Du
Temps qui ne passe pas, qui bgaye, qui dborde
dans quelques cas cliniques en IME et en CHS
Christophe
Grosjean, musicothrapeute, Besanon
7mes
rencontres professionnelles
de
musicothrapie active
Paris, samedi
9 et dimanche 10 novembre 2013
Je suis musicothrapeute, et jĠinterviens dans diverses
institutions mdico-sociales Besanon et ses environs.
Ç Ca sert quoi, la musicothrapie ? CĠest pour
faire passer le temps ? È Non, la musicothrapie ne reprsente pas
une activit occupationnelle ; il sĠagirait plutt de participer ce que les
mouvements du temps puissent nouveau couler, trouvent sĠincarner, chez des
personnes ayant souvent des difficults entrer dans le temps, dans le rythme
et lĠarticulation.
Je vous invite me suivre au travers de quelques rcits de
prises en charge en musicothrapie active, dans les mandres du temps qui ne
passe pas, qui bgaye, qui dborde, et qui peut aussi parfois trouver
sĠorganiser.
FABIO ET LES PORTES DU TEMPS
Fabio est en IME (Institut Mdico-Educatif).
Il a 5 ans environ quand je le rencontre, il a des troubles autistiques et ne
parle pas. Il est dcrit comme indiffrent, non-communiquant ; il est
difficile de comprendre ses demandes, ses besoins ponctuels. Les personnes qui
travaillent avec lui se sentent un peu dmunies, il faudrait dgager quelquĠun
pour sĠoccuper de lui individuellement.
Il nĠaccroche rien, hormis les portes qui le fascinent, et
dans lesquelles on ne le laisse pas jouer pour quĠil nĠencombre pas le couloir
et les passages, aussi pour viter les accidents dans les portes battantes.
Aussitt quĠil le peut, il chappe la surveillance des adultes pour se placer
devant une porte battante du couloir, porte quĠil ne franchit jamais, mais
quĠil pousse pour le plaisir sans borne de la voir se balancer. Fabio est comme
en extase, ses mains deviennent moites, il transpire, puis tremble jusquĠ la
crise.
On pense une prise en charge particulire pour Fabio,
pourquoi pas la musicothrapie.
Et cĠest l que dbutent nos rencontres, qui se feront sur
un rythme hebdomadaire, hors vacances scolaires, et dureront 6 mois.
Les portes, objet principal dĠintrt pour Fabio, deviennent
videmment nos premiers et principaux espaces de jeux, espaces que lĠon nous a
autoris investir, des passages quĠon nous a autoris obstruer !
Tout du moins les portes qui se trouvent juste ct de son groupe de vie, et
de la salle quĠon nous a attribu pour mener lĠatelier.
Fabio reste comme fascin devant les portes, comme
hypnotis ; il ne traverse pas, sauf bien sr quand on lui tient la main
et quĠon lĠemmne. Mais lui ne dsire que se planter devant. Seul, le passage
ne se fait pas. Les passages... Je pense alors tout ce que a peut
voquer : la naissance, les rites de passage dbouchant sur de nouveaux
tats dĠtre ; mais aussi et pourquoi pas les histoires de pierres qui
virent, vritables passages vers un autre monde, qui tournent une fois lĠan
pour ouvrir sur des trsors. Il faut faire vite si on veut sĠemparer de ces
trsors qui y sont cachs, car la pierre vire pour ouvrir le passage quand
sonnent les 12 coups de minuit ; elle sĠouvre pendant 6 coups, et se ferme
les 6 coups suivants. On sĠy retrouve bloqu pour lĠternit si on nĠa pas fait
suffisamment vite. On dit quĠune femme y est entre et a paniqu quand la porte
a commenc se refermer ; elle y a oubli son enfant, sĠapercevant trop
tard quĠil nĠtait pas sorti avec elle. On dit aussi quĠelle est revenue un an
aprs, et quĠelle lĠa retrouv identique celui quĠil tait un an plus tt. Le
temps est arrt au del de ces portes du temps.
Fabio, lui, ne traverse pas. Le seul trsor quĠil cherche,
cĠest de pouvoir tirer la porte pour quĠelle se balance, et il se balance avec
elle.
Hormis ce balancement sans vie, cette strotypie, Fabio
nĠinvesti que peu son corps ; ses dplacements se font sur un tracteur
pdales ou sur un fauteuil roulant, les autres instruments rythmo-musicaux
qui nous distraient des portes.
Les instruments de musique proposs, ceux que jĠamne, sont
quand eux jets ; Fabio se bouche mme les oreilles, il semble drang.
Paradoxalement, il peut avoir du rythme, mais il sĠarrte vite, comme si le
fait dĠentrer dans le temps ne lui tait pas possible.
Les portes (comme le tracteur pdales) deviennent les
supports de nos jeux rythmiques. Pas besoin dĠinstrument (de musique) ! Avec
les portes, se mettent en place des jeux rythmiques avec les opposs
complmentaires :
- ouvert / ferm ; jĠte une syllabe au chant mesure
que le balancement de la porte se rduit, Ç Toc toc
la porte est ouverte, Clac elle sĠest referme È, pour finir en
Ç Toc, Clac È
- prsence / absence ; je rentre, laisse la porte se
refermer, je toque, il rouvre, je reviens, Ç Passe, passe, passera, qui
a, Christophe, Passe, passe, passera, et Fabio qui restera È.
Les portes sont galement un espace percussif, et le miroir de nos
balancements...
A mesure que nous jouons dans les portes, notre relation
volue. DĠabord dans nos dplacements en direction des portes, qui peuvent tre
plus longs et varis. Sur ses vhicules, le tracteur et le fauteuil, Fabio
sĠest mis rythmer mes chants, qui nous accompagnent dans nos dplacements, en
frappant le sol avec ses pieds, comme moi ; Ç Fabio, Fabio, Fa fa fa Fabio È. Le jeu
est rythmique tout dĠabord, mais il lui permet aussi dĠavancer avec son tracteur
de faon autonome sans me solliciter pour lĠaider (il arrive trs bien
sĠchapper seul sur son tracteur). Puis, pour quĠil descende de son substitut
de corps, sa Ç carapace È, je lui propose de monter sur mes
pieds ; nous devenons une sorte dĠhybride fusionnel deux ttes. Nos
dplacements sur mes pieds sont reproduits dĠune fois lĠautre, accompagns
par des chants de type comptine ; Ç CĠest lĠIME o lĠon danse,
o lĠon danse, Fabio fait quelques petits pas, Et voil pourquoi on garde la
cadence, la cadence de mazurka È ; il est trs raide dans un
premier temps, mais il se laisse aller mes pas progressivement ; petit
petit et sensiblement, cĠest Fabio qui initie le mouvement, je me coule dans
ses propositions, jĠessaye de faire en sorte dĠtre dans, dĠtre agi, de le
laisser impulser. Il commencera progressivement se sparer de mon corps
(dĠabord dans des jeux o je mĠloigne quand il arrive pour grimper sur mes
pieds) pour exprimenter lui-mme le mouvement, sans me monter dessus ; nous
dansons cte cte, on peut sĠapprocher, se prendre les mains pour tourner et
se sparer, la distinction entre nous devient plus vidente. Sans ses vhicules
de substitution, il investit davantage son corps, et sans passer par un objet
tiers. Le rapport son propre corps et lĠespace qui lĠentoure sĠlargit, il
est capable dĠexprimenter des mouvements impossibles auparavant, comme aller
en marche arrire sans se retourner, ou taper dans ses mains.
Des trajets similaires se dessinent en parallle. Fabio a progressivement
accept les instruments, dĠabord en me les faisant jouer, puis en les jetant
quand il en avait assez ; il est devenu petit petit actif, nous avons pu
jouer simultanment avec un instrument chacun. Les sons nouveaux lĠont alors
moins amen se boucher les oreilles, ses potentialits de mouvements se sont
un peu ouvertes (entre secouer, frapper, frotter, dissocier les mains). Des
propositions solides ont commenc petit petit apparatre, moins
Ç colles È aux miennes, et du jeu en responsorial
a commenc pouvoir se dvelopper. Un boomwhacker
(tube plastique sonore accord sur une note) nous a servi au dpart dĠentre
deux ; on se regarde alors par le bout de la lorgnette, puis je souffle
dedans... Il se montre dĠabord impressionn, mais il rpond progressivement. Le
souffle se fait doucement intonation, phonme... Ses sons les plus frquents
sont dans un registre trs aigu. Les graves lĠimpressionnent manifestement, il
nĠest pas rare alors quĠil jette lĠinstrument (je pense alors au fait que la
voix grave est la voix qui mue, un passage vers le grandir. Elle est aussi la
voix des monstres, les grands avaleurs et leur voix caverneuse, et la voix du
pre). Puis des jeux dĠimitation, nous entrons dans des jeux de
Ç dialogue È, antiphoniques o la relation est plus vivante, et o
nous ne jouons plus uniquement nous imiter, mais laborer des bauches de
simulacre de dialogue rythm et mlodi.
Que ce soit dans nos trajets danss, nos jeux de voix, nous
commenons penser que peut tre se construit une possible prise de conscience
symbolique de la distance ncessaire entre deux tres, dans une amorce
dĠloignement de la relation fusionnelle dans laquelle nous nous trouvions
jusquĠalors.
DĠautre part, il lui devient possible dans nos jeux rythmo-mlodiques de passer les portes. DĠabord avec moi,
dans les jeux nomms plus haut prsence / absence, puis lui seul, jouant le
rle mobile que je tenais au dbut et me laissant le rle fixe ; Ç Passe,
passe, passera, qui a, Fabio, Passe, passe, passera, et Christophe qui restera È.
Il est possible aussi de laisser les portes derrire nous, de les franchir et
de continuer, ou plutt de pouvoir y revenir, comme un item possible parmi
dĠautres item, un passage dans le droulement de la sance, o les perspectives
deviennent plus ouvertes. Le lieu de lĠatelier devient quant lui plus
clairement dfini, tout se rassemble de plus en plus dans la salle.
Les progrs de Fabio sont constats lĠIME ; il est
visiblement moins angoiss, se rfugie moins dans ses strotypies, et commence
entrer dans la relation. On a galement constat quĠil commenait jouer
seul (voir Winnicott, De la capacit tre seul). Il lui est propos un
dbut dĠapprentissage trs sommaire du langage des signes, avec des sons
associs. Il semble apprcier, et nous en voyons le bnfice dans la
rappropriation quĠil en fait dans les comptines de gestes.
Le travail continue. Les jeux vocaux se dveloppent depuis
que Fabio a manifest son intrt pour la flte, instrument dont le spectre
sonore sĠaccorde avec la tonalit des sons vocaux quĠil fait le plus
frquemment, trs aigus. Nous balanons face face, et Fabio joue donc
reprendre tonnamment les sons de la flte (il a une excellente oreille, et
cĠest surtout intressant parce que a permet dĠinverser rellement la tendance
installe souvent jusquĠalors, o cĠtait moi qui reprenais ses sons). De ce
fait, il exprimente petit petit des sons inhabituels, moins drang par les
sons graves, quĠil utilise comme dans un simulacre de voix parle avec ses
intonations. Ici galement, nous sortons de la fusion ou de la simple
imitation, pour entrer davantage dans un change fait de contrastes et
dĠopposition, o chacun peut tre diffrent mais en relation. Fabio commence mlodier avec sa voix ; nous sommes dans ce qui
pourrait tre le tout dbut de lĠorganisation du langage. Il semble prendre
beaucoup de plaisir ces changes puisque progressivement nous pouvons rester
un bon quart dĠheure sur ce type de jeu sans nous arrter.
Je pense alors une citation aperue dans le programme dĠun
thtre : Ç Le duo parfait, cĠest quand chacun croit accompagner
lĠautre sans se douter que cĠest lĠautre qui lĠaccompagne È.
Nos rles peuvent encore davantage trouver se distancier,
dans divers jeux de relation : des lames de mtallophone sont poses au
sol comme les barreaux dĠune chelle, ou un jeu de marelle, o je me
lance ; il accompagne chacun de mes pas dĠun son vocal, ou dĠun coup
dĠinstrument, souvent un afuch. Les places sont
alors interchangeables, il accepte dĠentrer dans cette chelle, me laissant
lĠaccompagner. La qualit de notre relation a beaucoup chang.
Une balanoire a t installe dans notre salle ; Fabio
lĠinvesti rapidement ; elle semble lĠamener des mouvements plus ronds,
plus souples et balancs. Ce sera autour dĠelle que nos dernires sances
sĠorganiseront.
Cette balanoire grince, ce qui nĠest pas pour me dplaire.
Je rythme sur un tambourin lĠextrmit du parcours (le tambourin tait un
instrument qui posait un problme jusquĠalors, peut tre trop sonore, et qui
amenait Fabio me le prendre et le jeter). Je chante in in
in (le grincement), la balanoire fait crac crac crac, le tb
suit, une drle de polyrythmie en rsulte, et je me balance comme lui ; il
me regarde ! Progressivement, cĠest lui qui tape dans le tambourin quand
il arrive proximit, une extrmit du balancement. Il explose de joie, rit
comme jamais je ne lĠai entendu. Nos changes la suite continuent tre plus
varis et rythms, avec imitations, oppositions, vritables dialogues musiqus
o il manifeste de la surprise (qui nĠest plus bloquante) et de la nouveaut.
Ses Ç danses È deviennent plus souples, plus fluides. Ses mlodies
vocales ressemblent de plus en plus des intonations verbales...
Fabio pourrait-il parler ? Je ne le saurai pas, puisque
la prise en charge sĠarrtera avec les vacances scolaires dĠt, une
orientation vers un nouvel tablissement se dessinant pour Fabio avec la
rentre suivre.
En tout cas, Fabio a beaucoup volu en terme dĠchange
relationnel ; il est davantage dans le regard, attentif lĠextrieur, et
exprimente les choses qui semblaient le dranger auparavant. Musiquant, Fabio
progresse dans sa capacit communiquer, ce qui semble pour lui tre source de
joie.
En faisant quelques petites recherches sur la balanoire,
quelques lments ont attir mon attention : la balanoire est
dcrite comme associe dans toute lĠAsie sud-orientale aux rites de fertilit
et de fcondit, cause de son mouvement dĠalternance. Son balancement est
parfois reli aux rites dĠobtention de la pluie, car le balancement de
lĠescarpolette fait bien prsager la hauteur des plats de riz.
Le rythme du balancement est considr tre celui du temps.
Le portique, entre et sortie du monde, porte du soleil, reprsente le rythme
universel de la vie et de la mort ; la balanoire est rserve aux
communications entre la terre et le ciel. Voir Le dictionnaire des symboles (Jean
Chevalier et Alain Gheerbrant, Bouquins, 1982, et Le
balancement considr comme rite magique, in James Georges FRAZER, Le
rameau dĠor, T2 Le dieu qui meurt, Bouquins 1983. Et encore Roger CAILLOIS,
Les jeux et les hommes, le masque et le vertige, Gallimard 1958 ;
Jean Michel Varenne et Zno Bianu,
LĠesprit des jeux, Albin Michel 1990.
Selon TatĠjana AGAPKINA (Les
balanoires slaves : du rite au jeu et au divertissement urbain, Institut
dĠEtudes Slaves et Balkaniques, Acadmie des sciences,
Moscou) Cahiers slaves nĦ1 : Aspects de la vie traditionnelle en Russie et
alentour, Universit Paris Sorbonne, Paris IV
La pratique de la balanoire possde les mmes fonctions que
d'autres pratiques rituelles, comme les sauts, les danses, les processions, les
rondes, etc. L'individu sur la balanoire est arrach la terre, comme lev
dans l'air, dtach de son "contexte" social habituel. Sur le plan
symbolique le balancement cre un milieu idal d'"isolement", dans
lequel une transformation intrieure de la personnalit est possible, tant sur
le plan social (maturit, mariage), que biologique (sant, vitement des
maladies).
Quel programme ! Intressant de voir quoi un jeu
considr comme enfantin se rattache ; ici, nous resterons plus modeste
quant la place de la balanoire, mais son aspect rythmique en fait un
instrument de choix dans la palette des instruments de musicothrapie active,
avec les portes battantes, bien sr.
Et le grincement de la
balanoire ?
Matre Djalll-od-Dn Rmi dit un jour :
Ç La musique est le grincement de la porte du
paradis. È
Un bigot objecta :
Ç Je nĠaime pas le son des portes qui grincent. È
Le saint rpondit :
Ç JĠentends le son des portes qui sĠouvrent,
Toi tu entends le son de celles qui se ferment. È
Cit par Bertrand Hell, Le
tourbillon des gnies, au Maroc avec les Gnawas,
Flammarion, 2002
EN CHS, AU ROYAUME DE CRONOS
Une autre srie dĠhistoires en CHS avec des personnes dites
chroniques. JĠinterviens en CHS depuis 10 ans, dans plusieurs units constitues
dĠadultes qui sont donc dits chroniques. Mes interventions se font alors auprs
de groupes de 4 8 personnes, et parfois plus.
En CHS, on parle de Ç chroniques È pour des
personnes atteintes de maladies psychiatriques qui voluent lentement et se
prolongent.
Chronique, tymologiquement, est un terme qui est concern
par le temps. En grec, chronos, avec un h, est un nom
commun, qui signifie Ç temps È. Cronos est aussi un dieu, un titan de
la mythologie grecque, dieu qui dvorait ses enfants pour viter, comme un
oracle le lui avait prdit, dĠtre supplant par un de ses enfants.
LĠhomophonie (on prononce les deux mots de la mme faon)
fait quĠau fil des sicles, on a pris lĠhabitude dĠassocier Cronos-Saturne au
Temps, cet Ç ogre È qui dvore nos vies.
Le terme de Ç chronique È a plusieurs
significations dans le dictionnaire ; hormis les personnes chroniques, le
terme fait rfrence galement : aux rcits rapports suivant lĠordre du
temps, lĠensemble des nouvelles qui circulent sur des personnes, ou aux
nouvelles du jour rapportes dans les journaux.
Malgr cette autre homophonie, en CHS, temps et rcits ne
vont pas de soi. LĠordre symbolique y est souvent perturb, comme la relation
au temps, les mots faisant partie de lĠorganisation du temps.
LE TEMPS QUI BEGAYE
Dans une des units o jĠinterviens (unit ferme, avec des
patients ayant eu des problmatiques de violence envers des soignants ou
dĠautres patients), les patients sont pour une partie dans la rptition,
rptition des dires, des attitudes. Voici un moment de vie de lĠatelier,
moment dĠun processus qui prend place dans lĠunit depuis dix ans, et qui nous
a fait passer par bien des aventures.
Bernard fait partie de cette unit, et il a des strotypies
verbales. Il rpte des bouts de phrases, sur des thmes plus que rcurrents.
Il aime beaucoup lĠatelier Ç musique È. A peine suis-je arriv quĠil
reprend une de ses formules, Le car... Parti. Avant de lĠaccompagner
dans ses dires, nous installons un rituel collectif. Un chant, devenu au fil du
temps notre rituel de dmarrage. Ce chant est manifestement attendu et
fdrateur. Puis nous continuons la sance en jouant articuler du groupe
lĠindividu, pour donner une place chacun dans sa singularit. Nous lanons
alors un des jeux qui nous occupe souvent alors, un rondo constitu dĠun
refrain collectif, et de couplets individuels : chacun leur tour, il
leur est propos de Ç prendre la parole È, et dĠimproviser paroles ou
jeu sur un instrument. LĠimprovisation est en antiphonique (alternance, de lĠun
lĠautre), dans un cadre rythmique dlimit par la dure dĠun geste, un
bras balanc. Comme Brel, dans Les vieux, le balancement de bras aller retour
pour dcrire la pendule dĠargent, qui ronronne au salon, qui dit oui, qui
dit non, qui dit je vous attends... La parole sur le temps du geste aller
ou peine plus, le geste retour ou une partie servant reprendre son
souffle ; le rythme est le vhicule de la parole. Lui : le car ;
moi : le car bleu ; Lui : le car bleu ; moi :
bleu comme sa chaise ; lui : oui, bleu ; moi :
il va par l bas ; lui : oui... non, par l ; moi :
une dame conduit ; lui : non, un monsieur... Je cherche
faire en sorte de lui permettre de continuer symboliser, tenter des
associations. Et si musique il y a, elle se situe dans lĠhorizontal, me par une valeur dĠusage et dĠarticulation. Quand Bernard
ou quelquĠun dĠautre est intervenu, nous reprenons le refrain collectivement,
refrain construit par deux patients (Nous sommes partis, en bus en voyage,
nous avons vu, de beaux paysages, a penche dans lĠvirage, droite un drapage),
dans un jeu o un tambourin devient le volant du bus, volant qui circule
chaque reprise vers un nouveau soliste ; le jeu est alors prtexte au
balancement, la danse, aussi la proximit et lĠarticulation dans une
unit o le rapport lĠautre est extrmement difficile.
Damien fait partie du mme groupe. Il est trs discret
habituellement, trs peu dans la parole, et si il y entre cĠest galement pour
rpter, sauf si on le soutien. A son tour, il lance : elle est
morte / moi : la voisine ? (Je lĠincite continuer, en
tentant de rester le plus neutre possible) / lui : Non, Marie / moi :
Elle est morte dans son fauteuil / lui : Non elle est tombe / moi :
Ah oui elle est tombe, poil au nez (les jeux rythmiques peuvent ne
pas sĠembarrasser du smantique) / lui : Sur le nez, du sang qui
coule / moi : Elle est tombe / lui : tombe par
terre / moi : tombe par terre / lui : les cloches
(il fait le geste de sonner les cloches, comme sĠil tirait les cordes) /
moi : le vent les fait sonner / lui : mais non, cĠest
Mr le cur qui sonne / moi : dong, le son de la cloche
venant sĠajouter notre geste. Damien reprend ce son, et le rcit continue.
Caf au lait, lait de la vache, nos jeux sĠassimilent
des randonnes, des jeux de langage qui invitent lĠarticulation. Chaque
lment en appelle un autre, comme dans Prvert, il a mis le caf dans la
tasse, il a mis le lait dans le caf, il a mis le sucre dans le caf au lait...
Pour que le rcit ne soit pas arrt sur image, mais aussi pour jouer
articuler de lĠun lĠautre, de soi au groupe, pour que les places et les rles
soient peut tre plus distincts, moins confusionnels.
Quoi quĠil en soit, les petits bouts de rcits qui se crent
souvent en atelier font trace, se mmorisent au moins partiellement, deviennent
un autre lment dĠune mmoire qui se construit et peut parfois voluer vers
dĠautres rseaux dĠarticulation, pour que le temps bgaye moins. Bernard bgaye
moins, Damien verbalise davantage. Et il est aussi possible dĠtre ensemble, de
trouver articuler dans et avec le groupe ; les tensions trouvent
sĠapaiser...
Ç La mmoire lgendaire joue beaucoup avec les mots et,
ce faisant, tire le rcit vers lĠanecdote historique... Ces associations
langagires rsument et condensent la lgende, permettant sa mmorisation et sa
restitution spontane... Elle semble alors remplir le rle dĠaccroche mmoire È
(Karine Basset, Les Ç sarrasins È du Veron : la dynamique
discursive dĠun lgendaire, in Cahiers de littrature orale nĦ43, les voies
de la mmoire, 1998). Bien sr, nous ne fabriquons pas ici des lgendes (encore
que... des lgendes personnelles alors), mais lĠide dĠaccroche mmoire
correspond bien notre propos. Il est possible partir de ces condensations
langagires de relancer spontanment les personnes dans le jeu, et souvent et
avec le temps quĠelles puissent le prolonger, arriver dĠautres dires,
dĠautres thmes.
Parfois dans ces prises de chant, ou dans les units quand
je croise les patients et que je les salue, les paroles se chevauchent,
deviennent incomprhensibles, jusquĠau mutisme ; Jean est en fauteuil, je le
rencontre depuis de nombreuses annes, il vieillit et dcline. Il nĠarticule
plus une parole devenue inintelligible ; le fait de ne pas tre compris
lĠisole et semble lĠexasprer, il est nerveux et agressif. Il droule souvent
des mlopes verbales, sensiblement les mmes. Je mĠattache au rythmo-mlodisme de ce quĠil vocalise, puisque je ne le
comprends pas, et je me mets lui rpondre sur le mme phras : TaditataTI ; TaditataTA.
DĠabord surpris, il me regarde et sourit. Puis il recommence, un responsorial sĠinstalle, un rythme instrumental le soutien.
Les intonations changent vers quelque chose de moins sec, plus mlodi. Des paroles mergent parfois, un peu plus
articules, nous menant petit petit des antiphoniques droulant des chanes
associatives. Il reste alors cohrent, et capable de faire des liens. Nous
musiquons, au sens o la musique est modale, rien voir avec
Ç lĠimbroglio des modes È (cf Jacques
Chailley), mais dans le sens des rapports troits existant entre parole et
musique ; pour peut tre proposer une rinstallation dans le temps, au
travers du rcit et du rythme, deux mdias (au sens de lĠentre deux) minemment
concerns par le temps.
Avant dĠintroduire la suite, un proverbe chinois :
Ç Pourquoi voulez-vous mĠaider ? Je ne vous ai fait aucun
mal ! È
LE TEMPS QUI DEBORDE
Parfois les paroles dbordent, sont envahissantes,
dlirantes et touffues. Les paroles ne laissent pas de place lĠautre.
Monique fait partie dĠun autre groupe que celui de Bernard
et Damien. Elle a commenc par pousser la porte de lĠatelier, juste pour y jeter
un oeil et repartir ; progressivement, elle y
est entre, quelques secondes. Le groupe lui est difficile, elle a besoin de
repres solides. Petit petit, elle est venue chaque sance nous chanter un
chant et repartir. JusquĠ ce quĠelle reste, tout progressivement, sur
lĠintgralit des sances, et quĠelle sĠintgre nos protocoles, notre
temps, sans y faire irruption soudaine et repartir.
Monique est une grande dlirante, foisonnante de
paroles ; elle est au dpart de nos rencontres, systmatiquement 6 mois
de dcalage dans son calendrier ; si nous sommes la St Jean dĠt, elle
est la St Jean dĠhiver.
Ses chants lui ressemblent ; elle mlange plusieurs
mlodies de chants populaires, pour y coller ses paroles (comme les chansons
Ç sur lĠair de È, les Ç timbres È ; voir les crits de
Jacques Viret), paroles sautant du coq lĠne, ou en langues inventes (elle
chante en des langues trangres, le Ç Napolon È par exemple). Dans
les premiers temps, elle a paradoxalement besoin dĠun crit pour chanter (alors
que ses paroles sont foisonnantes). NĠimporte quel crit. Elle peut nous
chanter la liste de courses tombe de la poche dĠun autre participant. Mais la
plupart du temps elle crit ses textes sur des morceaux de papier toilette,
criture illisible o surnagent des mots ; elle me les confie la fin
comme des reliques ; elle me donne donc ses bouts de papier toilette
( !), papier qui sert habituellement bien autre chose quĠcrire.
Le temps passant, ses textes sĠorganisent quelque peu ;
elle est passe au classeur feuilles volantes pour y ranger ses textes sur
divers supports papiers, puis au cahier. Les paroles sont souvent plus
partageables galement. Ç Au fond de la piscine, jĠai cru tre un
poisson bleu, au fond de la piscine, un poisson scie, un poisson sol (le
refrain est repris), CĠest un poisson do douce, qui venait de se r veiller,
un poisson mi cro-ondable, poisson fa cile rencontrer... Son chant est organis et
comprhensible ; des silences sont possibles, la diffrence des premiers
temps o elle envahissait lĠespace temps de paroles. Le jeu est ouvert et peut
concerner dĠautres personnes, qui peuvent par exemple lĠaccompagner sur son
refrain, sans quĠelle nĠangoisse, quĠelle ne prenne quelquĠun parti et fuie.
Elle nous rejoint elle aussi dans un temps qui sĠaccorde au ntre, notre
calendrier, en sĠy plaant de moins en moins lĠenvers.
Une certaine mise en ordre se fait, pas une mise au pas...
JĠai toujours en tte les propos de Tobie Nathan, Ç gurir est toujours
un acte de pure violence contre lĠordre de lĠunivers. Et nulle thrapeutique
nĠest plus violente que celle qui entreprend de gurir lĠme. Car dans les
dsordres psychiques, ce dont souffre le patient exprime la vrit la plus
profonde de son tre. Le gurir consiste lĠexpulser de ses choix, lui
interdire ses stratgies dĠexistence dcides dans un moment crucial de sa vie
et appliques systmatiquement depuis. Gurir consisterait alors exercer une
influence dmiurgique et se penser par l mme lĠgal du dieu
monothiste : tout puissant et transcendant. Mais au nom de quoi, et
partir de quelle certitude ? È.
Toujours dans le mme groupe, Guylne.
Elle est alle en sjour thrapeutique la montagne, elle est monte en haut,
a achet ensuite deux statues protectrices de Bouddha, srement quĠils lui
rappelaient le 7me ciel quĠelle avait alors ctoy. Elle parle
ensuite de Cronos (dieu du septime ciel justement), quĠelle appelait pour
quĠil lui donne le pouvoir de rester jeune 16 ans (pour ne pas se marier). Etonnants moments, hasard ou dialogue entre inconscients,
je travaille alors sur cette communication, sur Cronos ; et je me prpare
aussi devenir le gardien du temps pour le colloque ; Cronos encore donc.
Guylne nous conte son combat
contre Lucifer, quĠelle relie son parcours au sein de lĠhpital ; elle
tait africaine, (la preuve : ses cheveux frisent aprs un bain de mer,
elle a donc les cheveux crpus), et quand on lĠa amen lĠhpital, elle est
devenue blanche et ses cheveux sont devenus lisses, et salissent vite. Ses
dires sont pleins de confusion sur les ambivalences fondamentales, ambivalences
rythmiques, fille ou garon, jeune ou moins, noir ou blanc, rien nĠest bien
clair.
Ç ...la symtrie est scurisante ; le psychotique
part toujours de la rencontre, traumatisante, avec un rel dissymtrique ; il y
ragit par la construction d'une symtrie "imaginaire" et non plus
cre par le processus de la socialisation normale. ...le rel est asymtrique
: ple masculin et ple fminin, ple adulte et ple enfant, ple du dsir
(subjectif) et de la loi (objective), ple de la mre, objet d'investissement
du dsir, et ple du pre, objet d'identification finale (comme constitutif du
Surmoi). L'ambigut est dpasse par la mise en place de ces dichotomies
asymtriques. Ce qui dfinira le psychotique, c'est qu'il restera dans
l'ambigut, qu'il se refusera la liquider pour entrer dans le domaine du
rel qui est asymtrie. È
Roger
Bastide, Le rve, la transe et la folie, Seuil, 2003
Franoise Hritier dit cela autrement : Ç lĠopposition
entre identique et diffrent est la base de la construction de la socit,
elle est premire car fond dans le langage de la parent sur ce que le corps
humain a de plus irrductible : la diffrence des sexes... DĠo drivent
les problmatiques du mme et de lĠautre, de lĠun et du multiple, du continu et
du discontinu... de mme que sur un plan moins abstrait, des valeurs propres,
prsentes sous forme dĠoppositions, chaud / froid, clair / obscur, sec /
humide, lourd / lger... Ces valeurs connotent les lments du monde, dont le
masculin et le fminin... È
Progressivement, les dires de Guylne
nous servent un jeu rituel : je sors deux tambourins la peau plastique
toute blanche. Nous allons organiser un combat, au 7me ciel. Lucifer
le noir contre St Gabriel le blanc. Un des deux tambourins est noirci au
bouchon brl par Guylne ; elle a propos cela
spontanment. LĠautre tambourin reste blanc. Les mains du porteur du tambourin
noir sont lgrement noircies. Arms chacun de leur tambourin, un simulacre de
combat dans sĠinstalle, au milieu des musiquants
(Monique, qui ne trouvait pas place dans le groupe, en fait partie, entre
autres personnes). Le but pour le Ç noir È est de noircir lĠautre (il
tient le noir tambourin Lucifrien, et de son autre main, le bouchon
noircissant), et pour le Ç blanc È de blanchir le Ç noir È
(il tient le blanc tambourin anglique, et de lĠautre main un chiffon blanc).
Or, le Ç blanc È sĠy salit les mains, le chiffon et le tambourin qui deviennent un peu noir leur tour ; et le
Ç noir È sĠy blanchit les mains et le tambourin. Le simulacre dure le
temps dĠun morceau conduit par le reste du groupe. Le simulacre de combat
devient danse, jeu de relation, ou les rires et les encouragements sont de la
partie. Guylne endosse les deux rles, blanc, et
noir, pour finir chaque fois lĠinverse. Elle peut cder sa place aux autres
qui acceptent volontiers dĠendosser un rle, voire les deux.
Les rituels de la fte de lĠours qui existent encore, entre
autre dans le sud de la France, jouent une mascarade qui a nourrit et inspir
ce moment. Il sĠagit alors dĠun ours, barbouill de noir, et dĠun barbier, un
blanc. Ç LĠours reste noir et le restera, mais lĠhomme barbier qui perd
de plus en plus de sa blancheur son contact passe un moment difficile avant
de trouver enfin lĠissue : quand il sĠempare du bton de lĠours il devient
homme de pouvoir. Un homme certes plus tout fait blanc, pas non plus
compltement noir, un homme qui peut devenir social, Ç un animal
politique È au sens dĠAristote. È (Robert Bosch, Nol Hautemanire, Ftes de lĠours en Vallespir, p.35, ed. Trabucaire, 2013).
Jouer, ainsi, parfois partir dĠlments pars, chaotiques,
pour que les choses puissent se symboliser, pour laisser advenir du sens, un
peu comme dans les squiggle dont parle
Winnicott ?
Les sorties de sance sont en tout cas gnralement
paisibles. Il semble que les angoisses droules dans les flots verbaux ininterrompus
du dmarrage des sances aient alors moins besoin de se dire. Comme si le
rapport soi et lĠautre tait plus envisageable, dans un plus juste jeu
dĠalternance de lĠun lĠautre.
Et nos temps trouvent davantage se rencontrer...
Un escargot montait lentement le long dĠun tronc de
cerisier. On tait en fvrier, il faisait encore froid. LĠescargot rencontra un
insecte, qui lui dit :
- Mais o
vas-tu ? Ce nĠest pas la saison ! Il nĠy a pas de cerises sur cet
arbre !
- Il y en aura
quand jĠarriverai, rpondit lĠescargot sans sĠarrter.
Bibliographie :
- Agapkina TatĠjana,
Les balanoires slaves : du rite au jeu et au divertissement urbain,
in Cahiers slaves nĦ1 : Aspects de la vie traditionnelle en Russie et alentour,
Universit Paris Sorbonne, Paris IV
- Basset Karine, Les Ç sarrasins È du
Veron : la dynamique discursive dĠun lgendaire, in Cahiers de
littrature orale nĦ43, les voies de la mmoire, 1998
- Bastide Roger, Le rve, la transe et la folie, Seuil,
2003
- Bosch Robert, Hautemanire Nol,
Ftes de lĠours en Vallespir, Trabucaire, 2013
- Caillois Roger, Les jeux et les hommes, le masque et le
vertige, Gallimard 1967
- Chailley Jacques, LĠimbroglio des modes, A. Leduc,
1960
- Chevalier Jean et Gheerbrant
Alain, Dictionnaire des symboles, Bouquins, 1982
- Frazer James Georges, Le balancement considr comme
rite magique, in Le rameau dĠor, T2 Le dieu qui meurt, Bouquins 1983
- Hell Bertrand, Le tourbillon
des gnies, au Maroc avec les Gnawas, Flammarion,
2002
- Hritier Franoise, Masculin – Fminin, la pense
de la diffrence, Odile Jacob, 1996
- Le Poulichet Sylvie, LĠoeuvre du temps en psychanalyse, Payot & Rivages,
1994
- Nathan Tobie, LĠinfluence qui gurit, Odile Jacob,
1994
- Picoche Jacqueline, Dictionnaire
tymologique du franais, Le Robert, 1994
- Varenne Jean Michel et Bianu Zno, LĠesprit des jeux, Albin Michel 1990
- Viret Jacques, Le chant Grgorien, Eyrolles, 2012
- Winnicott D.W., Jeu et ralit, Gallimard, 1975