Lieux de folie et de sagesse dans les hopitaux médiévaux du Moyen-Orient

Françoise Cloarec

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Bîmâristâns et folie.

Françoise Cloarec

La rencontre avec les bîmâristâns a d'abord été une rencontre avec une région du monde, un pays. Et puis, celle plus précise avec une pensée et une architecture.

Les hôpitaux médiévaux que sont les bîmâristâns sont des lieux d’histoire, de folie, de beauté. Dans les bîmâristâns qui ont résisté au poids des siècles passés, quelque chose du fond de l’histoire des hommes, de la médecine et des idées s’éprouve encore. La vie s’est finalement retirée, elle a laissé la place à l’architecture.

Mais il est des lieux où la notion même de temps n’existe plus. Le visiteur pourrait rester là, assis sur le bord d’un bassin à s’emplir le regard de cette lumière unique du Moyen-Orient. Il pourrait se laisser séduire par le bruissement de l’eau, par la sobre beauté de la construction, par l’appel à la prière qui mesure le mouvement des journées. Pourtant, si aujourd’hui, dans les bîmâristâns, les malades et les fous ont disparu, si leurs voix se sont tues, sans doute leurs ombres y déambulent encore. À l’harmonie s’associe la mémoire lourde et violente de ceux qui ont souffert dans ces lieux.

L’origine du mot bîmâristân est empruntée au persan. Ce mot désigne un établissement hospitalier destiné aux malades dont on espère la guérison. Ils y sont accueillis et soignés, par un personnel qualifié.

 Bimâr, renvoie à malade, infirme, invalide. Le suffixe istan, peut se traduire par lieu, maison, asile.

Dès le VIIIe siècle, ces « maisons pour malades » ont été conçues pour le soin, mais aussi pour l’enseignement de la médecine. Les étudiants travaillaient à l’hôpital pour compléter leur savoir théorique en observant les malades. Le rôle de ces établissements a été fondamental dans l’exercice et la diffusion du savoir médical.

La médecine arabe a intégré l’apport grec et persan, les chrétiens et les juifs ont contribué à son développement.

Si le latin a été la langue savante de l’Europe pendant longtemps, l’arabe est celle du monde musulman. L'arabe est le moyen d’expression des scientifiques, de l’Andalousie à l’Asie Centrale, quelle que soit leur origine ou leur religion. Quand on parle de médecine arabe, on fait référence à des textes médicaux et philosophiques écrits en arabe. Les médecins les plus célèbres étaient iraniens, ou bien chrétiens, ou juifs. Leur religion compte peu par rapport à leur contribution culturelle et scientifique

A partir du Xe siècle, il existait des hôpitaux dans la plupart des villes du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord.

Le bîmâristân est une des grandes réalisations de la société musulmane médiévale. L’hôpital est ouvert à tous : hommes, femmes, civils, militaires, musulmans ou non, riches ou pauvres. Chaque hôpital comprend deux sections, une réservée aux hommes, l’autre aux femmes. La pharmacopée est parfaitement intégrée.

Le bîmâristân, en général, se compose d’un bâtiment principal construit autour d’une cour centrale rectangulaire accueillant un bassin en son centre. Dans une des ailes de l’édifice, des cours sont donnés. Dans les angles du bâtiment se tiennent les pièces réservées au service comme la pharmacie, les magasins, les cuisines, le hammam, les latrines.

L’hôpital médiéval islamique était construit au centre de la ville, il était accessible à tout le monde, ce n’était pas un lieu d’exclusion. Il était en général spacieux, la famille et les amis pouvaient venir visiter et soutenir les malades.

Le personnel était composé d’infirmiers qualifiés, de domestiques, d’administrateurs. Les malades n’étaient pas tous hospitalisés, certains venaient en consultation.

Ces bîmâristâns ressemblent beaucoup à nos hôpitaux actuels, aux Centres Hospitaliers Universitaires

Folie.

Dès le début de son histoire, l’Islam recommande le respect aux aliénés.

La place du fou au bîmâristân est un aspect remarquable de la médecine dans la société de cette époque. C’est un fait nouveau dans l’histoire des hommes, de construire un espace dans lequel les corps malades, mais aussi les âmes en difficulté sont accueillis.

L’hôpital médiéval est inhabituel dans sa distribution, car il dispose de salles ou même parfois de quartiers spéciaux réservés aux fous. Il n’existe malheureusement pas, ou très peu, d’études cliniques sur la folie à cette époque. Les patients ne nous ont pas laissé de témoignages de ce qu’ils ont vécu. C’est la littérature qui nous éclaire. Les biographies, les chroniques, les récits de voyage et les écrits de médecins nous transmettent une certaine conception de la folie et de ses traitements. De ces textes, il ressort le plus souvent l’idée d’une grande liberté laissée à celui qui avait perdu la raison. Encore fallait-il qu’il ne soit pas trop violent, ni trop furieux. Les réponses données à la folie pouvaient être médicales, ce sont celles qui trouvaient leur place dans les bîmâristâns, mais elles pouvaient aussi être religieuses ou magiques.

Les médecins arabes médiévaux ont pointé dans la plupart des textes cliniques le poids du psychisme sur le fonctionnement du corps. Non seulement le psychisme a une place prépondérante dans les troubles somatiques, mais il est essentiel dans la conservation de la santé, mentale ou physique. Le patient vient consulter le médecin avec ses symptômes, mais il vient aussi avec son histoire.

Dans les récits de cas cliniques et dans la théorie, la médecine arabe met constamment en avant le poids du psychisme et de la composante psychologique dans toute maladie.

Les traitements médicaux de la folie.

Les voyageurs médiévaux présentent à l’imaginaire du lecteur de pittoresques anecdotes. Si nous pouvons quelquefois nous interroger sur leur crédibilité, elles donnent tout de même une idée des conditions d’hospitalisation. Ces anecdotes décrivent des attitudes, des intérêts, des faits de société Le choix de la thérapie dépendait de la nature des symptômes, des moyens et de la condition sociale du patient, du temps, du lieu. Le talent du praticien était aussi une donnée importante.

Son savoir-faire avec le patient était essentiel. Il devait posséder l’art de la parole, de l’écoute, avoir une finesse du diagnostic, un regard clinique.

À travers les récits, on présume que les fous les plus calmes étaient mélangés avec les autres malades. Les plus violents, les furieux, les excités étaient enfermés et enchaînés.

Les remèdes étaient faits d’herbes simples et de médicaments composés. Les sédatifs et les stimulants sont nombreux.

Depuis l’Antiquité, les bienfaits de la musique dans la guérison sont bien connus et ses vertus ne sont plus à démontrer. De nombreux médecins arabes recommandaient la musique dans les thérapies, en particulier dans la mélancolie. Une des dépenses importantes des bîmâristâns était le paiement de musiciens pour distraire les malades et leur donner des spectacles musicaux. Ils faisaient participer les patients. Des airs spécifiques étaient composés en fonction de la maladie du patient. Les luths avaient quatre cordes, chacune représentait une humeur. (Renvoi à la théorie des humeurs).

D’une manière plus générale, les médecins recommandaient paroles, bienveillance et humanité pour apaiser les maux des malades.

Il existe un grand nombre d’anecdotes, je vous le disais,  sur des médecins célèbres. Ils racontent leurs thérapies avec des insensés en utilisant des effets de mise en scène étonnants. La participation du thérapeute au délire du patient y apparaît en général brillante, amusante et théâtrale.
Si nous sommes quelquefois sérieusement en droit de douter de ces guérisons miraculeuses et du fait qu’il s’agisse de pratiques courantes, elles ont du moins le mérite de nous faire sourire. Elles montrent aussi que la suggestion peut avoir quelquefois des effets positifs.

Le Dr Issa Bey nous livre un exemple de traitement par la suggestion. Il est expérimenté par un médecin à Bagdad sur un malade atteint de mélancolie. Ce malade croyait avoir une jarre sur la tête qui ne le quittait jamais. Il évitait les lieux dont les plafonds étaient bas, marchait lentement et avec précaution, il s’éloignait de tout le monde, pour que la jarre ne tombe pas. Cette maladie dura longtemps, toutes les consultations, tous les soins furent infructueux et on fit appel à ce médecin de Bagdad, Awhad al-Zamân qui estima que le seul remède possible était la suggestion (1)  : « Le médecin recommanda donc aux parents du patient de le lui amener à son domicile. Entre-temps, il donna à l’un de ses domestiques l’ordre suivant : Dès que le malade arrivera et qu’il commencera à parler, je vous ferai un signe conventionnel. Vous prendrez alors un grand bâton et vous frapperez à distance le malade autour de la tête faisant semblant de briser la jarre qu’il s’imagine avoir. D'autre part, il avait donné à un autre domestique les instructions suivantes: Vous préparerez une jarre sur la terrasse ; et aussitôt que vous verrez le premier domestique frapper le mélancolique sur la tête, vous jetterez brusquement la jarre à terre. Peu de temps après, le malade vint visiter Awhad al-Zamân à son domicile. Ce dernier lui adressa la parole, s’entretint avec lui sur la jarre qu’il portait sur la tête. Puis il fit le signe conventionnel au domestique sans que le malade s’en aperçoive, et se tournant vers celui-ci, il dit : « Il faut absolument que je brise cette jarre et que je vous en débarrasse ». Le domestique fit alors tourner le bâton au-dessus de la tête du malade, à une coudée de hauteur, puis il fit semblant de donner un coup sur la jarre. Simultanément, le second domestique jeta de la terrasse la jarre qui se brisa avec un grand fracas. En voyant l’opération dont il fut l’objet, et la jarre réduite en pièces, le malade soupira et crut que la jarre qu’il s’imaginait avoir sur la tête s’était réellement brisée. Grâce à cette suggestion, il fut complètement guéri. »

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Deux anecdotes, attribuées à Avicenne, sont rapportées par Sleim Ammar. (2)

« Au cours de son existence mouvementée, ibn Sînâ, a été amené à s’occuper du fils de la princesse Zûbeida. Il était atteint d’une maladie rebelle à tous les traitements et qui déjouait la perspicacité de tous les savants du pays. Ibn Sînâ, bien que son identité ne fût alors pas connue, fut mandé au chevet du patient : « Après un examen, et un interrogatoire minutieux, il demanda l’aide de quelqu’un qui connût tous les districts et toutes les villes de la province et lui fit répéter leurs noms pendant que lui-même tenait son doigt sur le pouls du malade. À l’énoncé d’une certaine ville, ibn Sînâ perçut un trouble dans la pulsation. « Maintenant, dit-il, j’aurais besoin d’une personne au courant de toutes les maisons, les rues et les quartiers de cette ville. » Le même phénomène se répéta quand une certaine rue fut nommée, et se produisit de nouveau à l’énumération des noms des membres d’une certaine famille. Ibn Sînâ dit alors : « C’est fini. Ce garçon est amoureux de telle fille, qui habite telle maison, de telle rue, de tel quartier, de telle ville et c’est le visage de la fille qui est le remède apte à guérir le malade ». Le mariage fut donc célébré à l’heure propice choisie, ce qui déclencha et acheva la guérison. »

L’autre anecdote raconte comment Avicenne faisait face au délire psychotique : « Un prince d’une grande famille fut un jour atteint de mélancolie délirante (avec probablement des idées de mort, de possession ainsi que de transformation corporelle). Au cours des paroxysmes délirants, le malade s’imaginait être une vache. Chaque jour, il voulait mugir comme cet animal, causant du tourment à son entourage et criant : Tuez-moi pour faire un bon ragoût avec ma viande. Son état empira au point qu’il ne voulut plus rien manger. On persuada enfin le ministre du sultan, Abu al-Ali, de prendre le cas en main, ce qu’il accepta bien qu’il fût submergé par des affaires publiques, scientifiques, politiques et littéraires pressantes. Il envoya tout d’abord au délirant un message l’invitant à se réjouir parce que le boucher allait venir l’abattre. (En effet, il est très fréquent que le mélancolique délirant soit satisfait qu’on épouse en quelque sorte son délire, ce qui pour lui est une preuve qu’on a enfin compris l’étendue de ses maux). Le malade trouva donc dans cette missive un soulagement. Quelque temps après, ibn Sînâ se présenta à lui, un couteau à la main en demandant : Où est donc la vache que je la tue ? L’autre beugla pour signaler sa présence. Abû al-Ali ordonna de l’étendre sur le sol, pieds et poings liés, puis il palpa sur toute la surface du corps, enfin il se ravisa : Il est trop maigre, il n’est pas bon à tuer, il va falloir l’engraisser. On fournit alors au malade de la nourriture qu’il accepta cette fois volontiers (pour mieux se préparer au sacrifice). Progressivement, le refus d’aliments ayant cédé, ses forces revinrent, et avec elles, l’appétit véritable et le sommeil, ces deux éléments capitaux dont la reprise signe à coup sûr la proche guérison d’un mélancolique. Le prince, nous dit-on, de fait, guérira totalement. » 

L’exemple de la Syrie

Les bîmâristâns de Syrie sont exemplaires en ce qui concerne l’histoire des hôpitaux médiévaux.

Nûr al-Dîn va régner sur la Syrie de 1146 à 1174. Il a le souci du bien public, il crée, à Alep, à Damas et dans plusieurs villes de Syrie, des bîmâristâns qui sont des objets de fierté. Il souhaite construire des lieux destinés aux soins médicaux de tous ceux qui peuvent guérir. Ceci spécialement pour les soufis et les plus démunis, qui étaient recueillis en priorité.

La pharmacopée tenait une place très importante, autonome, mais complémentaire de la médecine. Cette médecine était à la pointe, les soins et les médicaments gratuits pour ceux qui n’avaient pas de moyens financiers.

La médecine des spécialités était très développée, tout particulièrement les maladies mentales, ophtalmiques, intestinales, mais aussi la chirurgie, l’orthopédie.

Le bîmâristân Arghûn à Alep

C’est un des plus beaux monuments de la ville. De la conception de l’architecture, de la disposition, de l’art des volumes, des espaces construits pour la rencontre, ou pour le silence, émane une géométrie spirituelle de la folie.

L’isolement, l’obscurité, le son de l’eau, l’harmonie architecturale apaisante due à la répétition des motifs et des formes, la pureté des lignes, tous ces éléments faisaient partie du traitement destiné à calmer les agités.

Les six bâtiments qui composent le bîmâristân Arghûn sont disposés de manière asymétrique. De la première cour, on atteint par des couloirs sombres et étroits à trois autres cours et à des espaces de service.  L’architecture permet d’imaginer la répartition des malades en fonction de la lourdeur de leur pathologie et en fonction de la thérapie à donner. La troisième cour est appelée la cour des cachots. Ces cachots sont pourvus de fenêtres grillagées qui s’ouvrent  sur la cour abritée d’une coupole. Chacune de ses parties abrite un bassin et une fontaine qui rythment la vie. L’eau court partout, elle vient par des canaux de l’extérieur de la ville.

On a retrouvé le montant du salaire payé aux musiciens pour leur travail thérapeutique. Les thérapies occupationnelles semblent avoir aussi été largement utilisées : jeux, musique, histoires racontées. Le bîmâristân était ouvert aux malades, aux faibles, aux habitants d’Alep, mais aussi aux étrangers.

À leur déclin, les bîmâristâns ont été désertés de leurs malades, seuls les aliénés sont demeurés dans ces murs.

Aujourd’hui, bîmâristân ne veut plus dire qu’ «hôpital pour les fous».

(1) A. Issa Bey, L’histoire des bîmâristâns à l’époque islamique, Le Caire, imp. P.Barbey, 1928. p. 7.

(2) S. Ammar, Avicenne, la vie et l’œuvre, Paris, L’or du temps; 1992, p. 79 et ss.

Bibliographie :

- Françoise Cloarec, Bîmâristâns, lieux de folie et de sagesse, La folie et ses traitements dans les hôpitaux médiévaux au Moyen-Orient. L'Harmattan Paris 1998.

- Séraphine, La vie rêvée de Séraphine de Senlis, octobre 2008, Editions Phébus, Paris.

- Storr, Architecte de l’ailleurs, octobre 2010, Editions Phébus, Paris.

Site 1 : http://www.francoisecloarec.com

Site 2 : http://f.cloarec.chez-alice.fr/accueil.htm

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