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Introduction aux rencontres professionneles de musicothérapie –
Versailles, 2 & 3 novembre 2018
Willy Bakeroot

LA MUSICOTHÉRAPIE ACTIVE

LA PAROLE FÉCONDANTE

Après 12 ans de rencontres, que dire encore sur la musicothérapie active sinon répéter ?
Répéter, pourquoi pas ! La répétition fonde la mémoire et déclenche souvent des rappels de ce qui a été enfoui et presqu’oublié. Il ne s’agit pas ici de trouver du nouveau mais plutôt de faire resurgir ce qui a été annulé.

En musicothérapie active, nous nous inspirons du passé que représentent les usages musicaux des sociétés traditionnelles dites de « style oral », la mélodie y dépend des rythmes de la parole. (1) La parole engendre obligatoirement le son. (2) En même temps elle organise le temps. Elle est porteuse de sens.
Depuis la fin du Moyen-Âge, avec la propagation de la mécanique instrumentale, l’invention progressive, de la musique dite « pure » a provoqué le divorce entre la parole mélodiée (3) et le « sonore ». Le « sonore » est devenu un art en soi.

La musicothérapie active, telle que nous la concevons, s’efforce de retrouver l’intimité entre la parole et le son. Sa substance est le temps de la parole lyrique. (4)
C’est ainsi que tout patient est amené à raconter ses récits de vie même les plus banals en les « musiquant » et en les mélodiant sans être inféodé à une mise au pas par un système solfégique et réducteur.

Dans la musicothérapie active, le mot « musique » n’y est plus un substantif mais, comme il l’était en Grèce ancienne, un épithète, un adjectif verbal, adjectif des muses qui « musaient ». Nous utilisons le verbe « musiquer » en évitant le déverbal. Il s’agit de placer le patient dans un processus de découverte de ses facultés à être sujet de sa propre parole. C’est l’essence même de la créativité. (Voir Winnicott. (5))

La musicothérapie active n’est pas que l’utilisation d’un ensemble de petits jeux amusants et pratiques. Elle concerne globalement tout ce qui est son surgissant dans le temps du quotidien ainsi que tout ce qui est du déroulement calendaire. Elle concerne l'ensemble du cadre de vie.
Elle ne peut se réduire seulement à des "séances" comme on peut le faire par exemple pour les séances de peinture.
Ce sont les recherches de Carl Orff qui m’ont amené à cette perspective.

Pour tout ceci, il est nécessaire de comprendre le mieux possible ce qui se passe dans les sociétés de style oral, en connaître la logique, mais aussi en connaître les procédés qui y sont utilisés. Ils n'ont rien à voir avec notre façon de musiquer. Nous n'y voyons trop souvent que techniques élémentaires, sauvages, en retard sur ce que nous faisons. Alors que si nous y regardons de près, nous y trouvons infiniment d'intelligence et de raffinement dans l'organisation du temps. Ces techniques servent avant tout le côté relationnel humain plutôt que l'aspect esthétique. 

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QUE PROPOSE DONC CARL ORFF ?

En ce qui me concerne, j’ai longtemps travaillé avec le rythme musical.
J’avais découvert les recherches de Carl Orff. Ça m’avait vivement intéressé.
J’avais pris contact avec Carl Orff à Salzbourg. Il m’avait fait cadeau de pas mal d’instruments de son Schulwerk (6) dans la perspective de stages de formation organisés en France.

Dans son Schulwerk, Carl Orff propose un retour aux procédés rythmo-musicaux des sociétés traditionnelles dites de style oral. Ces procédés existaient chez nous avant l’arrivée du système bien tempéré et de l’invention de la « musique objet ».
Ce que nous appelons « musique » y prend ses racines dans le corps même des échanges et des relations sociales de tous les groupes humains. Les formes spectaculaires – concerts, performances - ont pris naissance dans les cours de la Renaissance. Elles n’existaient pas auparavant. On musiquait à l’occasion de célébrations liées aux faits qui survenaient ou au temps du calendrier. Tout avait un sens dans le cadre temporel groupal.

Chez les traditionnels, ce que nous appelons « MUSIQUE » ne désigne pas, comme chez nous, un champ isolé. Le terme un peu foutoir de « MUSIQUE » au sens où nous l’entendons depuis  est une catégorie occidentale et n’a pas beaucoup de sens par rapport aux usages culturels traditionnels. La plupart du temps, il n’existe pas en tant que tel sauf par les importations des missionnaires et des colons. L'activité musicale y est toujours liée intimement à la parole, au mouvement du corps et donc à la situation qui invite à formuler lyriquement le but de cette mise en mouvement. Dans la majorité des cas, elle est liée à un rituel et à un mythe ambiant Même chez les Grecs anciens, le terme « musique » n’existait pas en tant que substantif. Il désignait, en tant qu’adjectif, l’activité des muses.

Comme j’habitais un petit logement, je ne pouvais pas ranger les instruments  chez moi. Je les avais déposé dans les CMPP où je travaillais. Pendant 30 ans, j’ai pu faire toutes sortes d’expériences rythmo-musicales. Je n’appelais pas ça « musicothérapie ».
Un jour, une amie orthophoniste est venue passer la journée. Elle voulait voir ce que je faisais. À la fin de la journée elle m’a fait remarquer que je faisais de la musicothérapie. Je ne le savais pas.
Curieusement, 15 jours plus tard, l’INFIPP de Lyon m’a proposé de prendre la responsabilité d’une formation à la musicothérapie.
Je me suis donc plongé dans ce que je pouvais trouver comme écrits et comme expériences. Rien ne m’a vraiment convaincu. C’est pourquoi je suis resté en référence avec le Schulwerk de Carl Orff.
Je l’ai adapté progressivement à la thérapie. Mais ce n’était pas bien difficile. En soi, le Schulwerk possède un caractère convivial et essentiellement relationnel. Avec le Schulwerk, musiquer devient possible d’emblée, d’où son intérêt pratique pour la musicothérapie.

Ce qui prime c'est la parole (7) : le corps parle, grâce aux gestes, à l’aide du son. Il y a coïncidence, entre le mouvement corporel et la parole qui se déroule à la faveur du « véhicule » qu'offre le son organisé par la parole elle-même. La mélodie étant l’enveloppe de la parole, elle en suit les méandres.

Elle suppose une « participation active » à l'acte d'expression, de même qu'une coordination de trois constituants fondamentaux de la personne humaine : la parole, le son qui la porte, ses racines corporelles.
Or, tous les troubles de la personnalité, quels qu'ils soient, se traduisent par un dysfonctionnement de cette triangulation.  Plus le trouble est grave, plus le corps porte la marque physique morcelée d'une parole abstraite, déracinée, qui ne trouve plus ni son ni structure pour s'exprimer.

Alors, que peut-on trouver dans la PRATIQUE du Schulwerk ?

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PRATIQUE DU SCHULWERK

Voici quelques exemples, parmi d’autres, des protocoles et des pratiques utilisés.
Ces protocoles appropriés à l’animation musicale ont l’avantage de pouvoir être adaptés pour la musicothérapie active. Ils font partie d’une palette de laquelle on peut extraire ce qui semble convenir aux situations qui se présentent.
Chaque protocole offre une situation de confrontation initiale permettant l’accès à une expression parfois très élémentaire. Cette expression est une amorce rendant possible un cheminement vers une élaboration du langage et la symbolisation.

- Le DRAME - Opéra comique, mystère, rituel de jeu dramatique etc. 
Il y a toujours un motif de jeu, un thème qui génère le drame. Le plus souvent il est calendaire. Mais il peut être aussi issu du quotidien.
Cet action nous relie aux mythes ambiants et à l’importance du mythe dans la musicothérapie active.
Mythe, du grec Muthos signifie d’abord « parole prononcée ». Il fait vivre le drame.
Contrairement à l’habitude de le trouver hors du temps, ne pourrait-on pas penser qu’il est de la substance du temps. Il décrit toujours un mouvement.
Il rejoint en cela les processus d’intégration des « mimèmes » dans le « MIMISME » de Marcel Jousse. Soit les formes triphasées et rythmiques du réel que nous intégrons dès notre naissance.(8)
Le rythme-musical est ici au service du « drame ». Il permet d’incarner les pulsions et les tensions par le jeu des récitatifs, cantillations et responsoriaux. Il ouvre la voie à la prise de parole et à l’assimilation du langage.

Mimodrame du Lesotho
https://www.youtube.com/watch?v=m5wlqobF8Wo

Chants Pansori, Corée
https://www.youtube.com/watch?v=gZrUAC6ZQBw&NR=1

• La liaison est étroite entre la parole, le mouvement du corps et le rythme.

• La plongée dans la culture enfantine avec les comptines et les jeux de langage, les onomatopées, les répétitions, les rimes et les allitérations.

• Les formes responsoriales et antiphoniques.
Elles sont à la base du fonctionnement du rythme-musical populaire chez tous les traditionnels.

https://www.youtube.com/watch?v=XodS1aMs9OY

https://www.youtube.com/watch?v=B3PT2q7sDnQ

https://www.youtube.com/watch?v=aW3mZKuKF8Y

https://www.youtube.com/watch?v=olvXEidvRG8

https://www.youtube.com/watch?v=5SUtMdVu-gg

• Les jeux rythmiques corporels avec claquements de mains et de pieds.

• Les ostinati (9), rythmes de base répétitifs, liés aux balancements corporels et joués en articulations.

https://www.facebook.com/tulanongo/videos/10153954559009502/

• L’ utilisation des instruments dans des jeux de type martiaux.
La bataille aux tambourins – les jeux avec les bâtons – la danse de la croix – la balle nommée.
https://www.youtube.com/watch?v=x8wbt2R-oCs

• Les formes musicales très anciennes telles que le rondo et le boléro.
Le rondo n’est autre que la forme de la chansons à refrain. Le refrain étant l’expression du groupe. Le couplet étant l’expression individuelle souvent improvisée.
Le boléro se base sur un ostinato. Tour à tour, chaque instrument (ou voix) produira une mélodie puis rejoindra la base obstinée pour laisser la place à un autre instrument. L’ajout progressif des instruments (ou des voix) permettra une forte intensité au final du jeu.

• L’utilisation des instruments à percussions simples : Timbales, tams-tams, tambourins, caves, maracas, sistres. Percussions mélodiques : xylophones, métalophones, carillons, etc.

Les Instruments à vent simples : flûtes à bec, cornes, trompes etc.

• L’utilisation des systèmes modaux  accompagnant les récitatifs. Le modal désigne avant tout une forme musicale issue des rythmes et des intonations de la parole.
et du système tonal pour d’autres protocoles. Correspondant au système bien tempéré auquel nous sommes habitués sous nos latitudes. Il concerne d’abord la musique instrumentale.

• L’utilisation de la « Corde mère » ou « corde récitative » comme base modale de départ. Note fondamentale répétée sur laquelle le chant s’appuie pour se développer en improvisation.
https://www.youtube.com/watch?v=f4GB-nuV7Tc

L’improvisation, seul ou en groupe, sous toutes ses formes.
https://www.youtube.com/watch?v=HPumUFs35a4&list=RDHPumUFs35a4&index=1

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Reste maintenant à pratiquer tout ça et à prendre conscience de tous les effets concrets de la confrontation avec ces configurations de jeux vieux comme le monde.
Cependant nous avons tendance à chercher toujours de nouveaux procédés qui seraient plus originaux et plus efficace.  Il en vient régulièrement d’Amérique, avec 20 ans de retard.
Or, tout nous est offert dans ce qui nous invite à nous réconcilier avec ce qui nous a fabriqué. Il suffit souvent d’en accepter les lois qui s’offrent toujours à nous faire aller un peu plus loin en trouvant que la vie vaut la peine d’être vécue.
C’est bien ce que nous a appris Winnicott dans son acception de la créativité.

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En musiquant, nous favorisons la résurgence d'un ensemble de processus qui ont contribués à nous constituer. Le jeu rythmo-musical provoque des réactions émotionnelles parfois intenses. C'est que la MÉMOIRE est revivifiée. (10)
Tous les mouvements rythmo-musicaux : les scansions, les tempos, les ictus, les crescendos, les diminuendos, les fortés, les silences, les syncopes, les contre-temps, en somme, tous les cas de figures du rapport au temps que nous éprouvons depuis notre première enfance, sont remis en évidence avec leur potentiel de mémoire et les plaisirs ou les déplaisirs qui y sont accrochés.

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RYTHME OU FIXITÉ

La musicothérapie active est sous tendue par un mode de pensée et de mentalité en prise directe avec le Temps et le mouvement. Or se référer au temps suscite les jeux de l’imaginaire. Et quand on remue le domaine de l’imaginaire, les résistances apparaissent tout de suite, le temps insaisissable crée de l’anxiété, on va alors très vite se raccrocher à des certitudes.
Nous proposons un retour à une forme d’expression qui ne colle pas avec le fonctionnement de notre société figée dans le spectacle, l’image et la performance. Société qui est ouverte à tous les fétichismes. Il suffit de voir ce qui s’est passé et ce qui se passe encore avec Johnny Hallyday, devenu star d'une image immobile, évoquée comme un dieu quand il était vivant et plus encore depuis qu’il est mort. Les files de dévots s’allongent pour essayer de récupérer la médaille d’un fétiche disquaire.

En musicothérapie active, nous parlons du MOUVEMENT et du TEMPS devant le mode de fonctionnement actuel qui préfère le FIXE et l’ESPACE des images et de l’écrit. Nous sommes envahis par l’image.

La dimension temporelle, pourtant essentielle à l’humain, est bien négligée dans les pratiques d’aujourd’hui. La psychologie est farcie de termes qui tiennent de l’espace. À commencer par l’image du corps. La grande Françoise Dolto elle-même s'obligait à inventer le néologisme "la mêmeté d'être" pour signifier qu'il s'agissait bien d'un processus temporel.
On y parle peu du temps. Il faut dire que c’est bien difficile d’en parler. .(11)

Un exemple courant de la recherche du fixe se trouve dans le domaine des soins par la mise en avant de la sacro-sainte évaluation pseudo-rassurante. Elle a pris le dessus sur l’aventure des déroulements et des cheminements. On en est à l’ère des petites croix placées dans des petites cases afin de nous faire croire que nous savons enfin où nous en sommes.
La description de la musicothérapie active s’y trouve en terre étrangère.
Nous sommes alors dans la recherche du « FIXE » et nous négligeons ce qui est de l’ordre du « TEMPS » sauf à nous inféoder au système de l’horloge.

En musicothérapie active, nous proposons une aventure temporelle. Nous ne partons pas de classifications présupposées mais des possibilités effectives des patients. Ce qui nous intéresse, c’est le devenir dynamique plutôt que la correspondance à des typologies, fussent-elles variées et intelligentes.
C'est pourquoi le problème des indications ne se pose pas. Sur quels critères - sauf extérieurs à l'activité - se baserait-on pour décider qui peut ou ne peut pas musiquer, surtout s'il le désire. L’utilisation du rythme musical se présente comme un ensemble qui tient sa cohérence non pas de la pathologie mais de la vie ordinaire des groupes.
 
Or, tous les groupes sociaux se servent naturellement du rythme musical dans la vie relationnelle de leurs membres, ne fut ce que pour ponctuer la parole. Il n'existe pas de sociétés sans le rythme musical. Tout simplement parce que parler c’est, d’une certaine manière, « chanter ». Il y a le ton de la voix, les tessitures, le rythme de la parole. Dans cette perspective, la musique n'est pas conçue comme un objet qui aurait valeur d'échanges, manipulable, quantifiable et propre à la consommation. Elle est média que nous concevons plutôt comme une valeur d'usage, véhicule de sens et de paroles.

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Souvent, lorsque l’on prononce le mot « MUSIQUE », les gens regardent vers le ciel comme pour y trouver cette déesse tutélaire qui a tous les pouvoirs, y compris ceux de soigner. La musique guérit tout et adoucit les mœurs ??? Elle est parée de tous les bienfaits. Je n’ai jamais lu un texte sur les méfaits de la musique ???
On a bien oublié que c’était le seul art qui fut utilisé par les nazis dans les camps de concentration. (12)
Cette perspective un peu candide évite de se pencher sur ce qui pourrait être une « histoire de la musique » afin d’en mesurer ses trajets rythmiques souvent loin des acceptions d’aujourd’hui.

On oublie aussi facilement que la musicothérapie, ce n’est pas de l’animation musicale ni non plus de la formation musicale. La difficulté étant que, lorsque nous musiquons, même dans une séance à caractère thérapeutique, nous sommes embarqués dans un champ sonore envahissant. Il nous implique entièrement.

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Vous n’êtes pas sans savoir qu’on distingue deux formes de musicothérapie.
La musicothérapie RECEPTIVE et la musicothérapie ACTIVE.
J’ai fait le choix de la musicothérapie active pour diverses raisons. Entre autres raisons, la musicothérapie réceptive joue sur les émotions provoquées et enveloppantes. N’est-ce pas manipulatoire ?
Comment redonner aux patients un statut de sujet à partir d’un système aussi rigide que le système tonal. Pourquoi proposer aux patients d’entrer dans un système aussi obsessionnel alors qu’eux-mêmes sont déjà, pour la plupart, victimes de systèmes intolérants ?
La musicothérapie active est un choix que j’ai été amené à faire dès le départ de mon travail thérapeutique. La découverte des recherches de Carl Orff a été déterminante dans ce choix.

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LA CRÉATION D'OBJETS

Le choix de la musicothérapie active nécessite un brin de connaissance de l’histoire de ce qui est devenu un OBJET et que nous appelons la « musique », en tant que substantif.
Ce brin de connaissance est utile pour arriver à nous en distancier et nous permettre de fonctionner plus objectivement.

Pour mémoire, le système musical tel que nous le pratiquons aujourd’hui est né au début de la Renaissance. La période qui va du 11ème au 15ème siècle a été celle d’une mécanisation généralisée qui a permis la construction d’instruments favorisant l’isolement du son. (13)

Antérieurement à cette période, on n’imaginait pas musiquer sans chanter. Sauf peut-être pour l’utilisation d’instruments à vents destinés à des tâches bien précises ou encore la pratique de simples percussions.

Cette mécanisation qui a d’abord concerné les instruments agricoles s’est généralisée et s’est étendue à la fabrication d’instruments de musique perfectionnés qui permettait d’isoler les sons loin des contraintes de la parole.
Sont nés alors les vièles, les violes, violons, épinettes, clavecins, pianos etc. Instruments plus performants que la parole en ce qui concerne la variété des sons.

L’isolement du son est fascinant il peut aussi être terrifiant. Fascination et terreur désignent les mêmes réactions devant l’étrangeté de ce qui survient. Il fallait bien trouver un système pour dompter le son. On créa le « système bien tempéré » qui fut adopté progressivement. Ce système se fixera définitivement à partir du 17ème siècle avec la gamme tonale. (14)
Paradoxalement, ce système qui voulait mettre de l’ordre dans le monde des sons, amena à « l’ineffable », indemne de tout langage signifiant. Il ouvrit à l’inexprimable, à l’indicible et au confusionnel. Tout y est volontairement insensé. Le mélodique n’est plus issu du langage ni de la culture. Il éclate en sons purs qui cherchent leurs références dans les lois physiques des harmoniques du « sonore ».
Plus de « culture » mais une obéissance à une « nature » fantasmée sur les modes réducteurs de la maîtrise et de la toute-puissance. Nous avions enfin trouvé « l’accord parfait » ???
Curieux destin de ce qui voulait s’ouvrir au sublime et qui nous rend dépendant de références réductrices.
Contrairement à une ouverture vers l’indescriptible, ce système nous a RENDU INFIRMES. Il a réduit notre écoute à 12 demi-tons. Nous n’entendons rien d’autres. En dehors de ça, nous trouvons que « c’est faux ». Nous y sommes prisonniers de l’accord parfait. Prisonnier du tonal et voués à chanter juste selon la doctrine en place.

Parallèlement au système bien tempéré naquit un SYSTEME DE GOÛTS – appelé aussi « esthétique » - prônant l’émotion et l’ineffable.
Système par lequel on pouvait voguer dans tout et n’importe quoi puisque le son n’accompagnait plus le sens qui était autrefois généré par la parole.

La « musique pure », au sens où nous l’entendons aujourd’hui, était née. Nous en parlons en terme de « morceaux » ou de « pièces ». Elle est devenue un objet. (15) Dans cette RÉIFICATION, le solfège a joué un rôle majeur grâce à son pouvoir fixateur.
Tout s’orientait alors vers l’émotion pure, dégagée de ce qui, par la parole, pourrait l’empêcher de délirer. Dans ce chaos imaginaire, on ne pouvait qu’aboutir au symbole même de la toute-puissance : le chef d’orchestre et sa baguette. Baguette à laquelle tous obéissent au doigt et à l’œil. Lully le paya de sa vie. (16) Or, nous savons que le thème de la TOUTE-PUISSANCE est au cœur de toute problématique dans une intervention thérapeutique. (17)
La musique ainsi nommée devenait création d’objets quantifiables, montrables et commercialisables. La manie du spectacle et du concert pouvait donc se développer. Les technologies de l’enregistrement y ont bien contribué.
Aujourd’hui, vous pouvez écouter un « morceau » isolément, n’importe où et n’importe quand. Les technologies le permettent. C’est le règne de l’isolement.

https://www.huffingtonpost.fr/2017/09/13/un-robot-chef-dorchestre-vole-la-vedette-au-tenor-andrea-bocelli_a_23207023/

On en voit les effets aujourd’hui.

Parallèlement, l’appréhension du Temps s’est elle aussi morcelée. Les jours sont perçus comme de simples agrégats de petites séquences indépendantes qui s’additionnent ou se soustraient selon une logique mécanique principalement financière. Ils s’ajoutent sans plus de référence au temps de la terre. C’est tout juste si certains connaissent encore l’existence de la lune et de ses rythmes.

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12 ans de rencontres ? Le nombre 12 est un nombre calendaire solaire. Il désigne le temps d’une année ou une séquence rythmique qui se déroule en 12 époques de maturation. Durant ces étapes, les choses ont-elles évolué ? Les choses ont-elles changé ?
Peut-être n’est-il pas nécessaire de trouver du « nouveau », alors qu’il est plus sage d’amender ce qui est là depuis bien longtemps. Il est urgent de redonner davantage de sens et d’efficacité à ce que nous avons enfoui dans le bastringue tapageur de ce que, depuis deux ou trois siècles, nos contemporains ont appelé « la musique ».
Interrogeons et faisons donc resurgir les rythmes de la mémoire.

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(1) On peut en trouver de nombreux exemples dans des documents ethnographiques filmés.

(2) Voir entre autres exemples celui du chant grégorien dans lequel rythme et mélodie sont produits par la parole.

(3) Le terme le plus exact serait parole « incantée ». In-cantare : mise en chant, peut désigner le processus qui consiste à lyriser la parole. Ce terme imputé à la « formule magique » des sorciers, peut être davantage approprié avec ce que nous appelons le « réenchantement » à l’inverse du désenchantement à l’origine de toute désespérance.

(4) On retrouve quelquefois cette intimité dans le domaine de la chanson d’aujourd’hui. Par exemple chez Stromae où la parole est directrice. Mylène Farmer, par contre, noie sa parole dans un bastringue filandreux.

(5) D.G. WINICOTT, Jeu et réalité, Gallimard. La créativité est intime au sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue.

(6) Schulwerk : travail d’école ou travail élémentaire de groupe. Ensemble des procédés repris des procédés traditionnels des sociétés de style oral.

(7) En langue LINGALA (Bantou)  MOYEMBI N’ZEMBO désigne le chanteur de chant, MOBETI M’BONDA  désigne le joueur de tambour. On emploie des mots différents selon les instruments.
MISIKI est la déformation du mot occidental MUSIQUE apporté par les missionnaires
En Turc, le terme de MUSIQUE a été introduit sous l’influence occidentale. Il n’y a pas de terme traduisant le verbe « chanter » ou « musiquer ». Le verbe « söylemek » signifie « dire ». Il est employé pour désigner le chanteur de « türkü » (Chants populaires) ou de « sarki » (Chants de cour ottomane). « Türkü söylemek » signifie donc « dire un chant du peuple ».

(8) Voir Marcel Jousse, Anthropologie du geste, Gallimard.

(9) Répétition rythmique ou mélodique du même thème.

(10) Si nous avions le temps, je vous parlerais de la MEMOIRE et de ses correspondances avec les recherches de Marcel Jousse. Ce sera pour une autre fois.

(11) Voir : Etienne Klein, Les tactiques de Chronos, Champs, Flammarion.

(12) Pascal Quignard, La haine de la musique, - Folio 3008 –

(13 Yvan Illich, le travail fantôme, seuil

(14) Contrairement aux pratiques modales dans lesquelles la mélodie est générée par la parole, la gamme tonale est un système purement sonore indépendant de la parole. Il s’organise à partir d’une tonique et de la structure de l’accord parfait.

(15) Voir les écrits de Pierre Billard dans Encyclopedia universalis – Chapitres musique.

(16) Battant la mesure avec son bâton de direction, il se l’enfonça par mégarde dans le pied. La gangrène survint et entraîna sa mort.

(17) Le chef d’orchestre Herbert Karajan obligeait les barbus de son orchestre à se raser. Il imposait aux chauves de mettre des perruques.