Musicothérapie active
Tout ce qui vit est né dans le
brouillard et non dans le cristal.
Et qui sait si le cristal n'est pas une brume
en déclin.
Khalil Gibran.
CARMINA
LE SENS ET LA MÉMOIRE
La substance des mots n'est-elle pas faite de mémoire ? Mémoire de leurs relations conjuguées !
Ainsi, au cours de leur histoire ils se sont chargés de sens multiples,
sur le mode de la mythification. Chaque mot, s'est emboîté
à la vaste charpente du langage dans laquelle le moindre
élément a un sens par sa fonction. Chaque mot, telle une graine
qui pourrit et qui meurt s'est ouvert pour enfanter des racines puis des tiges,
des branches, des feuilles et des fleurs.
Habitués que nous sommes,
dans notre logique de l'écriture, à penser les choses sous forme
d'images fixes, nous prenons facilement la mémoire pour une banque de
données dans laquelle s'accumulent des morceaux inertes telles les informations dans
l'espace d'un disque dur d'ordinateur.
Mais la mémoire est
plutôt une affaire dynamique de temps, tel l'épanouissement d'une
plante. Elle est consubstantielle aux rythmes des mouvements corporels. Nous ne
la possédons pas, nous lui
appartenons.
Un cultivateur me disait un jour :
"vous savez, Monsieur, c'est quelque chose de regarder pousser les
plantes !" Ce n'était pas seulement la contemplation d'une
image mais plutôt la participation à un processus, à un
déroulement temporel : le fascinant destin qui rythme toute chose en
l'incarnant dans un espace.
Et je pense aux observations
très fréquentes que l'on peut faire avec les psychotiques
lorsque, dans un état de quasi sidération, ils regardent
indéfiniment l'eau couler.
Sans évoquer ces situations
extrêmes, il suffit de contempler le feu qui flambe ou les vagues de la
mer pour y trouver le reflet séduisant du rythme qui nous fait advenir.
En pénétrant dans la
mémoire du mot, carmina évoque d'abord un chant, mais il serait
dommage d'en rester là. Sinon, pourquoi ne pas appeler le journal
"chant", tout simplement ?
Rejoignant le thème du temps
de la parole, "carmina", d'abord "charmin", signifie, du
latin "carmen-carminis", une pièce en vers, en
général un poème, en particulier la poésie lyrique,
mais aussi une parole magique, un enchantement et même une formule religieuse
ou judiciaire.
CARMINA et le Temps :
le fil du Souffle et du Tissage
Le latin "carminare" est
en rapport direct avec le tissage et le souffle. Il signifie : "carder la
laine". Il avait pris le sens de "disperser en grattant". De
là, il passe dans le domaine médical : "purifier en
éliminant." D'où "carminativus" qui donne en
français "carminatif" désignant une plante propre
à favoriser les gaz intestinaux.
Il faut rappeler que les anciens
avaient une vision bien plus concrète que la nôtre des réalités
du corps humain. Le souffle - l'âme - n'était pas cet ectoplasme
auquel on nous a habitué mais l'énergie spirituelle qui nous
habite de haut en bas et de bas en haut.
Quelquefois, cette énergie
nous "gonfle", nous "agite", nous fait "perdre la
tête" mais sans elle, pas de fécondité.
Carminare, dérivé de
"carmen" = corde, est passé en français dans
"charmer" ("carmen" donnant parallèlement
"charme") avec un développement sémantique très
particulier, le sens technique du latin étant assuré par
"corder", "corde".
Si le jeu rythmo-musical est
l'arrangement poétique du temps, il n'est pas sans rapport avec le
tissage des fils. Les terribles Parques, accompagnant les phases lunaires,
président au destin de tout homme. L'ainée, Clotho possède
un fuseau avec lequel elle file l'enchaînement temporel, la seconde,
Lachésis, mesure le fil et la plus petite, mais aussi la plus terrible,
Atropos, celle à laquelle nul ne peut échapper, coupe le fil.
Nous sommes toujours là dans
des processus de filage et donc de déroulements temporels et rythmiques.
Fil et fileuses, rouets et navettes, cordes et cheveux, autant de symbole du
temps qui passe magiquement, déroulant ses scansions, syncopes,
contre-temps, silences, appuis, continuos et souvent nous emmêlant dans
ses charmes ou ses pièges.
La mythologie Dogon nous enseigne,
par exemple, un fabuleux assemblage du tissage et du rythme de la parole dans
la création du monde : la robe de la terre est tissée par la
bouche du Nomos. Un fil est attaché à chaque dent. C'est en parlant
que le Nomo fait se croiser les fils. La parole se place dans les interstices
du tissu.
C'est aussi du rythme temporel que
sont nées les Muses. Il a fallu neuf nuits passées avec Zeus pour
que Mnémosyne (la mémoire) enfante les neufs Muses. Curieusement
on la représente en train d'enfoncer rythmiquement un clou.
Il n'y a pas, à proprement
parler de Muse régissant ce que nous appelons, en Occident, la musique,
leurs caractères individuels ont été donnés
très tard.. Nous y avons assigné Euterpe dont le nom signifie
"celle qui se réjouit bien". Mais toutes étaient d'abord déesses du rythme
et des nombres et, du haut de leur montagne, elles favorisaient l'inspiration.
En fait, Muse signifie "tourbillon" ou "tourmente". C'est
du sein de ce lieu sauvage qu'elles inspiraient tout processus de
réalisation.
C'est aussi d'un souffle sauvage que
naît le fil d'un chant - carmina. D'un souffle, dont on ne sait
d'où il vient ni où il va, mais que l'on épouse et que
l'on accompagne pour lui donner un sens.
CARMINA et le rouge, le sang et le feu
Plus couramment, "carmina"
évoque aussi la couleur rouge extraite des femelles de la cochenille -
un rouge intense - qirmiz, en arabe, kirmizi en turc. Par métonymie, il
s'applique à la couleur rouge et s'emploie comme adjectif.
On peut également y voir le
croisement de l'arabe "qirmiz" (cochenille) et du latin
"minium" (vermillon), bien qu'un latin médiéval
"carminium" ne soit pas attesté.
Ainsi a-t-on proposé d'y voir
la dérive en "in" de l'ancien "carme"
emprunté à l'espagnol "carmez", lui-même pris,
via l'hispano-arabe "qàrmaz", à l'arabe
"qirmiz".(1) En français : cramoisi.
Dans la mythologie, le rouge est le
plus souvent lié au sang menstruel, signe de fécondité. Or
le terme "menstrues" est construit sur la racine indo-européenne
"men" signifiant "mesure" d'ou est issu le "mois"
ou "moon". Il désigne le "cycle" par excellence sur
lequel est construit le temps du calendrier.
La création d'un premier
journal portant le nom de Carmina, au coeur du mois de juillet, n'est donc pas
tout à fait innocente. En mythologie calendaire, la période de
juillet, ouverte par le solstice et la Saint Jean-Baptiste, est celle de la
Canicule, période du chien (quelquefois enragé) qui amorce le
temps zodiacal du lion dévorant comme le soleil d'été,
desséchant la terre et lui donnant
la rousseur cataméniale.
Le 22, à Vézelay et
à la Sainte Baume, ce sera la fête de la Madeleine, de ses cheveux
et de ses larmes. Patronne des cardeuses, femme sauvage, par sa toison
abondante elle sauvegarde de la sécheresse. Elle seule, chaque jour,
enlevée par des anges, pouvait entendre la musique des sphères.
Carl Orff est né un 10 juillet.
Avant 1969, on fêtait à
ce jour la sainte Félicité et ses sept fils. Il nous en reste un
quatrain-dicton :
Le jour
de sainte félicité
se voit
venir avec gaieté
car on a
toujours remarqué
qu'il est
le plus beau de l'été.
Anne-Marie Robert & Willy Bakeroot