ou
De la capacité progressive à symboliser
des angoisses paralysantes
Christophe
GROSJEAN - BESANçON
Je m'appelle Christophe Grosjean et je travaille comme salarié depuis un peu plus de 5 ans dans une structure associative qui s'appelle Tempo, localisée à Besançon. J'exerce en tant que musicothérapeute, et je me déplace auprès de publics d'institutions médico-sociales pour leur proposer des séances de jeux rythmo-musicaux à visée thérapeutique.
La plupart de mes interventions ont lieu auprès de groupes, cette notion de groupe étant fondamentale dans ma pratique nourrie de références ethnologiques. Cependant, quelques ateliers réguliers sont proposés à des individuels, ceci la plupart du temps parce que nous n'avons pas possibilité de les intégrer à des groupes cohérents en terme de tranche d'âge, de possibilités… Ou parce que le groupe est trop anxiogène dans un premier temps…
Ainsi
un enfant de 9 ans, Lionel nous est adressé un jour. Lionel est
originaire d'un pays lointain; il a été adopté par une
famille française. C'est un enfant qui est partiellement
scolarisé, mais qui manifeste des difficultés de communication
avec ses camarades, comme des difficultés scolaires, Lionel étant
considéré en "échec". Il souffre de troubles
obsessionnels, avec des manifestations stéréotypiques dans ses
moments d'angoisse, moments qui semblent fréquents. Il lui est difficile
d'exprimer sa souffrance. Il est suivi par un psychologue. Lionel aime la
musique. Il y a longtemps, il chantait souvent. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.
Lionel
se manifeste positivement quant à venir à un atelier
"musique" après une petite séance d'essai.
Plusieurs
protocoles joués sont installés, montrant Lionel capable de
mettre de côté temporairement les supports de ses rituels
obsessionnels (des clés qu'il tournicote continuellement, avec
lesquelles il n'a pour l'instant pas accepté de jouer (les tournicotages
sont accompagnés de mouvements pseudo-balancés assez
stéréotypiques), ou encore l'alarme incendie - appuyer en cas de
nécessité - qui l'intrigue énormément, nous y
reviendrons).
Lionel
apprécie les gros tambours, que nous utilisons dans nos rituels de
début et de fin. Il se montre alors dans une grande excitation,
accompagnant son expression tambourinée de sauts, de cris. Les rythmes
qu'il lance n'ont cependant pas de repères précis, ils sont
mesurés et fermés, sans silence, ne permettant donc pas à
un rythme complémentaire de lui répondre. Nos jeux tiennent peu
de temps dans les premières séances. Il semble très
angoissé, paraissant avoir peu confiance en lui, se dénigrant,
toujours inquiet et manifestement en danger face à l'autre.
Ses
paroles sont peu nombreuses, hormis beaucoup de "gros mots" que je
reprends en antiphonique (procédé de musique traditionnelle
consistant en une alternance entre deux groupes - ou deux personnes comme ici -
qui se répondent, à l'intérieur d'un cycle rythmique)
souvent à son grand plaisir. Lionel s'amuse des
obscénités, je le laisse s'en amuser, elles s'inscrivent ici dans
ce procédé en antiphonique qui ouvre alors une place à
l'autre, pour une relation qui commence à être jouée et
vécue alors visiblement sur un mode moins angoissant.
Qui
plus est, ces "gros mots" sont un point de départ à une
parole différente, Lionel commencera en effet à s'emparer par
exemple du chant avec lequel je l'accueille dans la séance, ou a
joué à des jeux rythmiques de langage (rimes, sonorités,
néologisme…) où les obscénités se
métamorphosent, les sonorités se transformant, par exemple de
pute à pâte, de pâte à pote, de pote à popote,
de popote à cocotte, de cocotte à tu sens la cocotte, de tu sens
la cocotte à tu pues des fesses, de tu pues des fesses à tu sens
l'tabac…
Lionel
s'amuse du plaisir de dire, d'organiser ce langage qui ne paraissait pas si
évident, Lionel étant, je le rappelle, dans une réelle
difficulté à exprimer sa souffrance, mais peut être aussi
à s'exprimer tout court, les insultes masquant peut être cette
difficulté.
Notre
premier protocole réellement investi, à la sixième
séance, est parti d'un jeu de ballon. Parmi le matériel que je
plaçais dans la salle au cas où, il se saisit d'un ballon et fait
mine de me l'envoyer. Il reste dans sa main, comme collé, il le secoue,
puis se secoue avec. Passer à l'autre semble réellement difficile
!
Cependant
un cycle se dessine dans ses mouvements. Je lui fait remarquer en le
valorisant. On le développe ensemble.
D'une
proposition à une autre, on arrive très vite au
déroulement suivant : 1, 2, 3, 4 rebonds de ballon, tourner sur un pied,
secouer le ballon à deux mains sur 4 temps, tourner sur l'autre pied et
dans l'autre sens, jeter le ballon sur le mur du fond et le rattraper. Il rit,
s'amuse, et y arrive bien ; le déroulement est cohérent, ce peut
être structurant, surtout au vu des mouvements peu organisés qu'il
a pu dévoiler jusqu'alors.
Puisqu'il
est souvent dans les obscénités verbales, je lui propose
d'accompagner notre jeu de ballon avec une comptine traditionnelle
provençale reprenant certains des thèmes qu'il a
évoqué auparavant, et articulant le déroulement gestuel
décrit (la comptine est tirée de "Récits et contes
populaires du Languedoc, vol 1", réunis par Jacques Lacroix,
Gallimard ed. 1978) :
"Le meunier passe la farine,
Avec quoi ? avec du caca.
Et avec quoi encore ?
De la merde de poule !".
Je la
chante pendant le cycle dansé, il me répond parfois sur les
questions de la comptine. Cela semble être un véritable bonheur
pour lui, le chant et le déroulement temporel le faisant éclater
de rire. Cette fois nous entrons dans une plus grande durée, à l'inverse
du constat premier quant à la difficulté à faire tenir
quelque chose un moment…
Immédiatement
après, je remarque un changement dans ses propositions : ses rythmes
s'ouvrent, des silences apparaissent dans son discours rythmique, ouvrant sur
la possibilité d'ostinati complémentaires. Davantage en
confiance, avec moi, et peut être avec lui-même, Lionel
dévoile ses capacités, jusqu'alors voilées par ses
dénigrements fréquents.
Les supports de ses troubles obsessionnels sont toujours présents, même si momentanément dans ses passages les plus investis corporellement il les jette littéralement au loin…
Les
clés qu'il tournicote étant accrochées à un anneau,
nous commençons à pouvoir jouer avec certains de ces
éléments. Il fait tomber accidentellement l'anneau qui se met
à rouler, Lionel s'en étonne, je lui renvoie, il jubile…
L'anneau du coup nous sert d'objet intermédiaire, on se l'envoie en le
faisant rouler de l'un à l'autre en prenant la parole chacun à
son tour.
Un
thème central apparaît dans ces paroles, celui du temps. Le temps
de la montre, mesuré, qui semble être un motif d'inquiétude
récurrent (Lionel voulant souvent voir ma montre, décompter les
secondes, partir de la salle précisément à telle
heure…
Il me
demande souvent "Tu fais quoi à telle heure ?", je lui
réponds, articulant dires vrais et jeux sur les sonorités, sur
les rimes. Puis, nous commencerons chacun à affirmer des choses,
à s'affirmer, à la différence du système des questions
précédemment posées renvoyant au savoir de l'autre). Lui :
"A telle heure, je fais ceci…". Moi : "A telle heure, je
fais cela" (par exemple à telle heure je saute en l'air, je
réponds : à telle heure j'me couche par terre, et à
l'heure dite on réalise cette action.
La
distance est également abordée, Lionel, dans ses
thématiques habituelles, disant à telle heure je fais caca, je
réponds : à telle heure, j'ramass'rai pas ; et on le mime, on le
symbolise sans passer à l'acte). Il est intéressant de remarquer
au passage que les anneaux et les clés rejoignent le symbolisme du temps
: l'anneau peut représenter le temps pendant lequel la terre
décrit un anneau complet autour du soleil, l'année ; la
clé, comme dans les représentations de Janus par exemple,
représente la possibilité d'ouverture vers un nouveau temps
d'être… Ou encore l'anneau, dont la racine renvoie à anus,
une des thématiques de référence de Lionel dont les
obscénités renvoient souvent au pet, au souffle anal, le souffle
étant au centre des mythologies du temps. Il ne s'agit pas ici
d'interpréter, plutôt d'avoir en tête des liens que j'ai
parfois utilisé dans nos jeux d'échanges langagiers. Qui plus
est, il me semble intéressant que ses objets obsessionnels,
utilisés pour se fermer à l'extérieur, deviennent
transitionnels et donc entre deux de la relation à l'autre, qu'il puisse
en jouer, sans plus les subir passivement.
Les
questionnements sur le temps prennent de l'ampleur. Il me paraît
important de représenter le temps de la montre, que l'on puisse jouer
avec, autrement que dans le simple mouvement d'observation du cadran de ma
montre-bracelet, en décomptant. J'attrape quelques lames de
métallophone et je représente un cercle avec deux aiguilles
à l'intérieur. Lionel se place rapidement au centre de la
pendule, un contenant, il tourne les aiguilles et reprend son cycle à
telle heure, je fais cela, ce cycle avec lequel nous jouions dans notre
épisode des anneaux lancés. Pris de cours, à mon propre
piège (quel rôle prendre à mon tour ?), je choisi immédiatement
de tourner autour de la pendule dans le sens des aiguilles de la montre, comme
la trotteuse, en chantant entre chaque proposition horaire de Lionel une
comptine sur les aiguilles de la montre :
"Aiguilles de la montre,
Tournent tournent tournent tournent
Aiguilles de la montre
La plus grande est très pressée
Personne ne peut la rattraper
La petite prend son temps
Elle ne s'fatigue pas autant."
Lionel
marque un tic tac (je le lui ai proposé) avec les pieds et la voix, il
continue de même pendant le chant, et se met progressivement à
danser, ceci de manière de plus en plus investie, ouvrant la mesure en y
plaçant des silences, nous permettant de jouer en
complémentarité. Lionel, lorsqu'il arrive sur le temps de midi,
les deux aiguilles se rencontrant, veut que nous fassions la sirène de
midi (c'est moi qui suis invité à le faire, au début, il
prendra ce rôle ensuite), cela plusieurs fois. Entre chaque fois, je
compte le nombre de souffles qu'a lancé la sirène.
Ceci me
rappelle la fascination de Lionel à ses premières séances
quant à l'alarme incendie, comme quoi ceci était
déjà présent dès le début de nos
rendez-vous. Cette sirène pourrait être un possible substitut
à une grande partie de ses angoisses (selon ce que m'en dira ensuite son
référent).
Ce jeu
deviendra longtemps le motif central et principal, parfois unique, de nos
séances, Lionel reconstruisant lui même la pendule à chaque
début de séance. La sirène de midi est rejouée de
très nombreuses fois, la sirène pouvant sonner jusqu'à 100
fois de suite, nous le savons puisque c'est Lionel qui s'est mis à
compter le nombre de fois.
A
travers ce protocole, nous trouvons des rôles rythmo-musicaux
complémentaires et interchangeables (c'est lui qui chante le chant en
réinventant parfois les paroles et je tiens le balancement, il accepte
même de me laisser entrer au saint des saints, dans l'horloge, pour
"tournicoter" les aiguilles et proposer des moments de la
journée).
Cette
sirène évolue, des possibilités différentes lui
étant associées, intensité, durée, qualité,
passant progressivement d'une expression assez primale comme les cris, les
pleurs, à une qualité de voix plus chantée, explorant les
possibilités rythmiques… Qualité que nous évoquons
en un mot à la suite (Ouah, celle là était comme ceci ou
comme cela).
Rapidement,
d'autres repères apparaissent dans l'horloge, autour de ce motif central
de sirène : l'heure du lever, l'école, la
récréation, le repas du midi, le goûter… Chacun des
repères nous amenant à les jouer, en utilisant ce qui est
à notre disposition (les tambourins comme assiettes pour le repas, des
baguettes pour les fourchettes, un chant pour telle ou telle occasion…).
Parfois,
Lionel souhaite que cette horloge se dérègle et nous pouvons,
à son grand plaisir, alterner entre des temps déstructurés,
pour revenir ensuite à un déroulement rythmé.
Effectivement, les temps destructurés ne durent jamais, les structures
rythmiques nous donnent sans aucun doute un cadre sécurisant, dans
lequel mouvements et paroles peuvent s'inscrire, l'espace où s'exprimer
étant balisé, ceci étant visiblement chez Lionel beaucoup
plus jubilatoire pour se laisser prendre par la danse.
Lionel,
marquant les tic tac de sa voix et de ses pieds, en arrive en effet de plus en
plus souvent à des formes dansées devant le miroir de la salle,
investi de manière surprenante, jouant avec la clé des
tournicotages comme avec un foulard porté au plus haut des bras, dans un
mouvement de bassin entraînant le geste du bras, pour finalement jeter
les clés au loin et ainsi avoir les mains libres pour faire des claps.
Lionel
est alors comme en "transe", il atteint des rivages
insoupçonnables jusque là, se montre différent. Sous
d'autres latitudes, on aurait peut être dit qu'un esprit le chevauche,
qu'il est " habité " par un esprit qui s'incarne à
travers lui, qu'il n'est plus celui qu'on connaît habituellement. D'un
point de vue rythmique, il se positionne davantage comme acteur, pieds et mains
marquant la mesure, corps se balançant, des variations devenant
possibles sans quitter le cadre temporel, quittant la mesure pour entrer dans
le rythme.
De ces
possibles plus large, de cette pulsion de vie manifeste, nous avons pu
accéder à la symbolisation. En effet, Lionel a commencé
à mettre des mots sur la voix de la sirène. Le son de la
sirène devient support à des paroles comme "j'en ai marre,
ras le bol", Lionel passant d'un regard très noir à un
sourire complice qu'il m'adresse ensuite.
Il
prend davantage confiance, manifeste ses peurs d'une façon moins
pétrifiante, prend des initiatives. Lionel est moins sur la
défensive, l'autre devient davantage possible dans ses jeux.
Il peut
ainsi jouer avec les objets supports de ses angoisses, voir les jeter au loin,
arrêter de tournicoter lorsqu'apparaît le plaisir manifeste
d'entrer dans un mouvement plus vaste du corps, le concernant davantage dans sa
globalité.
Miroir
inverse à ces moments très investis, Lionel semble avide d'un
temps où il puisse s'enfermer dans ses rituels (ce qui lui semble
rarement toléré, on se contente tout bonnement de lui interdire).
Il me dit parfois "maintenant on fait ce qu'on veut". Il semble
souhaiter alors l'immobilité (dans son mouvement circulaire fermé
accompagnant le tournicotage) et le temps qui ne passe pas (selon les termes
employés par Sylvie Le Poulichet dans "L'œuvre du temps en
psychanalyse", Payot ed. 1994). Notre travail, à l'inverse, le fait
entrer dans un temps qui coule, celui qui transforme et qui peut l'ouvrir
à un temps où se permettre d'être différent. Des
analogies se pressent dans ma tête, entre le temps quantitatif de
l'horloge, mesuré et mécanique, et le temps qualitatif qu'il
semble si bien incarner dans ses moments dansés, vivants et
variés.
Les
moments dansés si investis le mènent à transpirer
abondamment. Lionel s'en rend parfois compte. Ceci semble le déranger,
il dit que "c'est dégueulasse", cherche à tout prix
à s'en débarrasser, quitte à s'essuyer sur moi. Ce qui
sort de lui, la sueur ici, les verbalisations sur les rots et les pets nous
ayant servi comme premiers jeux relationnels, tout ceci me semble fortement
lié à la peur de la perte de quelque chose. Lionel est un enfant
adopté, je le rappelle.
Aurait-il
peur de perdre de nouveau ces parents actuels, peur de mal faire et qu'on
puisse le punir, le laisser seul, ne plus l'aimer ? Lionel a une posture
physique campée sur la pointe des pieds, donc pas enraciné, peut
être pas en lien avec ses racines, l'adoption oblige ; à
l'inverse, il est très enraciné lorsqu'il danse, se balance.
Ceci
dit, il semble aussi qu'il soit acceptable aujourd'hui d'oser laisser sortir
des mots, des mouvements, des manifestations physiologiques… "C'est
dégueulasse, c'est des grosses godasses" dit-il souvent : tout
ceci, extrêmement angoissant et paralysant auparavant, peut devenir prétexte
à jeu, et ainsi mis à distance, au profit de l'organisation
ludique du langage.
Lionel
commence à changer, il chante à l'école depuis peu, ce qui
était devenu depuis quelques temps impossible, il danse quand il ne se
sent pas regardé. Il joue depuis peu avec ses camarades, ses objets
obsessionnels devenant également dans le cadre scolaire davantage des
objets intermédiaires.
Les
séances continuent cependant. Lionel reste demandeur, il apprécie
énormément de venir. Ses référents le voient
changer, sortir de séance transformé (selon leurs propres mots),
radieux, nous continuons à nous voir de façon hebdomadaire.
Le jeu
de la pendule reprend, en égrainant les événements
marquant de la journée au rythme des aiguilles. Lors d'une
séance, nous jouons la nuit. Il éteint la lumière, fait
semblant de fermer les yeux, réclame le silence. Lionel se lève
au bout d'un moment, grognant, disant être un monstre. Il semble sortir
du cauchemar de Lionel, l'occasion étant propice puisque nous jouions le
sommeil. Je cherche à stimuler et préciser sa
représentation imaginaire, par exemple pour savoir de quelle couleur il
est, il dit qu'il est noir, avec des griffes, du poil… Et évoluera
au gré des séances.
Nous le
nommons "le monstre du cauchemar", cette dénomination
finalement assez vague aura le mérite de laisser Lionel se le
représenter différent à chaque fois. Je ne joue pas
à en avoir peur puisque j'ai vu auparavant que lorsque je simule ce
sentiment chez moi, il a peur, il ne joue manifestement plus. Ce personnage
disparaît lorsque le réveil sonne, le monstre du cauchemar a peur
de la lumière, il ne surgit que dans le noir, la sirène
également l'effraie, et Lionel peut alors le décrire s'enfuyant
par la fenêtre. On lui chante alors au revoir monstre du cauchemar, pour
clore les séances, et peut être le tenir à distance
jusqu'à la prochaine fois. Un univers de sens se construit, où
une partie de ses angoisses a pris forme et possibilité d'expression.
Et le
monstre sera présent aux autres séances. L'heure de dormir
symbolisée par notre horloge géante reviendra d'ailleurs plus
fréquemment, ceci pour faire revenir ce monstre, finalement tant
attendu, et pas si manichéen que ça. Le personnage imaginaire qui
apparaît l'entraîne souvent à une moins grande participation
corporelle rythmique. Le monstre se poste sur la fenêtre, il doit
toujours arriver à telle heure (je continue à faire tic tac et
à tourner les heures) mais n'arrive jamais, diffère, repart (dans
sa soucoupe volante, sur sa planète, c'est ce que Lionel dit).
C'est
sur ce point, le langage, l'imagination, qu'il est actif, en inventant la
planète et la soucoupe, le chien jaune du monstre qui arrache la figure
aux autres… Il hurle, imite le monstre d'une voix enrouée grave
(il passe de moments où il est le monstre, et là, il est Lionel
qui craint le monstre). Il jette des baguettes dans sa direction. Je lui tend
un boomwacker, ces tubes à taper contre une surface pour obtenir une
note. Cet instrument deviendra métaphoriquement une épée
dans les mains de Lionel pour faire face à ce nouveau "partenaire".
Le monstre est nommé, il devient possible pour Lionel d'y faire face
(ça me rappelle le temps du rêve des aborigènes
australiens, qui ont besoin de nommer le monde dans des rituels précis,
le nommer donc pour qu'il continue à exister ; Lionel met des mots sur
ce qui était indicible, pour le tenir à distance, et du coup
jouer avec). Il en vient à taper sur des couvercles qui étaient
posés dans la salle, qu'il utilisera pour symboliser les monstres jusqu'à
les mettre par terre d'un coup de boomwhacker.
Je
chante " Maintenant le monstre du cauchemar, on va l'attaquer, à
grands coups d'épées, maintenant le monstre du cauchemar, on va
lui faire la bagarre ". Lionel s'empare du chant, énonce des dires,
particulièrement concernant la partie physique qu'il a touché de
son épée chez le monstre. " Maintenant le monstre du
cauchemar, on l'a bien eu, il est foutu, on lui a tapé dans le …
".
Son
référent me parle des progrès de Lionel quant à
l'accès à un possible imaginaire, à des capacités
d'improvisation et d'autonomie de décision, sa joie, ses
possibilités accrues de lâcher, de parler de choses et d'autres,
de chanter et danser. Il a également constaté une plus grande
conscience du temps chez Lionel, entre autre dans la capacité à
faire des projets d'avenir.
Le
travail se poursuivra, Lionel continuant encore à dérouler
d'autres motifs, toujours très rythmiques, comme par exemple les portes
et les volets ouverts / fermés (un autre de ses motifs
d'inquiétude), et puis le vent, m'amenant à dérouler
quelques contes (des avatars de mythes, parole qui relie les drames du groupe
humain à la forme symbolique) que Lionel accepte maintenant
d'écouter.
Deux
portes battantes seront un grand moment notre espace de jeu, deux portes
ouvrant sur… rien, l'ouverture a été condamnée, il y
a une cloison, les portes ont été laissées. Il
s'aperçoit avec jubilation, en essayant de refermer l'une des portes que
l'autre s'ouvre en contrepartie, le souffle de la première faisant
ouvrir l'autre (nous retrouvons le thème du souffle, que nous avions
déjà évoqué, thème qui sera à
l'avenir encore abordé d'une autre manière). Lionel est
fasciné, recommençant de nombreuses fois avant de
développer le thème. Il s'amusera progressivement à
s'enfiler dans l'espace de la porte qui s'ouvre, pour taper sur la cloison, et
se retirer avant que la porte ne se referme sur lui, avant que la porte ne le
mange comme il dit.
Etre ou
ne pas être dévoré… Il s'amusera à compter le
nombre de fois qu'il peut taper sur la cloison avant de se retirer, en essayant
de taper le plus de fois possibles, il commence dans la performance. Nous
jouerons en alternance à ce jeu, une fois je pousse la porte, l'autre
s'ouvre et Lionel s'y engouffre et tape (en alternance des mains) en comptant
à haute voix, puis c'est lui qui pousse la porte pour que l'autre
s'ouvre, et c'est moi qui m'y engouffre, qui tape et compte à haute
voix… Le but pour Lionel sera alors un moment de faire mieux que moi, de
me "tuer"…
Si nous
avons joué longtemps également à ce jeu, c'est que bien des
développements seront possibles. Lionel remplacera le comptage par des
mots (ce qui nous fait encore une fois passer de choses très
mécaniques, à des possibilités empreintes de variations
qualitatives), sur une voix rythmo-mélodiée qui évoquera
souvent sa constellation familiale, eux, et lui, lui qui en fait partie tout en
étant un individu distinct.
Peut
être elle aussi fallait-il la nommer (comme nous avons nommé le
monstre, pour le tenir à distance), se nommer en son sein,
décrire qu'il en fait bien partie… La vision qu'il a de lui
même semble avoir évolué, il se dénigre beaucoup
moins, semble avoir gagné en confiance, en capacité de relation,
la peur de la perte (de ses parents, …) me semble beaucoup moins
terrorisante et paralysante.
Lionel a arrêté de venir, bon vent ! Il était toujours motivé pour les séances, mais Lionel en a moins besoin. Ses résultats scolaires ont progressé, il a moins peur de lire… Et il a intégré un groupe pour une activité de percussions, ce qui aurait semblé impossible quelques temps avant !