauss “in-terminable”. (7)
Au centre il y a : l’incantation - in cantare - mise en chant. Le conte,
d’une certaine manière, est une mise en chant. Son “travail”,
comme dirait Bettelheim, opère au coeur même des processus de
symbolisation et c’est là que réside à la fois la
fascination qu’il provoque ainsi que son efficacité.(8)
Le lien entre “conte” et “rythmo-mélodisme” me semble évident, les deux champs étant de même nature et inséparables.
(1) Extrait emprunté à l’introduction au Shulwerk de Carl Orff, édition allemande. Reprit dans l’introduction de l’édition Italienne de Giovanni Piazza, “Orff Schulwerk, musica per bambini, Ed. Suvini Zerboni - Milano.
(2) Contrairement à ce qui se passe
dans les sociétés traditionnelles où les disciplines sont
beaucoup plus “en liaison” que chez nous. La parole, le mouvement
corporel et le jeu musical ne sont que les trois faces d’un même
axe de formulation. Les grecs, par exemple, n’imaginaient pas pratiquer
ce que nous appelons le “sport” sans accompagnement musical : chants
et instruments. On a oublié que les participants aux jeux olympiques étaient
tenus de subir - dès le départ - une épreuve musicale
de chant.
En Iran, le “Varzech bastanè” (exercice antique) rend compte,
aujourd’hui, de ce que pouvait, sans doute, être l’exercice
du corps chez les grecs. Ce travail global, pratiqué dans les Zourkhanè,
(demeure de la force) allie l’instrument et le chant en une intimité que
nous avons bien perdu dans nos pratiques. Le théâtre iranien Tazieh
nous en donne une vision remarquable.
Si l’on se tourne du côté de l’orient, la seule référence
au Ramayana ou au Mahabaratha illustre clairement la globalité de l’expression
humaine. On peut la repérer dans une forme qui existe encore chez nous
: la comédie musicale et l’opéra. L’engouement populaire
pour les chanteurs, qui s’efforcent de bouger tant et plus en s’accompagnant
souvent de danseurs, doit tenir à cette fascination inconsciente pour
cette globalité qui est synonyme de cohérence et et d’élaboration
opposée au morcellement.
(3) Michèle Simonsen, à propos des contes “non-thétiques”, type hâbleries et randonnées, écrit “le jeu langagier l’emporte de loin sur l’intérêt narratif d’un récit réduit à son ossature minimale” . Je pense que cette assertion est applicable à tous les contes en général. Il y a un plaisir rythmique de l’ordonnancement qui dépasse le narratif. De même, je crois que le narratif ne peut se passer du rythme de l’ordonnancement. In Le Conte populaire, p. 18, Puf,1984.
(4) Cf. Claude Lévy-Strauss, Le cru et le cuit, chap. I : Ouverture, pp. 1 à 40 - Ed. Plon 1964.
(5) Paul ZUMTHOR Editions du Seuil - Paris 1987
(6) Même dans le cas du tarentisme qui pourrait montrer l’exemple de l’utilisation du rythme musical seul, le mythe de l’araignée - la tarentulle - fédère les éléments du rituel.
(7) Cf. Claude Lévy-Strauss, Le cru et le cuit, chap. I : Ouverture, p.14 - Ed. Plon 1964
(8) Voir l’article “l’efficacité symbolique” in “Anthropologie structurale I”, Claude Lévi-Strauss. Éd. Plon. 1974. pp. 205 à 226.