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LE TEMPS CONTÉ, LE TEMPS COMPTÉ,
LE TEMPS AU RYTHME DES MOTS, DES DANSES, DE LA CRÉATIVITE.   


Régine PRADEL

          Depuis 1994, jusqu’en 2017, j’ai proposé à une association de la Loire, des ateliers de Musicothérapie active.


1   L’APPROCHE, LE SAVOIR FAIRE DE L’ÉDUCATRICE
ET DE LA MUSICOTHÉRAPEUTE

Les personnes déficientes intellectuelles et psychiques sont en grande difficulté à  « intégrer », le temps qui s’écoule, comprendre, les relations sociales, la communication.
Il y en a en elles des « gestes » pour communiquer qui semblent désorganisés. Choisissent-ils le temps de « faire, de « dire » ? En tant qu’éducatrice ayant accompagnée ces personnes depuis 42 ans, j’observe une grande difficulté à conceptualiser. Difficile pour eux de « construire » de « décider » « de créer » une part de leur « vie » dans l’espace « temporel ».
Pour le dire autrement, j’entends, je vois auprès des personnes que j’accompagne dans mes ateliers MA, ces « dons », pulsionnels, ou timides… de « leur personne » : « des sons », un, deux mots, un, des cris, une émotion dans le visage, un pas, des pas de danse… dans cet sorte de chaos dans lequel s’emmêlent, les élans, les pulsions, de vie, dans un espace temps « intemporel », là où il semble n’y avoir pas de commencement, ni de fin. Ce temps alors est rempli par les balancements psychotiques, les déambulations corporelles et celles de la pensée.
Comment aider ces personnes que je sais en grande souffrance à communiquer, à entrer en relation, à donner leur singularité, à aussi prendre conscience « de leur vie », de leurs pensées, de leur créativité ? 
Peut-on redonner du sens à leur « chaos temporel » ? Sans doute en les aidant à recréer leur rythme de marche ? En « enchantant », par leur propre voix, le temps de ces marches dans des randonnées créatives ?
Comment leur donner la possibilité d’incarner en eux une vie où le temporel serait porteur de sens ? Comment guider « leurs pas » perdus vers des chemins qu’ils choisissent ?
En chantant ! Étant moi-même une gourmande de chansons. C’est le projet de mes ateliers MA.
J’ai pensé mes ateliers de MA comme un espace dans lequel les personnes sont accueillies avec bienveillance et grande écoute. Chacun avec sa singularité, sa particularité. Une connaissance de chaque personne, une telle attention conduit à entrevoir ses étincelles  de créativité.
C’est mon désir d’accueillir la personne en toute bienveillance avec ses déséquilibres, mais aussi ses richesses dans mes ateliers de MA où le rythme, le geste et la parole s’imbriquent en permanence.
C’est en fait accueillir ces dons dans « des contenants » là où le musicothérapeute propose une ordonnance. Dans ces contenants jaillissent de manière chaotique la peur, l’inhibition, la violence, les pulsions de tous ordres.
Les groupes généralement sont composés de 6 à 9 personnes des deux sexes… Un groupe constitué va vivre l’atelier au moins une année en gardant son unité. 
Après avoir été tutrice de terrain d’une collègue pour sa formation en musicothérapie, nous avons durant 4 années réalisées un travail en partenariat. Les champs d’investigations se sont grandement ouverts. L’espace s’est bien élargi. Nous avons emmené des groupes de personnes, musiquer avec un musicien créateur d’éléments sonores, avec Christophe Costéceque*, se nommant « semeur de sons » dans les Vosges et nous créons des éléments sonores avec des objets de récupération et de la nature.
* Christophe Costecèque : Mr Costecèque se dit » semeur de sons ». Naturopathe, il propose des balades en forêts pour cueillir des plantes, des écorces, des branches avec lesquels en un tour de main, tel un semeur, il donne de les  transformer en « sons ». Chants d’oiseaux divers, cascades d’eaux, envol d’oiseaux… La branche de noisetier devient une flûte, des joncs tressés, des maracas… Semeur, c’est le geste de marcher  comme le fait le paysan dans son sillon et de faire germer des semis, ses sons. Je vois là le geste du semeur qui engrange vite les sons produits.


 

2  LE PROJET EN MUSICOTHÉRAPIE ACTIVE


L’objectif de la musicothérapie active que je propose est de donner la possibilité aux personnes déficientes intellectuelles de s’exprimer à travers le son, la parole, la danse, à travers,  la triade corps/ parole/ rythme. M’adressant à un public déficient tant d’un point de vue cognitif, que moteur, que, comportemental (troubles psychiques), il est très approprié d’avoir une approche globale. La personne participe activement à la musique exprimée par sa danse, par sa parole, ses récits et son geste théâtral. Dans mes ateliers la musique nait à travers chaque personne : son rire, son chant, son imaginaire… Les œuvres musicales sont crées par le « tricotage », le « tissage », des « mots attrapés », des pas de danse, de la singularité de chaque personne. Chaque groupe dans l’atelier a son histoire, ses histoires, et sa singularité. Cela participe de la mémoire vivante. J’insiste sur ce terme « vivante » car il s’agit de créations sur le moment, transmissions orales, qui peuvent changer d’une séance à l’autre, parce qu’un élément de l’instant tout aussi important que celui d’hier est proposé. Ces instants sont recueillis sous la forme de chants, d’histoires, de comptines de contes « théâtrés » afin qu’ils deviennent l’œuvre du groupe ou de la personne, qu’ils soient appropriés.
J’utilise les instruments de Carl ORFF, connu  comme conteur  avant d’être musicien. Ils ont l’avantage d’être faciles à utiliser et permettent l’accès au son, (enfant, personne déficiente), sans connaissance encombrante musicale.   De plus, je peux allier au son instrumental, la parole (qu’elle soit chantée ou non), le mouvement (la danse par exemple).
Ce projet, d’expression par la musique du corps, se construit essentiellement, sur deux fondements :
1 - « Attraper » les mots et propositions des usagers, leurs musiques, leurs danses pour créer dans les ateliers, des chants, comptines, dramaturgies, « théâtres contés », comédies musicales.
2 - Proposer  cet engagement dans la triade globalisante : musique, parole, mouvement dans un   espace temporel « incarné »

 

3  EXPRESSION PAR LE CHANT, LA PAROLE CONTÉE ET MUSIQUÉE

D. W. Winnicott,  dans JEU ET REALITE  dit : « Ce qui importe avant tout, c’est de montrer que jouer, c’est une expérience, toujours une expérience créatrice, une expérience qui se situe dans le continuum espace, temps, une forme fondamentale de la vie. »

3.1 Le temps retrouvé.

Se réapproprier le temps et l’espace, hebdomadaires. Chaque séance débute par l’énoncé de la date, de la saison. Je donne une vive importance aux séquences calendaires qui, elles aussi, permettent l’appropriation  des saisons,  des traditions de sa région, son pays, sa culture. Les fêtes de Noël, le carnaval, la chandeleur… seront l’objet de chants, de récitatifs ou de contes.

3.2  Une inscription temporelle et vivante de l’évènement.

Une des problématiques rencontrée auprès de cette population est sa difficulté à mettre un sens aux évènements vécus, c'est-à-dire les intégrer, dans leur mémoire, leur imagination, pouvoir en parler. Je note la remarque de la psychologue du service qui confirme le rapport intemporel des résidents qui, en entretien, ont des difficultés à relater d’une expérience vécue. Ex : (vacances)
Lorsqu’à la rentrée, en septembre, j’aborde cette question, je ne le fais pas de façon informelle. Le thème des vacances va être formulé  dans l’atelier. Ma méthode : simple et efficace : l’écriture des récits sur le tableau blanc. Chaque personne choisit la couleur du crayon qui servira à noter ses propositions. Cela permet l’appropriation, des « évènements » de chacun, par sa visibilité (l’écriture sur le tableau), de la parole dite et écoutée.
Jean-Michel a des difficultés pour parler, qui trouvent leur origine dans une importante déformation de la colonne vertébrale influant sur sa cage thoracique, entraînant des difficultés respiratoires. Souvent face à ces incommodités, il s’énerve, ce qui a pour résultat d’aggraver la situation. C’est là que la prise en compte  du temps prend sa dimension thérapeutique. Je me rapproche de Jean-Michel, le rassure, lui propose de grandes respirations profondes et l’invite tranquillement, lentement à raconter ce qu’il veut dire. Il y parvient alors de façon audible. Son visage devient serein et exprime une certaine fierté.
Je prends en compte  la notion du temps, celle, qui appartient à la personne, en acceptant les nuances pour lui permettre  de ne pas être soumis au temps de l’horloge, au temps de l’activité, à celui du thérapeute. Avec ce public particulièrement, il est indispensable de laisser «du temps au temps ». Le temps qu’il utilise pour sortir, sa voix, ses explosions rythmiques, je l’accueille, je l’invite. « C’est comme si le temps et la personne jouant ne sont plus qu’un ». Chaque expression, chaque rire... prennent le temps de son auteur ; temps vivant, temps singulier, temps de création.
« La respiration est un des premiers rituels temporels du bébé. Faire respirer tranquillement réconcilie le corps avec le temps du souffle. Nous n’aimons pas le temps car il nous bouscule sans cesse pour nous jeter en avant. Incarner le temps par le souffle profond semble rassurer ». (Willy Bakeroot)

3.3  L’événement personnel ancré dans un temps individualisé et intégré dans le groupe d’expression. Une mémoire du groupe.

J’ai choisi de faire fonctionner cet atelier sous forme de groupes et non pas en prise en charge individualisée. Le groupe est porteur pour chaque personne. Il entend et réagit à la parole donnée. Les interactions à l’intérieur, approuvant, encourageant, ou riant de l’humour d’un intervenant, accomplissent ce sentiment d’appartenance et de respect mutuel. Il participe à la création d’une mémoire collective.
Je vais faire état d’une situation dans laquelle la parole est difficile et comment le travail individuel du thérapeute permet l’expression singulière, l’installation de Pascaline dans un continuum d’explosions rythmiques.
 J’ai mis en place un atelier de MA que j’ai adapté à la problématique du vieillissement de la personne déficiente intellectuelle et psychique.
Pascaline a 55 ans. Elle est trisomique et souffre d’un vieillissement prématuré. Son espace temporal et spatial est restreint. Il se réduit à son fauteuil coque de confort, la salle où on l’installe… Elle semble perdue. Pascaline se « cherche des repères» en agrippant sa veste de ses mains. 
Face à l’expression manifeste de son « isolement tant physique que psychique je vais lui proposer un temps individuel au sein de son groupe. Je m’approche d’elle, commence à chanter. Ce peut être une chanson juste créée avec le  groupe, ou qui se crée avec elle.  Sachant que Pascaline entre en relation si je suis très près d’elle, mon visage face au sien, mon regard cherchant le sien. Je souris, une main sur son épaule. Je capte alors son attention. Je chante lentement, en souriant toujours. Alors à chaque fois, Pascaline « attrape » un son, généralement, le dernier d’une phrase rythmée. Par exemple ? « Line » ou « dine, dine », bulle ! Je sais qu’elle aime ces sons légers, ces sons de clochettes… De ce fait ils sont intégrés au chant créé du moment.  Alors s’ensuit une incantation de sons, de sourires de gestes. Pascaline « décroche » ses mains de sa veste, tente de scander le rythme en les frappant l’une dans l’autre ou bien cherche mes mains qu’alors je lui tends. Cela entraine une émulation dans le groupe, et les clochettes de Pascaline font écho à celles des autres.
Ainsi, Pascaline a intégré une place, dans l’œuvre groupale.

Un autre jeu musical peut lui être proposé. Les personnes sont assises en cercle, rapprochées les unes des autres afin de former une cohésion et de permettre la compréhension de leur présence. Celles qui le peuvent sont invitées à se donner la main. J’invite le groupe à produire un mouvement de leurs bras, un balancement en quelque sorte.  Je place près de Pascaline un mobile à lame fabriquée dans un atelier dont elle apprécie beaucoup le son qui tintinnabule Je commence alors une histoire de Pascaline, ses histoires qu’elle dit : ex : Tu es où ? elle est jolie, elle aime …, écoute, écoute bien les oiseaux, écoute moi »… Ding ! Bulle, bulle…, oui c’est jolie. »  Elle est l’héroïne du récit. Je compose avec mes mots qui lient les siens. J’attrape alors un mot, des mots des autres participants.  Ce temps est « le sien » et aussi un temps qui s‘ancre dans le temps groupal car le groupe est là avec sa cohésion, ses propositions. Le récit parlera de ce qu’elle a dit, de ses gestes, de « ses yeux qui pétillent, l’oiseau qui chante »
Je chante les « mots », les sons produits par Pascaline et le groupe. Je répète de nombreuses fois ces mêmes incantations pour provoquer l’adhésion, l’appropriation  de ce récit qui  nait. Ceci a pour effet de le  rendre vivant, de capter l’attention de Pascaline, du groupe et de l’installer dans un continuum temps faits d’explosions de rythmes, de mots, de rires, de sourires  venant s’opposer à  son état « d’errance et d’isolement. Un partage ! C’est ainsi que Pascaline est porteuse de son histoire, avec le soutien, la participation du groupe.
Ces principes : visualisation : (tableau, recueils), écoute, (donner du sens, respect de la parole de l’autre) le temps donné permettent une  expérience  créatrice se situant dans un espace temporel et spatial. Chanter alors les œuvres créées, réaliser des recueils par l’écriture ou le dessin de ces dernières, procéderont à l’élaboration des processus de la mémoire vivante. La parole est prioritaire et il y a intérêt à ce qu’elle soit entendue, reconnue, acceptée. Il en va de la reconnaissance des singularités des personnes.



4  CRÉER, C’EST MARQUER LE TEMPS DE SA PERSONNE.
C’EST, DANS UN GROUPE, CONSTRUIRE UNE MÉMOIRE VIVANTE.

4.1 Incarner un rythme.

Incarner : Mettre en chair. L’anticipation du temps nécessaire entre deux frappés de mains est difficile. Pour accéder à un tempo régulier, je propose une amplification du mouvement amorçant le frappé : je frappe des mains puis j’éloigne les bras en les écartant en croix. Ensuite je ramène les bras en avant pour frapper des mains. Ainsi le rythme prend une réalité spatiale et corporelle. Cette aide peut être abandonnée par la personne lorsque le rythme s’installe dans son corps. Ses mouvements se rétrécissent alors. Il finira par frapper des mains et trouvera le temps de silence nécessaire avant de frapper à nouveau.

4.2 La parole comptée.

Dans le sens de sa mesure, de sa structure. « Je compte mes pas dans l’échelle de la sorcière Réginus ». Les mots qui chantent la même musique.
C’est le temps qui se remplit avec le corps. Avec le jeu de l’échelle», représentée au sol délimitant 8 emplacements  qui correspondent aux 8 pieds de la phrase octosyllabique. Les pieds dansent, structurent, comptent le temps du récit qui se parle, au moment même. Le temps devient alors bien réel, temps du jeu du corps, de la danse et des mots véhiculés et chantés. Comme il en est de jouer avec les mots qui font « ine », par exemple, ou qui sonnent, qui claquent, les mots « doux ». Il y a aussi les mots « qui se collent ». C’est ainsi qu’est nommé ce jeu que j’ai proposé un jour à un groupe. Le jeu « Paillasson, paillasson, paillasson, son, son, son… somnambule… Une composition faite de « ces mots qui collent « a été introduites dans un conte »
théâtré ».

4.3 Le plaisir des mots, la mélodie de la parole au service de  la relation humaine.

Au sein de mes ateliers il y a gourmandise de « mots » proposés, mots parfois inventés ; onomatopées, jouant, mettant en vie l’imagination des participants. Ces mots sont mis en sens dans des trames octosyllabiques, dans lesquels les participants savent qu’ils peuvent donner leur fantaisie ; rythmes, danses, mots nouveaux. Tout ceci devient une production riche et surtout incarnée, vivante. Ces histoires, se content, se chantent à l’extérieur des ateliers.
Je propose une prise de conscience de « la rime », donnant ainsi comme métaphore qu’à la fin de chaque phrase, au bout de l’échelle, les mots « chantent la même musique ».

4.4 Un jeu que je privilégie pour danser le temps. La danse flûtée.

Là c’est le corps qui dans son rythme et son souffle (pour produire le son de la flûte) marque le temps du jeu.  Cela consiste à vivre avec son corps, « mimant » des personnages que l’on invente. (Ex : le vent, le pépé qui boîte, la sorcière qui rigole.) Le corps participe au mime.
Dans le mime du pépé qui boîte, avec son pas clopinant et son dos courbé, la flûte suit le rythme de sa démarche. L’intensité du son de la flûte correspond à l’intensité du rythme cassé du personnage qui boîte. Si le vent est mimé, le jeu de la flûte devient le souffle du vent et la danse, une envolée légère. Pour la sorcière qui rigole, le son saccadé de la flûte, devient son rire.
La création est vivante. Elle naît du souffle vivant, s’amplifie, s’élève de la mélodie, de la danse.

4.5 Dramaturgie et mémoire vivante. Le conte « théâtré »)

Les héros des contes sont les participants du groupe. Le conte est joué au fur et à mesure de son élaboration. Ceci aide à la compréhension de ce qui se joue et aussi à l'anticipation de l'évènement futur à raconter, donc favorise l'imagination. La mémorisation aussi en est facilitée. Le jeu théâtral inscrivant le geste, aide à l'appropriation du drame joué.

* Serge WILFARD dit dans « Le chant de l’Être » (Ed. Albin Michel 1994.) « La mémoire musculaire du corps, une fois entamée, subvertit l’ancien ordre de la vie intime : l’Être vrai surgit, qui émet d’autres ondes… une nouvelle approche de l’existence se manifeste, plus constructive et plus tonique ».

Ce conte théâtral se construit sur plusieurs séances, cinq, six, peu importe, selon les idées, l'imagination de chacun. Le temps est notre partenaire, notre ami. Il contribue à renforcer la mémoire à « incarner l’histoire  dans leur Être. » Car il s'agit bien de leur problématique : faire exister l'histoire,  « empiler des « mimèmes »,* C’est la mémoire dans le bon ordre, pour rejouer et que cela devienne vraiment un jeu aisé, "qui coule". Comme l'enfant qui devient l'avion qu'il fait voler. La mémoire est un rythme vivant que l’on construit au fur et à mesure de ses expériences concrètes et corporelles du réel.

* M. JOUSSE, anthropologue, invente le terme « mimisme » pour désigner l’ensemble des gestes de l’enfant qui mime les interactions du réel dans lequel il est plongé.
Chaque mimisme crée ainsi des mimèmes qui seront stockés et constitueront les éléments vivants de la mémoire. C’est par le geste corporel que l’enfant se construit grâce aux éléments vécus qu’il intègre en lui. C’est la mémoire vivante. M. JOUSSE oppose la mémoire d’éléments vécus à celle « d’images » dit-il, lui attribuant une plus grande capacité de conservation de par l’empreinte corporelle qu’elle laisse.
Le « mimisme » est spontané alors que le « mime » est volontaire.


(CF, « L’anthropologie du geste », Marcel JOUSSE. Ed. Gallimard. 1974 et 2008).

Lorsqu’il est décidé de créer un conte, un thème est choisi par les membres du groupe. Au départ le conte commence avec l’entrée d’un personnage. Des idées, progressivement une identité de héros, se juxtaposent au fil du récit  « théâtré ». Apparaissent d’autres personnages, d’autres évènements au rythme des propositions de chacun.
Voici un extrait d’un conte créé par un groupe de MA, avec des résidents de deux foyers et en collaboration avec Muriel, musicothérapeute nouvellement formée.
 Il s’agit d’une belle dame qui danse dans la vie.
« Elle a des étoiles autour du cou, de ses hanches. Elle s’appelle Starling, l’étoile des mers. Elle danse pour ses amis, pour l’océan. Elle danse pour les vagues. Elle danse pour les plages dorées.
Le récit se crée au rythme des propositions des personnes.
A cet instant du texte, une résidente, désire jouer aux « mots  collés ». Cela donne
Est repris, par le groupe, le dernier mot de l’histoire.
« Doré - réglisse- Istanbul- boulodrome- dromadaire- héritage- ajourée »
L’histoire se poursuit.
« Starling danse… Un… petit… poisson… s’approche du bord de mer. Il a une forme lunaire.
Des « mots collés » sont proposés  à nouveau :
Lunaire- nervure- hurlés- laitage- âgé- génial-
C’est intéressant « ces mots collés » car ils reprennent des temps de l’histoire en les psalmodiant
« Allons voir la lune ! Au clair de Lune !
Puis le conte devient « comédie musicale ». Un résident veut chanter. Très intéressant pour moi, aussi ce temps chantant, car il inscrit l’histoire dans l’incantation. Les mots chantés sont plus incarnés, permettent une appropriation du conte et favorisent la mémorisation. Le chant permet la communion du groupe, procure le plaisir d’unir les voix. Là il s’agit de leur création,

La nuit nous éclaire Lune
Do  sol  sol     fa  mi    sol
Dans le ciel, clair de Lune
Do   sol  sol    fa   mi   sol
A cache-cache Lune
La la   la  do     la sol
Sous les nuages, Lune
La    la   la do    la  sol
Ronde Lune, Croissant de Lune
La   la   do sol   la    la    do    sol
Quartier de Lune
Mi  mi    do   ré

L’histoire se poursuit. Starling chante. Il y a répétition de ce que fait le sujet. Ceci est de mon fait, afin de favoriser la mémorisation du conte.
« C’est le soir, Starling voit une étoile filante. L’étoile filante parle doucement à Starling et convient de lui exaucer trois vœux. »
Une résidente qui est un personnage de l’histoire propose un vœu. Elle est malade, doit rester dans un fauteuil roulant, ne peut plus marcher. Elle propose un vœu de « bonne santé ».
«Parfois une jambe fait mal ! Quand je suis en bonne santé, je peux me lever, marcher…
Il est chanté « la vie des personnes, là c’est la maladie, « Je ne marche plus ». Je veux marcher ». :

Parfois une jambe fait mal
Parfois je suis tout pâle
Mal à la jambe, mal aux pieds
Mal à mon corps tout entier.
Quand je suis en bonne santé
Je peux alors me promener
Je souris, et je ris
Me gave de crème chantilly


L’histoire se termine avec l’amour », le « mariage.
« L’amour c’est Rose, le nom de ma mère dit Blandine, l’amour c’est bleu, bleue la mer. » Starling se marie avec le vent.

Dans ce conte, les musiques sont créées avec les personnes.
Ce conte musical a été joué pour Noël dans les deux foyers. Un plaisir évident a émané des personnes à offrir leur œuvre.
Ainsi se construit le conte avec les mots, les évènements vécus de chaque usager, ses émotions…J’apporte les liens, par un support écrit et imagé (sous forme de livret) qui permettra de finaliser l’œuvre commune.

Pourquoi je  construis ces liens, ces recueils des propositions des usagers sous forme de contes ?

C’est la façon que j’ai trouvée pour formaliser leur histoire, leur permettre de se l’approprier, mettre du sens.
C’est je pense mon « goût » personnel de la musicalité des mots, qui m’a donné l’envie de le partager avec cette population. Leur enthousiasme à ces jeux, leurs réussites, ont conforté ma conviction. Ces petites expériences socialisantes leur apprennent à accepter « l’écoute » de l’autre, accepter la frustration de ne pas être toujours « le héros ».


5. LA CRÉATION D’INSTRUMENTS DE MUSIQUE AVEC DES OBJETS RÉCUPÉRÉS
ET LA RENCONTRE DES RÉSIDENTS AVEC DES CRÉATEURS DE MUSIQUE DONT UN « SEMEUR DE SONS »

Le transfert de septembre 2017 nous a conduit auprès d’un « semeur de son », il s’agit de Monsieur Christophe Costeceque qui propose de mélodier tout élément de la nature. Tel le dit Monsieur Christophe Costeceque :
 « Un voyage unique au cœur de la magie minérale. Savez-vous que les pierres s'expriment ?
D'un mode de production à un autre, elles émettent mille et une résonnances.
Les pierres chantent, communiquent... Ouvrons nos oreilles et surtout nos cœurs... »

Mr Costecèque a proposé une balade nature et découverte des plantes dites de communication.  Nous avons réalisé la mise en scène d’un enchainement de tableaux sonores avec les résidents et l’enregistrement de leur travail sur un support audio.  Au  cours d’un « tableau sonore, » j’ai proposé de musiquer la balade en forêt en installant des ostinati. Pendant une soirée, « un voyage sonore relaxant » a été proposé. Tout ceci a été rejoué dans les ateliers au retour.
Ce fut une belle histoire. Au cours de balades dans la forêt vosgienne, les résidents de nos foyers ont été sensibilisés aux sons de la nature, ont fabriqué des instruments, des maracas… Ils ont découvert, et nous  aussi la musique des lauzes du Mont Mézenc en Haute-Loire. Cette année en 2018, un groupe est parti sans moi, je suis à la retraite, à la quête de ces lauzes. Avec Muriel, les histoires continuent, la nature chante.
Et dans la Loire, des instruments se construisent avec des objets récupérés. Des orgues improvisés avec des tuyaux de cuivre, des flûtes ou xylophone avec des tiges de bambous cueillies dans nos campagnes…
« Et dans la Loire ce sont à présent les pierres qui chantent. »


6. MA PLACE D’ÉDUCATRICE ET DE THÉRAPEUTE DANS L’ATELIER.
MON SENS ÉTHIQUE.

Je tiens compte de la singularité de chacun, de ses potentiels, ses capacités créatrices et à jouer. Je m’oblige à une grande rigueur pour être à l’écoute de chacun et à faire évoluer les évènements contés ou musiqués dans le respect du dynamisme de chacun. Je m’adapte aux pathologies rencontrées. En étant à l’écoute, j’essaie de saisir « ce qui ne semble pas saisissable » pour lui donner vie. J’essaie également de stimuler le désir, de le porter en veillant à ne pas faire à la place, en  veillant à ne pas trahir l’idée du participant ou ne pas m’approprier quelque chose qui ne m’appartiendrait pas ou sonnerait faux. En effet, il est parfois tentant de vouloir obtenir un résultat qui convienne, qui corresponde à mes valeurs esthétiques. Je suis donc souvent amenée à m’interroger : est-ce réellement ce qu’il voulait dire ? Ne suis-je pas en train de modifier son discours pour le rendre plus compréhensif ? Qu’est-ce qui prime ? Sa parole ? Mon désir que cette parole soit compréhensible ? Le sens de l’esthétique ? Quelle valeur accorder à un discours qui ne paraît pas cohérent au commun des humains ?
J’ai été surprise de la capacité des personnes à s’approprier cette activité musicale. J’ai été très surprise également de leurs capacités de création. J’émets ainsi l’hypothèse que des personnes déficientes mentales peuvent acquérir des connaissances, avoir accès à une culture, grâce à une thérapie adaptée. (Rejeux vivants et incarnés pour la construction d’une mémoire.) Je pense que ceci a été possible aussi grâce  à la croyance que j’ai en ce que je fais.
Pour terminer et résumer ce bilan j’ajouterai que cette possibilité donnée, de créer, de « faire preuve d’une certaine audace », permet aux résidents de s’affranchir du poids de l’institution, du sentiment de dépendance à l’éducateur. Ces personnes adultes ont un passé institutionnel lourd et leurs difficultés à communiquer et à affirmer leur personnalité peuvent s’aggraver encore face aux règles collectives institutionnelles. L’atelier de MA devient un espace où le sujet est entendu tel qu’il est, un espace où il peut découvrir de nouvelles façons d’agir, d’exprimer des émotions pour peut-être trouver ou retrouver une certaine maîtrise de son environnement.
Régine Pradel