Il y a comme un petit bruit.  –

Marie Haps - Bruxelles 25 mars 2017 – Willy Bakeroot

Bonjour tout le monde.
Merci à Francis Debrabandère de m’avoir demandé de partager avec vous une réflexion sur le temps, ou du moins, ce que j’ai pu comprendre de ce qu’est le temps

Tout ce que j’ai pu en comprendre s’enracine, bien sûr, dans des années de travail avec ce que nous appelons MUSIQUE. Musique qui passe pour être l’art du temps et qui est utilisée dans le cadre de ce qu’on appelle la musicothérapie active.
Une démarche de musicothérapie active oblige à rechercher les bases même de ce qui touche à l’écoulement des rythmes du temps. Cela dans le but de transformer les émotions du réel en langage, c’est-à-dire des les SYMBOLISER. Mais pour les précisions, ceux que ça intéresse particulièrement peuvent venir à l’atelier de cet après-midi.

Je vais essayer de vous exposer quelques petites choses, un peu en vrac, un peu méli-mélo je souhaite tout de même qu’elles amènent à des pistes de réflexions.

En tant qu’ancien Belge, je suis un peu impressionné de revenir ici parler du temps et surtout de la suspension du temps. Cela a remué des souvenirs bien anciens qui sont remontés à la surface. Mais la réalité du temps n’est-elle pas de favoriser des rapports entre ce qui s’est passé et ce que nous vivons aujourd’hui ? Le temps nous plonge sans cesse dans la MEMOIRE. La substance du temps, c’est la MEMOIRE.

Alors, pour ce qui est de la mémoire, je n’ai jamais habité Bruxelles mais j’y passais de temps à autre et parmi tous les souvenirs bruxellois, il y en a un qui jaillit automatiquement lorsque le mot « Bruxelles » est évoqué, c’est celui de mon service militaire.
Vous voyez qu’on est bien parti.

Un dimanche soir en revenant de permission, j’avais emprunté un couloir de la gare du nord. Mais à peine entré, voici que deux gendarmes tatillons m’ont appréhendé parce que j’avais oublié de les saluer.
Il n’y a plus de service militaire aujourd’hui. Alors peut-être que vous ne savez pas que quand un simple troufion rencontrait soit un supérieur, soit un gendarme, il était obligé de le saluer. Moi, je ne les avais pas vu !
Ça n’a pas loupé et le lendemain, à la caserne, ça m’a valu 15 jours d’arrêts, soit 15 jours de suspension temporelle, coincés à la caserne sans pouvoir sortir.
Mais dans cet état de suspension, je n’aurais jamais pensé que, des années plus tard, on m’aurait demandé de revenir à Bruxelles parler de suspension temporelle.

Pour préparer ce topo, sur les conseils de Francis, j’ai laissé mon imagination me porter sur les chemins de la mémoire qui par définition, est une affaire de temps. Alors, ça peu paraître exagéré de faire un rapport entre les deux situations, mais allez savoir ?
De toutes façons je suis persuadé que jamais rien ne peut se produire s’il n’est pas commandé par le surgissement d’une mémoire pulsionnelle.

Je crois que la mémoire déroule des suspensions toutes plus vertigineuses les unes que les autres. Et cela, sans que nous nous en rendions compte. Cela nous permet sans doute de ne pas imploser.
La mémoire associe temporellement les faits sans s’occuper de nos horloges ni de nos planifications. Ce serait une erreur d’y trouver une relation de cause à effet rationnelle. Ce qui nous arrive aujourd’hui est issu de ce qui nous est arrivé hier. Cela passe par des circuits souvent insaisissables et bien difficiles à mettre en mot et qui métamorphosent la réalité. Les véhicules utilisés par la mémoire sont la métaphore, la métonymie et l’articulation phonétique, le calembour etc.

Je suis toujours un peu circonspect quand j’entends des soignants exposer rationnellement la cause profonde et l’origine des comportements des personnes dont ils s’occupent. Même la psychanalyse ne fait pas ça. Elle permet seulement un retour vers la mémoire. Un retour favorable à des éclaircissements qui n’appartiennent qu’à ceux qui se font accompagner.
Les rapports entre les faits, qu’on peut établir dans une chronologie sont toujours déformés par les reflets de l’imaginaire. (Les souvenirs sont toujours ce qu’on appelle souvenirs écrans).

Je reconnais que l’exemple militaire est un peu gros mais il rend compte de la suspension. Allez-savoir si la suspension temporelle de 15 jours n’entre pas dans ce qui m’a fait intéresser aux choses du temps ? Intérêt favorisé bien sûr par la pratique musicale.

Il y a toutes sortes de relations qui jaillissent sans que nous le voulions et quelquefois elles jaillissent même si nous ne le voulons pas. Parce qu’il y a des souvenirs que nous ne voulons pas faire surgir. (ça s’en va et ça revient, c’est fait de tout petits riens…)

Le temps, ou les temps, prend des configurations souvent difficiles à saisir. On ne peut que les constater à postériori sans en comprendre nécessairement la logique. Ce qui fait dire à certains scientifiques que le temps n’existe pas. Le temps joue avec la mobilité de la mémoire et s’incarne dans des contenants rythmiques et mythiques à sa fantaisie. Je ne m’étonne pas de ce que Henri Meschonnic, grand spécialise du rythme, et donc du temps,  ait dédié son livre à l’inconnu. (Critique du rythme – Aubier)

LE TEMPS SPATIALISÉ

Aujourd’hui, parler du temps c’est toujours un défi parce que nous n’en parlons qu’en termes d’espace. Nous avons même inventé l’expression « espace de temps ». Ce qui amène à la confusion. Je ne dis pas qu’il n’y ait pas de rapports entre le temps et l’espace, mais ce sont, tout de même, deux choses différentes. Du côté du temps vous avez le mouvant et du côté de l’espace vous avez le fixe.

Il est vrai que nous avons très largement perdu les clefs d’un discours du temps. Nous réduisons tout à l’espace parce qu’il nous semble seul capable de nous permettre de comprendre les choses. On peut y utiliser le visuel avec des schémas, des images, des découpages qui visent à fixer le temps en dehors de ce qu’il est. Nous sommes habitués au TEMPS DE L’HORLOGE. Mais le temps de l’horloge est un artifice, sans doute bien commode, mais qui peut aussi nous éloigner de la réalité du temps.

Comme disait l’africain « C’est drôle les blancs, ils ont des montres mais ils n’ont jamais le temps ».

La semaine dernière, je parlais avec un voisin à qui j’avais dit que je devais aller parler du temps. Il me dit « alors est-ce que le temps est linéaire ou cyclique » ? Je lui ai rétorqué que son discours réduisait le temps à l’espace : une ligne droite et un cercle.
Il est vrai que le linéaire et le cyclique sont deux concepts couramment utilisés mais qui obéissent à un genre de représentation qui vise à une maîtrise de ce qui est mouvant, de ce qui nous échappe et qui nous angoisse, mais pas à décrire exactement le phénomène.
SAINT AUGUSTIN, dans les Confessions, dit : « Qu’est-ce que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais; mais que je veuille l’expliquer à la demande, je ne le sais pas ! »
(Saint Augustin, Confessions, Trad. J. Trabucco, Garnier Flammarion.)
La représentation en soi fait partie du monde des idées. Souvent, elle occulte la réalité. À mon voisin, j’aurais alors voulu parler du temps liturgique et du calendrier qui sont des temps très concrets, et des temps quasiment dansés, mais nous n’avons pas eu le temps.

La LITURGIE (action du peuple) calendaire est un temps vécu rythmiquement. Il est d’abord VÉCU et peut, éventuellement être décrit. Il suit la marche cosmique de la terre et la succession des saisons. Dans ce temps rythmique, chaque jour est différent du précédent. Il y a là une formidable imagination. Le temps peut même s’y inverser. Suspension ! Ce n’est pas qu’on s’arrête mais on revient en arrière. Par exemple, au plein cœur de l’hiver le temps qui sépare Noël de la fête des rois a toujours été considéré comme un temps à l’envers. On y trouve 12 jours appelés épagomènes, qui font la différence entre le temps solaire et le temps lunaire. 6 jours avant le premier janvier puis 6 jours après le 1er janvier. On y a d’ailleurs mis la fête des fous au 28 décembre, fête des Innocents.
Tout y est inversé. La thématique de Noël fait qu’un Dieu devient enfant. Celle des rois fait que des rois s’agenouillent devant un enfant. Pendant ces jours de folie on vit la nuit en l’illuminant et on dort le jour. À la fête des fous, on faisait tout à l’envers (enfant roi, messes à l’envers, roi des fous à l’envers sur un âne, confréries de fous, etc.) Cette inversion se prolongeait d’ailleurs jusqu’à carnaval qui est une fête de la psychose, la maladie des âmes.

Les anciens avaient une imagination et une créativité étonnante. Elle trouvait sa cohérence dans le récit du temps vécu.

Le calendrier populaire était pratiquement dansé tout au long de l’année, scandé par les travaux quotidiens. Alors qu’aujourd’hui, le temps n’est plus la référence – sauf quand il faut payer ses impôts, encore s’agit-il du temps de l’horloge – Les références vont plutôt du côté de l’hypertrophie des EGO voués aux spectacles et aux applaudissements narcissiques ainsi qu’au morcellement des « pièces » ou « morceaux » qui se succèdent dans ce qu’on appelle des médias.

Il se pourrait que la perte du discours du temps soit liée à l’invention par les Grecs de la technologie de L’ÉCRITURE PHONÉTIQUE ALPHABÉTIQUE. Elle donne la primauté au visuel. L’auditif passe en second plan sauf s’il est réduit à s’inféoder à l’espace c’est-à-dire à ce qu’il n’est pas. Un bel exemple est celui du solfège qui, progressivement depuis la fin du Moyen-âge, a réduit l’art du temps musical à une suite de signes abstraits et fixes. De plus, il a favorisé la transformation du rythme-musical en objets manipulables, morcelables et commercialisables.
On vit là-dedans aujourd’hui : on manipule des « MORCEAUX ».

Comme nous faisons ça depuis quelques siècles, ça nous a porté à devenir des spectateurs invétérés. Nous regardons se dérouler les choses en dehors de nous. Nous sommes devenus des adorateurs d’images ou d’objets réducteurs mais manipulables. La musique est devenue un objet. Même le corps, nous le regardons comme s’il était un accessoire de notre cerveau. Et nous avons inventé le « rapport au corps ».

PLATON, il y a déjà bien longtemps, reprochait à l’inventeur des lettres de l’alphabet phonétique d’avoir inventé un système qui ferait perdre la mémoire, car ce ne serait plus en nous-mêmes que nous chercherions à nous souvenir mais en dehors dans des signes abstraits. Ce qui ferait confondre la mémoire avec l’aide-mémoire. (Phèdre) Je n’ai rien contre l’écriture. Le reproche que je lui fais c’est d’avoir tout envahi alors qu’elle n’est qu’un effet de l’oral. Une parole enregistrée par des signes.
(PL ATON, Phèdre, Belles lettres)

Est-ce là où s’originent les maladies de l’oubli ? Est-ce aussi la voie ouverte au solfège ???

LE TEMPS/MÉMOIRE

Le temps lui, est intime à la mémoire qui, elle, est sans cesse en mouvement.
Il faudrait ici parler des recherches de Marcel Jousse. Il définit l’être humain comme un « être de mémoire ». (Anthropologie du geste - Gallimard)
À condition de ne pas considérer la mémoire comme une simple mécanique à souvenirs. La mémoire n’est pas seulement « la faculté de se souvenir », elle actualise le passé qu’elle fait vivre en permanence dans nos gestes et nos comportements. Elle est pleinement dans le présent et forme notre identité. Son efficacité tient à ce qu’elle est une « poussée en avant » (1) parce qu’elle nous raconte « l’arrière». (Marcel JOUSSE, cours du 26 novembre 1934 - École des Hautes Études)

Rappelons-nous que chez les Grecs, la mémoire est personnifiée par MNEMOSYNE. Et Mnémosyne, déesse de la mémoire, est la mère des muses. C’est elle qui a inventé le langage et les mots.
Ces muses, qu’on appelle aussi « filles de mémoire » ont pour destin de donner à l’Homme les instruments de son expression. Tout le travail des muses est un travail de mémoire. Le temps de fabrication d’une œuvre, quelle qu’elle soit, s’appuie sur une mémoire sollicitée en permanence.

Nous sommes aujourd’hui sur un point équinoxial, pour les catholiques, c’est le jour de l'Annonciation, un temps de suspension calendaire et cosmique qui projettera vers le solstice puis sur l’équinoxe d’automne etc. C’est une fête, c’est-à-dire une commémoration. Ce n’est pas un arrêt. Son thème nous ramène au temps mémorable où nous étions suspendus dans le ventre maternel.

Le ventre maternel, c’est un sacré couloir et même un couloir souvent considéré comme un couloir sacré sur lequel il est difficile de mettre des mots très précis.
On en parle souvent comme d’un paradis perdu, mais je ne suis pas certain que la métaphore soit bien choisie.
On sait aujourd’hui que le bébé est vécu par le corps de la mère comme un corps étranger qu’il faut expulser. S’il n’y avait pas une colonie de bactéries gendarmes qui protègent le fœtus des attaques du corps de la mère, le bébé ne survivrait pas.

Winnicott nous dit « Toutefois la mère hait son fœtus dès le début »
(De la pédiatrie à la psychanalyse, Ed. Payot 1969, p.48)

IN UTERO

Au départ, c’est plutôt le stade de la transsubstantiation. Le mot « transsubstantiation » est un terme religieux, mais il convient bien. La mère transmet sa substance et la vie à ce qui est en train de devenir.
Rapidement, ce qui prend corps, entre dans le temps. Ce n’est pas qu’il fait l’expérience du temps, c’est qu’il devient temporel, rythmique. Il devient temps. Concrètement il avance par une succession d’instants dont la substance est la « vibration sonore ». Il perçoit, en permanence des « sons/vibrations » qui viennent de partout.

Chaque vibration sonore atteint le fœtus dans son corps. Ce n’est pas qu’il les entende car il est sourd. Les oreilles n’arriveront que vers le 6ème mois. Les vibrations sonores, il les reçoit par tout son corps. Exactement comme les sourds reçoivent les vibrations sans les entendre par l’oreille.
Il reçoit une multitude de sons divers : la mère qui parle, ses respirations, la circulation du sang, les borborygmes, les gargouillis ainsi que les nombreux bruits extérieurs de tous ordres.
Le son le plus régulier et permanent est sans doute le battement du cœur de sa mère. Battement ternaire qui comporte un silence, « toum, toum, suspension. »

La succession contrastée des sons déroule un temps qui se différencie à chaque instant. Nous sommes là dans le rythme pur. Ce n’est pas pour rien que le mot RYTHME est construit sur la racine RHEO qui signifie « je coule ». Mais l’eau qui s’écoule n’est pas seulement un long fleuve tranquille, elle est toujours scandée par des clapotis.
Il est là ce rythme vivant, fugitif et souvent capricieux et qui n’est saisissable par aucun solfège.

Et voilà le bébé sur le FIL DU TEMPS, comme un funambule. J’aurais tendance à dire qu’il n’est pas sur le fil mais qu’il est lui-même le fil qui construit son propre temps. Son balancier oscille non pas de gauche à droite mais de l’avenir au passé et du passé à l’avenir. Dans les très belles pages des Confessions, Saint Augustin nous dit que le temps vient de l’avenir et s’engouffre dans le passé. (Les confessions, Poche Gallimard) Sans cesse le balancier prend l’avenir qui arrive puis le bascule vers l’arrière en passant par le présent fugace.
On pourrait penser à une voiture décapotable qui fonce sur une autoroute. Le conducteur sent le souffle du vent qui se précipite sur le visage puis qui part directement vers l’arrière.
Il existe d’ailleurs une griserie de la conduite automobile ou encore avec des motos ou des vélos, en skys ou plus simplement la course à pied. On y fait l'expérience du TEMPS VIVANT. Ce sont des expériences, très primitives et très sauvages, qui procurent l’impression, en allant toujours plus vite, d’épouser, de maîtriser et même de tuer le temps.

Avoir tout, tout de suite ! C’est un peu une manie aujourd’hui. Notre technologie est capable de nous donner l’impression de prendre la place du temps pour nous identifier à L’INSTANT FIXE, c’est à dire à l’éternité. Nous voulons être des dieux éternels ou au moins des stars vénérées, placées dans le ciel.

Saint Augustin écrit : « Si l’instant présent devient fixe, s’il est toujours présent, il n’est plus le temps. Il est l’éternité. Mais alors comment le nommer ? » À peine a-t-on essayé de nommer l’instant qu’il est déjà parti dans le passé et la mémoire. Pas de suspension possible. C’est toujours trop tard.

Soulignons que l’attirance vers le « fixe » est une défense contre l’angoisse du mouvant dans lequel on a toujours l’impression de se perdre. Cette attirance a hanté toute l’aventure du système tonal musical depuis le début de la Renaissance.
En passant, rappelons que vers les 11 ou 12ème siècles, un phénomène de MÉCANISATION a vu le jour. Yvan Illich (le travail fantôme - Seuil) raconte comment les parcs des monastères prirent rapidement l’allure de parcs à machines agricoles. La mécanisation et sa technologie se sont étendues à la fabrication d’instruments de musique de plus en plus perfectionnés qui ont permis de produire des sons bien plus raffinés que ceux produits auparavant. (parole) Mais ces sons surgissent à la fois FASCINANTS et INQUIÉTANTS, il fallait bien les dompter, on a inventé alors la musique pure qui les organise.
On a inventé les vièles, les violes, violons, puis clavecins, pianos etc.  En même temps, on a inventé un système dit « BIEN TEMPERE » qui nous a rendu infirmes en nous condamnant à n’entendre plus que 12 demi-tons. Système qui a conduit à la raideur favorisée par la musique écrite et le solfège.

Karajan rêvait de transformer toutes les symphonies de Beethoven en IMAGES FIXES. Il a d’ailleurs réalisé quelques films dans ce but. Pas étonnant s’il n’acceptait pas les barbus dans ses orchestres et s’il obligeait les chauves à mettre des perruques. Curieusement, les cheveux ou les barbes sont un des plus beaux symboles du temps. À remarquer que sur les perruques, les cheveux ne poussent pas.

Venant de l’avenir, le temps ne s'attarde pas dans le présent mais passe dans le passé et construit ainsi une mémoire.

L’INSTANT est une suspension fugitive et toujours fuyante qui fait partie autant de l’avenir que du passé.
Il correspond à une vibration qui se rajoute à celles qui sont déjà mémorisées. En avançant, chaque instant construit la mémoire des instants successifs.
Cette vibration est ambiguë, à la fois positive parce qu’elle fait avancer sur le fil du temps et négative parce qu’elle nous oblige à perdre ce qui va s’enfoncer dans la mémoire. L’instant présent nous apprend la perte nécessaire pour avancer. Il est à la fois plaisir de l’aventure vivante et souffrance de ce qui est perdu à l’image de la mort.

La mémoire qui s’édifie sera la base de la personne : un être de mémoire.

La succession des vibrations sonores déroule un rythme à l’instar d’un RÉCIT. Un premier récit de vie.
Mais ce récit n’est pas à réduire à un récit littéraire. Il n’avance pas selon la logique de l‘écoulement d’une écriture sur du papier. Impossible d’en faire une description visuelle. On ne peut pas le concevoir dans un discours qui ne tient pas compte de la mouvance du temps et qui se fixe sur des catégories semblables à des images immobiles.

Le mot "récit" est bâti sur une vieille racine indo-européenne : « KEI » qui signifie « agiter », d’où « kiné » ou encore « cinéma ».

« RÉCIT» est une des traductions du mot grec « MUTHOS », le mythe. MUTHOS est à la fois la PAROLE PRONONCÉE, le MYTHE, le RÉCIT. Il organise le temps.
Ce récit constitue un mythe sonore, - mais le mythe peut-il être autrement que sonore ? – dès qu’on l’écrit, le mythe perd sa qualité de mythe, il rejoint l’image fixe.
Je fais l’hypothèse que ce mythe, à l’instar d’un Dieu, présidera à toute la suite des événements de la vie.
(Cf. Jean-Pierre VERNANT, Mythe et Société en Grèce ancienne, FM/Fondation)

Ce n’est pas pour rien que dans le Vaudou, les dieux sont des rythmes. Chaque initié reçoit ce qu’on appelle une devise sous forme d’un rythme à chanter. Où qu’il soit, si l’initié entend ce rythme-mélodique, les dieux reviennent l’habiter. À charge pour l’initié de poursuivre le travail de réconciliation avec ses dieux.
Notre incompréhension de ce qui n’est pas dans notre page d’écriture s’origine sans doute de ce qu’en Inde, Dieu est un son, « aeiou », alors qu’en Occident, dieu est une image.
(CF. Alfred MÉTRAUX, Le Vaudou Haïtien, Gallimard 1958)

Ce mythe sonore se construit progressivement jusqu’à devenir suffisamment mature pour être une référence déterminante.
Saint Augustin écrit une formule qui me paraît emblématique tant elle décrit assez exactement le processus de maturation : il parle à Dieu. Traduisez.
« Vous me harceliez d’un aiguillon secret pour nourrir mon inquiétude, jusqu’à ce que, par une vue intérieure, vous fussiez devenu pour moi un objet de certitude. » (Confessions, Livre 7 ch. 8)

Puis, vient la naissance de bébé. La poche des eaux craque, et voilà le bébé qui est emporté par le fleuve et qui s’échoue sur la plage entre deux collines.

AÉRIEN

Arrivé dans un espace aérien, la première chose que fait le bébé fait est D’INSPIRER. Il se laisse envahir par le souffle de la terre. Il lui emprunte un peu d’âme. Cette âme va l’accompagner toute sa vie dans un rythme ternaire. Inspiration, expiration, suspension. En arrière, en avant, suspension. À la fin de sa vie, il sera d’ailleurs prié de rendre ce qu’il a emprunté. C’est la PSYCHE. En grec, psyché ne veut pas dire autre chose que « souffle respiratoire ». Nous en avons fait une sorte d’ectoplasme !!!
Dans les contes, on trouve quelquefois l’âme qui s’échappe pour la nuit et qui revient le matin. Dans un conte juif de Rabbi Nahman, ce n’est pas toujours la même âme qui revient le matin. Ce qui doit peut-être expliquer les sautes d’humeur ?
C’est donc l’inspiration qui lui donnera la possibilité de crier en expirant. Il crie comme s’il voulait rejouer les sons qu’il a entendus pendant la gestation. Ce cri est ambigu, c’est sans doute le premier plaisir d’une affirmation, mais il ressemble fort à une expression de douleur. À rappeler que le mot « expiration » est associé à la mort. Nous rendons notre âme en expirant.  Alors, plaisir et souffrance, on restera toujours dans l’ambiguïté.
Ce premier cri plonge l’enfant dans le champ de l’espace résonateur. Il fera alors l’expérience de la distance. C’est l’espace qui incarne la distanciation et la perte de ce que nous laissons derrière nous. Quoi qu’on fasse, quel que soit le côté vers lequel on se tourne pour essayer de maîtriser et garder ce que l’on perd derrière nous, c’est peine perdue. Comme dit le proverbe africain « on a beau se tourner de tous les côtés, les fesses sont toujours derrière ».

Là, dans l’espace, les yeux entrent en jeu. Les gestes corporels vont prendre une amplitude inconnue jusqu’alors. Après avoir reçu les sons, il reçoit les gestes du monde en se confrontant aux données de l’espace et de la pesanteur.
Marcel Jousse dit « Nous ne connaissons le monde que par les gestes que nous lui infligeons en recevant les  siens ».
Le nouveau né va recevoir le monde en le mimant. Marcel Jousse, dans son anthropologie du geste va parler de « Mimisme ». Il a fabriqué ce terme de « mimisme » pour différencier mime et mimisme. Le mime est un acte volontaire alors que le MIMISME est un acte spontané.
Pour Jousse, le bébé va mimismer les gestes rythmiques du monde et les mémoriser puis, ensuite, les rejouer.

Je n’en dis pas plus car il nous faudrait trop de temps pour développer le thème du mimisme.

Je fais l’hypothèse que les réalités matérielles de l’espace viennent habiller les sons. C’est vrai que le moindre objet est sonore et que le moindre geste est bruyant. Même si nous ne les entendons pas ils se manifestent en ultra et infra-sons. Les animaux en savent plus que nous à ce sujet.  (Serge Tisseron, Comment l’esprit vient aux objets, Aubier, 1999)

La grande construction mythologique et sonore qui a été fabriquée in-utero s’habille de formes multiples. À l’instar de l'inconscient elle continue toute la vie un travail souterrain. La dimension spatiale vient s’articuler avec le temps scandé par les sons.

Si l’enfant reçoit progressivement les formes de l’espace qui l’entoure, il continue aussi à recevoir les sons émis en permanence par le contexte dans lequel il est tombé. De plus il produira des sons qu’il émettra en partie pour entendre, en écho, la réponse de l’espace. Il suffit d’observer les enfants qui crient dans des supermarchés ou sous des ponts et des tunnels, pour en éprouver la sonorité.
Ce sur quoi je voudrais insister c’est sur les deux aspects des sonorités qui nous ont construit : le plaisir et la souffrance. Données qui vont de pair avec une inquiétude par rapport à l’événement sonore qui est en train de passer dans le présent.
Tout son émis rappelle une mémoire agissante.
SONS ou VIBRATIONS nous permettent de tenir debout. Si ça s’arrêtait de vibrer, nous tomberions en poussière. Il n'y a pas de son sans vibrations ni de vibration qui ne soit sonore.

Certaines entreprises industrielles qui travaillent sur la sonorité ont construit ce qu’on appelle des chambres ANÉCHOÏQUES, ou ANÉCHOÏDES. Les murs n’y renvoient aucun écho. Si l’on enferme quelqu’un dans une chambre anéchoïde, au bout d’une demie heure, il éprouve un pressant besoin de s’asseoir. Au bout de trois quarts d’heures, l’angoisse le gagne, il n’entend plus que le son de son cœur, de sa respiration, de son sang qui coule. Ensuite, il devient fou et ses fonctions se morcellent.
À l’inverse un supplice comme celui de la cloche arrive au même résultat. On utilise d’ailleurs aujourd’hui des machines qui font un boucan épouvantable pour disperser les participants à des manifestations publiques gênantes. Ces bruits sont insupportables.

On comprend que le son/vibration est une nécessité. Il peut nous faire plaisir autant que nous faire souffrir, nous construire comme nous détruire. Mais il est une référence auquel on se rattache à la moindre occasion. Sans lui, on ne peut pas vivre.
Le silence peut nous angoisser. Le bruit semble plutôt nous rassurer.
Qui d’entre nous n’a pas fait l’expérience enfantine de passer dans un endroit où il fait noir, là où les repères ont disparus ? Le réflexe le plus courant est de faire du bruit. Alors on chante ou on crie ou on dit tout haut des paroles conjuratoires.
Une amie me racontait « Quand j’étais petite, nous habitions une grande maison peu éclairée. Les toilettes étaient à l’étage. Quand je devais y aller le soir, je prenais un balai en main et je montais les escaliers en frappant avec le manche sur chaque marche et en criant bien fort « S’il y a quelqu’un là-haut, qu’il le dise ! »

Faire du bruit pour calmer l’angoisse, c’est sans doute aussi la raison d’être de ce que nous appelons la MUSIQUE qui, depuis la fin du Moyen-âge et grâce à la mécanisation naissante, est devenue musique pure faite de sons sans significations et toujours inquiétants ou rassurants mais rappelant l’instant ambigu. On retrouve ce caractère dans ce qu’on appelle « musique de fond » ou « musique d’ambiance ».

Comme l’a écrit Théophile Gautier, « La musique est le plus cher et le plus désagréable des bruits ».

Auparavant, les sons et les mélodies étaient INTIMES À LA PAROLE. (à rappeler que la parole est un geste, le geste laryngo-buccal) Ils étaient produits à partir de la parole. Le rythme et la mélodie étaient engendrés par la parole/geste et accompagnaient les gestes de la vie de tous les jours. Les systèmes utilisés restaient vivants grâce à une parole qui ne s’inféodait pas à une mélodie rigide.
On retrouve un peu ça aujourd’hui chez certains chanteurs comme, par exemple, chez STROMAE qui a l’audace d’être toujours en suspension. Pourtant ses mélodies et ses compositions ne sont pas très compliquées. C’est qu’elles ne semblent pour lui qu’un point d’appui. Il n’est pas le seul.
Par contre, le bruit métronomique et mécanique de la techno ou celui des mélodies tonales enveloppantes ne permet pas de suspensions.
Il est désolant tout de même que ces exemples ne soient liés qu’à la logique du spectacle.
La suspension en tant que SILENCE fait peur.
Dans une séquence silencieuse, ou dans une suspension sans appui, on craint le surgissement d’un bruit étranger. Il y a comme un petit bruit ? Est-ce un fantôme ? C’est la crainte de l’étrange, différent de nos systèmes rassurants.
Mais la suspension n’est pas nécessairement un silence vide dans la mesure où elle est inscrite dans la cohérence d’un temps qui a un sens. Rappelez-vous les inversions du calendrier.
Aujourd’hui, la peur du silence vient de ce que lui aussi est devenu « MORCEAU ».
Les silences musicaux sont souvent difficiles à tenir. Mon expérience chorale m’a montré que les choristes, dès qu’ils sont dans un silence, ont du mal à laisser couler le silence et ont tendance à en finir le plus rapidement possible et retomber sur le bruit mesuré et la scansion régulière rassurante.
Ceux qui ont utilisé des chansons à trou, que ce soit avec les enfants ou avec des adultes ont pu expérimenter la difficulté de garder les silences lorsqu’on enlève une syllabe. (Napoléon – M’sieur vot’ bébé etc.)
C’est que le temps rythmique n’est pas assumé en profondeur, il est vu à l’extérieur comme un objet qui ne fait pas partie de nous. Le temps n’est pas épousé. IL EST MORCELÉ.

Je voudrais terminer par un « bouquet » en disant deux mots D’ULYSSE qui par son nom même d’ODYSSÉE, se trouve être temporel. Il me paraît être l’emblème des musicothérapeutes, ne fut-ce que par son nom.

Dans son bateau avec ses amis, ils doivent passer par le pays des sirènes. Les sirènes sont des divas calamiteuses qui séduisent pour entraîner les hommes à se faire dévorer. Elles se prélassent sur un champ d’ossements desséchés.

Ulysse aimerait pourtant écouter leurs chants. Il demande à ses amis de l’attacher solidement à un mat, et leur fait promettre de refuser de le détacher même s’il leur demandait. Il fabrique alors un gâteau avec de la cire et du miel puis en tire des petites boulettes avec lesquelles il bouche les oreilles de ses amis.
Pendant que le bateau poursuit sa route, les sirènes commencent à chanter. Ulysse entre en transe en les entendant puis fais désespérément signe avec ses yeux pour demander qu’on le détache afin qu’il puisse rejoindre l’île aux sirènes. Il est en extase. Nous sommes ici dans l’ambiguïté du son harcelant : « plaisir et souffrance ». Mais ses amis resserrent ses liens.
Puis, au bout de quelques temps, on n’entend plus chanter, le chant est suspendu.
Les amis délient Ulysse. Il a été protégé par le mat.

Pascal Quignard fait remarquer que c’est la première fois dans les textes grecs qu’on utilise le terme « ANALYSAN » qui signifie « délier ». Ses amis « analysent » Ulysse.

Les sons extérieurs et destructeurs des sirènes rappellent les sons matriciels des commencements. Ulysse, protégé par ses liens et son mat, fait sans trop de danger, l’expérience de ces appels sonores. Il en sort aguerri et plus serein.

Il s’agit ici du PROCESSUS DE SYMBOLISATION. Favorisé par la sécurité qu’offre le mât auquel il est attaché, les émotions du réel vécu par Ulysse sont symbolisées.

(1) « La mémoire au lieu de se faire aperception du passé, se fait « poussée » en avant. » Marcel JOUSSE, Cours du 26 novembre 1934 à l’école d’Anthropologie de Paris. Non édité.