Retour

Le jeu de l'échelle
Quand les enfants s'en emparent pour rejouer et de remémorer.
Récits d'expériences dans le cadre d'un programme de prévention de l'échec scolaire.

Odile GÉRAULT

Photo Colette Falguières

 

PRÉSENTATION

Ce jeu consiste à poser au sol 8 baguettes plates, les unes au-dessus des autres, en laissant entre chacune l’espace d’un pied de long.
Ainsi superposées, ces lamelles forment une échelle, et le jeu consiste à y monter en partant du bas jusqu’en haut, et sans jamais redescendre. On peut monter sur un seul pied, un pied après l’autre, en arrière, en sautant, en mimant, en chantant, en dansant… tout est possible sauf marcher sur un barreau. Il est impératif de rester entre les barreaux. On peut passer directement du premier au troisième, faire toute sorte d’acrobaties, du moment que les barreaux ne soient pas touchés. Une fois arrivé tout en haut, on peut recommencer en retournant prendre place au bas de l’échelle. Il est également interdit de redescendre l’échelle, il faut faire le tour.
Il y a bien 8 barreaux, ni 7 ni 9. En montant cette échelle, on se balance, d’un pied sur l’autre, ou à pieds joints, rejouant ainsi le rythme cadencé de la marche, de la danse, ce même rythme binaire que l’on retrouve dans toutes les comptines de style oral. Soit 8, soit 7+1, comme dans 1.2.3 nous irons au bois : le dernier temps est celui de la respiration.
Symboliquement, une échelle mélodique gravit les différents sons de la tonalité, en respectant un intervalle entre chacun. Or l’important n’est pas tant la succession de sons que les intervalles, et leur rapport entre eux.  Et la succession des 7 degrés de la gamme nous conduit, une octave plus haut, à repartir de la première note. Par conséquent, à l’instar des jeux de marelle dans les écoles, cette échelle propose de s’élever graduellement, à partir d’une base donnée, en suivant à son rythme propre la disposition d’intervalles ainsi proposés. C’est bien d’une échelle rythmo-musicale dont il est question dans ce jeu, qui combine un cadre pour progresser et une liberté dans le rythme de cette progression.
Avec un groupe d’enfants, il peut être important de proposer au groupe de refaire ce que le copain a proposé, l’animateur le faisant en premier. Puis chacun propose quelque chose d’autre, ou la même chose. Celui dont on reproduit la proposition peut vérifier que c’est bien ce qu’il a proposé. Lorsque ce sont des enfants très agités, par exemple, je me suis rendu compte que souvent ils se précipitent tout en haut et ne se souviennent plus de ce qu’ils ont fait. Pressés d’arriver là-haut, le cadre leur importe peu.

Récits d’expériences

Mis à part quelques exemples particuliers que je détaillerai plus tard, les exemples cités ici correspondent à des ateliers que j’ai animés pendant 3-4 ans. Contexte : des enfants de maternelle, 5 ans en moyenne, qui ont depuis le début des difficultés à s’adapter à l’école. Soit ils font tout pour attirer l’attention, de façon parfois brutale, se battent, se sauvent de la classe, sont totalement sourds aux consignes etc… Soit, à l’extrême inverse, ils sont quasi mutiques, ne bougent pas, et semblent attendre le moment salutaire où les parents viendront les sortir de là.
Je travaille donc avec 2 groupes, 5-6 enfants dans chaque groupe, soit un groupe d’enfants très inhibés, soit un groupe d’enfants très agités.
Le jeu de l’échelle est bien entendu inséré dans un ensemble qui comporte plusieurs protocoles de jeux. Néanmoins, lorsque j’aborde ce jeu, il devient ensuite indispensable pour les enfants, qui le réclament chaque fois. En outre, comme les jeux sont liés dans leur contenu au rythme du temps et aux épisodes marquants de l’année (jour de l’an, carnaval etc… ), les enfants traduisent d’eux-mêmes ces événements en montant dans l’échelle. Exemple : comptines sur St Nicolas, chansons sur la galette des rois, le réveil de l’ours au printemps…un jour, on avait chanté, hors de l’échelle, cette chanson du petit ours au printemps qui ne veut pas se réveiller. On commençait doucement, puis de plus en plus fort, puis avec des instruments, du triangle au tambour… Un enfant a suggéré de le faire monter, l’ours, le long de l’échelle, et lui-même l’attendait tout en haut avec un pot de miel. Le miel attend l’ours, mais un enfant devient la fourmi qui va arriver la première tout en haut pour le miel. Tout un imaginaire s’était déployé ainsi, spontanément et par eux-mêmes, et tous y participaient activement.
Au moment du Carnaval, ils se déguisent : en ogres, en monstres, gentils ou méchants, en animaux gros ou petits, dévorants ou prêts à être dévorés !
Bien entendu, mimiques à l’appui….Tout se passe comme si chaque comptine, chaque jeu, avait besoin d’être expérimenté en grimpant sur l’échelle…
Plus tard, les événements particuliers du groupe seront scandés le long de l’échelle : » Raphael n’est pas là ; il est malade ». « Demain ce sont les vacances ». Youpi c’est mon anniversaire ». En outre, ils le font entre eux, sans moi, c’est leur affaire. Au début, pour les encourager, je les ai pris par la main pour monter, ensuite, ils  m’oublient, proposent à l’un ou à l’autre de lui prendre la main et de grimper. Certaines séances se sont déroulées entièrement sur cette échelle.
C’est ainsi que progressivement, ce jeu leur permet de se réincorporer, en le jouant, des moments essentiels de leur vie.

Exemples particuliers

Individuellement, en découvrant ce jeu, presque tous les enfants « inhibés » rencontrent cette difficulté : avoir le courage, ou la force d’entreprendre cette ascension.  Un exemple : 2 petites filles jumelles de 5 ans. En classe, depuis l’âge de 3 ans, elles ne pipent mot. L’une d’elle, EVA, domine l’autre, me dit-on, transmet à sa sœur SARAH les consignes de la maitresse. Lorsqu’elles viennent à l’atelier, elles ne sont plus dans la même classe, mais ne parlent pas pour autant. Lorsqu’elles découvrent ce jeu, elles l’observent avec méfiance, en se tenant la main. Au bout de 2 ou 3 séances, elles vont oser s’aventurer, toutes les deux, main dans la main, jusqu’en haut, doucement, lentement, avec une infinité de précautions, sans toucher les barreaux. Puis un jour, SARAH se précipite toute seule au bas de l’échelle, avant même que quiconque ait commencé le jeu, et monte tout en haut, à toute vitesse, sur la pointe des pieds. Sa sœur est stupéfaite. Alors que SARAH, triomphante, s’apprête à recommencer, EVA s’allonge en travers du 3E barreau. SARAH hésite, le pied sur sa sœur, et saute par-dessus. Toute la séance, EVA tente, en vain, d’arrêter sa sœur. Qui accepte, de mauvaise grâce, de monter une fois avec elle. La séance suivante, SARAH se précipite à nouveau tout en haut, très vite, comme si elle avait peur d’en être empêchée. Elle recommence plusieurs fois, avec de plus en plus du défi dans son attitude. Quand elle arrive en haut, elle éclate de rire. Puis, elle invite un enfant à monter avec elle. Là, sa sœur est vraiment au bord des larmes.
Une autre enfant, AICHA, très réservée mais pas mutique, s’empare de ce jeu avec entrain, monte très vite, saute à pieds joints, à l’envers, sur un pied etc…Elle prend des instruments, un tambourin mais aussi des grelots qu’elle accroche à ses poignets, et aux chevilles. Le plus d’instruments possibles. Puis elle monte ainsi, en s’arrêtant à chaque étape, et en exécutant à chaque fois une sorte de danse sur place, avec tous ces instruments sur elle. Un jour, elle dit : je suis une jolie princesse… et elle recommence plusieurs fois. SARAH rit et veut monter avec elle. AICHA accepte. Puis EVA veut le faire, avec sa sœur. Elles se mettent toutes les deux au pied de l’échelle. Alors AICHA intervient, au milieu des 2 pour les séparer et leur prendre la main. Elles vont ainsi monter toutes les 3, disant : nous sommes de jolies princesses.
Le petit MATHIEU  arrive  dans ce groupe en cours d’année. Il est  dans les bras de son père, qui le met dans mes bras, sinon, il ne veut pas rentrer dans la salle. Il pleure beaucoup au début. Le papa me dit que si la maman l’accompagnait, la séparation serait quasi impossible. Il me tient très fort par la main, sur le côté de l’échelle, pendant longtemps, même quand tous les autres y vont avec plaisir et l’encouragent à les rejoindre. Lorsque ce nouvel enfant arrive, les 2 jumelles redeviennent collées l’une à l’autre, et mutiques, le temps de la première rencontre. La fois suivante, c’est AICHA qui, un peu exaspérée par ce silence peu engageant, va d’autorité se mettre entre elles deux pour monter, à 3, cette échelle, et pour encourager le nouveau venu à les rejoindre. Réaction intéressante à l’arrivée de cet enfant : d’un côté les jumelles se renferment, de l’autre AICHA, plutôt effacée, s’affirme alors, en prenant les choses en main.
Lorsque les filles racontent leur histoire de princesse, AICHA propose au garçon d’être un chevalier. On le fait ensemble. Il me tient la main tellement fort, comme si cette échelle était un pont branlant au-dessus d’un précipice. Il va s’enhardir, les fois suivantes, encouragé toujours par AICHA : ils vont un jour tous monter le long de cette échelle, AICHA au centre, MATHIEU et les 2 jumelles. Puis un jour, il prend timidement un bâton de rythme, qui devient l’épée du chevalier. C’est surtout AICHA qui l’entraine, lui donne des idées, le pousse à monter. Un jour, c’est EVA, celle qui se sent trahie par sa jumelle, qui va aller le chercher. Elle va beaucoup se rapprocher de lui, comme pour se consoler de la trahison de sa sœur. Ce jeu des princesses et du chevalier va durer presque jusqu’à la fin de l’année. A la fin, les princesses sont protégées par un dragon que le chevalier doit abattre. Lorsque je demande qui veut être le dragon, elles me répondent : toi. L’année suivante, MATHIEU revient, mais le reste du groupe a changé. Cette année là, le jeu de l’échelle est investi par les enfants de manière différente. Mais ce qui est remarquable, c’est qu’au dernier trimestre, alors que MATHIEU est devenu beaucoup plus à l’aise dans tous les protocoles de jeu, il propose un jour, sur l’échelle, d’être un dragon… et se jette sur moi pour me manger. Grand chemin accompli !!!
Il est intéressant de noter comment, autour de ce jeu, des alliances se font tandis que d’autres défusionnent, que certains prennent le pouvoir, tandis que d’autres s’effacent. Véritable mimodrame, scène sur laquelle des acteurs évoluent chacun et les uns par rapport aux autres.

Autre groupe.

RAPHAEL est un garçon tout menu, à l’air fragile. Il est souvent absent, a des soucis de santé. Lorsqu’il vient, l’enseignante me dit qu’elle a eu du mal à convaincre les parents, lesquels me disent avec beaucoup d’insistance que sans doute il ne pourra pas suivre… De fait, il me prend la main très longtemps pour monter sur l’échelle, alors que tous les autres y vont seuls depuis pas mal de temps. Au bout d’un moment, c’est lui qui va proposer, en observant un autre garçon, de mimer des personnages monstrueux, des animaux dangereux et qui mangent tout le monde.
Dans ce groupe, précisément, un enfant, SYLVAIN, monte en mimant un tas d’animaux, de monstres, gentils ou méchants d’ailleurs. Il s’arrête à chaque étape de la montée, pour mimer et raconter (c’est un monstre poilu, avec 100000 têtes etc.). Un jour, il prend un bâton (boomhawker), le choisit avec beaucoup d’attention, et s’engage sur l’échelle en s’appuyant sur son bâton. Il s’arrête et fait des moulinets, en émettant de drôles de sons. Puis il repart…et recommence. Si bien que son ascension dure un temps fou, sans paroles, bien sûr inimitable. A chaque étape, il est profondément absorbé, il semble réfléchir, et recommence un mime. Est-ce une personne âgée, pas très sympa, qui lance des imprécations ? ou qui se fâche, s’énerve ? Contre quelqu’un ? Contre lui-même ?
Dans ce groupe, il arrive qu’à la fin, quand on s’est dit au revoir, les enfants disent : tiens, moi, la prochaine fois, sur l’échelle, je ferai telle ou telle chose.

Autre groupe.         L’Enfant à la grenouille.

Une petite fille venue du Japon, mais parlant très bien français (le père est français), arrive dans un groupe en cours d’année. Là aussi, les jeux sont installés, le groupe fonctionne, et elle observe très attentivement le jeu de l’échelle. Elle reste accroupie sur le côté, refuse de monter, même accompagnée, de moi ou de quelqu’un d’autre. Un jour, je m’accroupis près d’elle et lui dis : penses- tu qu’un lapin, en sautant, puisse monter tout en haut ? Elle me répond : non, mais une grenouille, oui. Et elle veut bien essayer. Les autres sont étonnés (qu’une grenouille puisse monter, bien sûr), alors ils vont faire d’autres propositions, tout en discutant entre eux : un lion ? oui/non/peut-être etc… Et plusieurs semaines consécutives, le thème est un bestiaire assez compliqué parfois. Et un enfant propose un ours, car, dit-il, il peut marcher sur ses pattes arrière !  Long détour pour réinventer la bipédie !
C’est dans ce même groupe qu’un garçon proposait des acrobaties très compliquées. En fait je pense qu’il n’avait pas très envie qu’on l’imite, et de fait c’était impossible. Mais ce qui était étonnant dans sa démarche, c’est qu’il se lançait sur l’échelle, un pied par ci une main par là, et se demandant comment continuer ainsi pour arriver en haut, son plaisir étant dans ces façons compliquées de se déplacer sur l’échelle, et d’arriver là- haut en acrobate, en ayant pris un maximum de risques !  La bipédie n’est pas obligatoire, après tout ! Et le plus court chemin n’est pas forcément le plus simple !

Enfants agités.

Pour certains groupes, il est préférable d’éviter le plus possible les jeux dans l’espace. A fortiori lorsqu’il y a un cadre, tel que l’échelle. Dans certains cas, les protocoles se sont déroulés assis en cercle pendant toute l’année. Cependant voici quelques réactions, lorsque ce jeu a pu être proposé en cours d’année.
Majoritairement, les enfants se précipitent, prennent leur élan pour s’envoler. Le refont et le refont jusqu’à ne plus toucher les barreaux de l’échelle. Ce qui n’arrive jamais ! Donc soit ils renoncent, soit certains ont tenté de s’accommoder de ce chemin balisé.
Un enfant saute sur un pied, et à chaque étape emporte avec lui le barreau de dessus. A la fin il n’y en a plus ! Cet enfant va presque toute l’année, vouloir supprimer les barreaux. Mais progressivement, il en accepte 2 puis 3 puis 4 etc… presque jusqu’au bout. Mais le dernier, en tout cas, il faut l’enlever. (à la fin, j’apprendrai que son père vient de sortir de prison !).
En réalité, il y a 2 manières de ne pas vouloir des barreaux : ceux qui veulent s’envoler, passer par-dessus, être au-dessus de ces contraintes d’ici-bas ; au mieux, devant l’échec de s’envoler sans toucher les barreaux, ils finissent par accepter de monter en sautant le plus d’étapes possibles. Et ceux qui, comme l’enfant cité précédemment, restent bien sur terre, mais sans l’enfermement, la contrainte insupportable, que représentent ces barreaux. Il faut travailler à les éliminer.  Dans tous les cas, il leur est impossible au départ, de les accepter. Et l’échelle peut se transformer en champ de bataille : enlever les barreaux lorsqu’un enfant accepte de monter, les transformer en épées etc…
Autre exemple : un enfant, vexé de ne pouvoir s’envoler tout là-haut, monte le long de l’échelle en faisant le clown, de manière plutôt forcée. Un jour, arrivé jusqu’en haut, il éclate en sanglots. La fois suivante, il me propose de monter avec lui. Et ensuite il y va seul.  

Quelques pistes de réflexions

1- Ascension, ou l’envol hors d’un contenant fusionnel…

Il est remarquable de noter que l’ascension a toujours une valeur positive.
À l’instar du langage courant : occuper un poste haut placé, adopter une conduite élevée, gravir tous les échelons, quelquefois un à un, laborieusement, ou mieux, sauter un échelon. A l’inverse, on craint de dégringoler dans l’échelle sociale, tomber plus bas que terre, sans parler bien sûr d’une échelle de valeurs. Il n’y a guère que l’échelle de Richter qu’il est préférable de descendre…
Les enfants ne s’y trompent pas, qui jouent à la marelle en quittant l’enfer, tout en bas, pour monter au paradis… rien moins…
Et ils n’ont pas tort, rejoignant par-là les grandes traditions religieuses :
Jacob fait un rêve étrange : une échelle posée au sol monte jusque dans les nuages, et le long de cette échelle, des anges montent et descendent. Les anges, médiateurs et messagers de la parole divine, rassurent Jacob sur l’avenir de son peuple. Et Jacob fait ce rêve endormi sur une lauze, pierre symbole d’éternité.





Mahomet, quant à lui entreprend directement un voyage sur une monture ailée. Elle le conduira à Jérusalem, puis lui fera visiter les 7 cieux. Il y apprendra les prières que doivent réciter les croyants. Même mot en arabe pour désigner ascension ou échelle.
Dans le culte de MITHRA les initiés sont invités à gravir une échelle de 7 grades, qui sont comme autant de portes à franchir avant d’atteindre la huitième.
Travail d’ascension qui a valeur morale ou spirituelle, donc. Ainsi également le chamane, arrivé au sommet, s’écrie : j’ai atteint le ciel, je suis immortel !
Ce mouvement d’ascension a aussi valeur thérapeutique. Les techniques de rêve éveillé dirigé, théorisées par DESOILLE, proposent souvent d’imaginer la montée d’un escalier, l’ascension d’une montagne, voire même de voler.
Grimper, s’élever, s’envoler : ce n’est pourtant pas exactement la même chose. En prenant son envol, on atteint très vite les plus hautes sphères, bien loin de ce qui nous attache ici- bas. Que ces sphères soient spirituelles (Mahomet sur sa monture ailée explorant les cieux), ou psychiques (rêves de toute puissance… )
Grimper le long des barreaux d’une échelle demande un effort, dans un cadre, avec des degrés et une progression. L’accent est porté bien davantage sur un processus temporel, entrepris par chacun avec son rythme propre.
En conséquence, le jeu met en évidence 2 difficultés opposées : la première, ne pas vouloir s’aventurer sur le premier barreau. Rester tout en bas, comme dans une fusion originaire, celle du petit avec sa mère, fusion qui,  si elle se prolonge, devient incapacité d’agir, fusion/confusion, l’enfer… A l’inverse, s’envoler tout en haut, au-dessus de tous les barreaux, les ignorer, c’est tenter de nier la limite, le cadre, le processus temporel. Toute- puissance oublieuse de ses racines, elle mène aussi à la folie.
La première difficulté consiste donc à franchir la première étape, à accepter de monter l’échelle. Sortir du repli sur soi, de l’enfermement, de la fusion originaire qui empêche de s’élever, de grandir, d’avancer.
Ensuite, encore faut-il s’élever, c’est-à-dire passer d’un état à un autre, grimper en franchissant des étapes, étapes bien délimitées (les barreaux de l’échelle), avec des interdits (marcher sur les barreaux), donc des risques, mais dans ces limites, une incitation à jouer en laissant libre cours à son imagination. Une fois que l’on prend son envol, le parcours est jalonné, délimité. Pas question de s’élancer dans un vide angoissant.
Ne pas redescendre, c’est rester dans une dynamique de passage, d’un état à un autre, chacun selon son rythme propre, sans régresser vers un état antérieur, de fusion, de confusion, ou d’immobilité.

2- La verticalité. Le balancement.

Ce mouvement d’ascension rejoue en quelque sorte le réflexe postural qui dès le plus jeune âge conduit les tout petits à se redresser. Puis à quitter le sol où l’on rampe pour découvrir la station debout, la marche. Le jeu est donc incitation à se redresser, à cheminer sur ses 2 pieds, quelle que soit la forme prise par ce cheminement.
Mais il est aussi important de noter que l’échelle comporte 8 barreaux.  Le rejeu de la verticalité est aussi celui du balancement. L’homme n’est en effet pas seulement un animal bipède, il est aussi, comme le dit Marcel JOUSSE,(1) un être à « deux battants ». Partageant l’avant/l’arrière, le haut/le bas, la droite/la gauche, l’homme organise le monde, pourrait-on dire, en se balançant. En montant cette échelle, on se balance, d’un pied sur l’autre, en avant/en arrière etc… C’est ce même balancement que l’on retrouve dans les comptines, petites formes de style oral que l’on peut chanter en montant l’échelle. Parfois elles sont en 8, ou 2 x 4,ou 7 + 1 pour la respiration. Une poule sur un mur, qui picotait du pain dur… 1.2.3nous irons au bois (respiration…) 4.5.6 cueillir des cerises etc … Les mots, les rimes se balancent.
C’est ainsi que le balancement, toujours selon JOUSSE, favorise l’expression. Dans ce mouvement d’oscillation symétrique, tout le corps s’engage, gestuellement, oralement. La marche est déjà balancement, l’expression est balancement, comme les premiers balancements imprimés par la mère qui berce l’enfant.

3- Jouer/se séparer.

Une jeune fille d’une dizaine d’années, porteuse de trisomie 21, a passé plusieurs séances sans jamais vouloir grimper le long de l’échelle. Puis plusieurs autres séances en me tenant la main. Le jour où elle m’a dit : moi toute seule, un grand pas était accompli pour elle. Elle monte par-dessus le premier barreau, s’arrête longtemps, regarde longuement derrière elle, impressionnée, et devant elle. Elle met sa main devant la bouche, surprise de son audace…
Ce qui est remarquable chez cette enfant, c’est le temps passé à mesurer, devant elle, le long chemin qui lui reste à parcourir, et derrière elle, le long chemin qu’elle vient de parcourir. Elle est comme sidérée par ce qu’elle vient de faire, ce qui lui reste à faire. Il lui faut réfléchir longtemps pour savoir, calculer, comment s’y prendre pour franchir le barreau suivant. Arrivée tout en haut, il semblerait qu’elle ait franchi une montagne. Et c’est sûrement vrai !
Chez le groupe d’enfants très inhibés, mais non handicapés, la plus grande difficulté est aussi de commencer, d’entreprendre l’ascension. Chaque fois, je propose de leur prendre la main, aussi longtemps que nécessaire. Une fois qu’ils se sont lancés seuls, tout se passe comme si quelque chose s’était « délié » : tout devient plus simple, ils n’ont aucun mal à inventer des histoires, des mimes, chanter etc…
Sortir de sa « grotte », pour reprendre cette image, c’est en effet accepter de se séparer, accepter de s’engager sur un chemin inconnu, fait de surprises et d’imprévus. Un sentiment de sécurité intérieure important est nécessaire pour se lancer dans l’aventure. Car c’est accepter la perte, la béance, le vide. A cet égard, le jeu est l’analogue de ce jeu du fort-da, ou de la bobine dont parle FREUD.(2) On pourrait aller jusqu’à dire que l’échelle, ici, est comme un espace qui,de bas en haut, d’ici jusque là-bas, autorise, sans trop de heurts, la séparation, la première coupure du monde maternel vers celui de la culture, de la vie en société.
C’est aussi à ce titre que le jeu de l’échelle est un véhicule qui favorise le langage. Se redresser, marcher, parler… C’est à rejouer cette aventure humaine, ses plaisirs et ses difficultés, que nous invite ce jeu. Invitation au voyage : mais une fois qu’on a quitté la fusion, qu’on y a définitivement renoncé. C’est à cette condition que l’enfant peut accéder au langage, à ses jeux poétiques, à un monde de possibles, bref à la « créativité ».

4- Un cadre pour se structurer.

À la différence de rêves d’ascension, toutefois, ce jeu propose un cadre qui marque des bords, des limites favorisant l’ascension. Si bien qu’à la différence du mélancolique qui rêve d’un paradis perdu, et de pouvoir y remonter (voir le tableau de DÜRER, Melancholia, avec un chien couché aux pieds de l’ange et une échelle en arrière-plan), le jeu est tout aussi important pour son cadre, qui implique un processus dans le temps.

Le plaisir du jeu est tout aussi bien de s’arrêter à chaque étape, de savourer à la fois le chemin parcouru et le moment présent, avant de reprendre l’ascension. C’est donc bien jouer le temps qui passe, ses nouveautés et ses métamorphoses. Et si, comme l’enfant citée plus haut, on peut se retourner en arrière avec un brin de nostalgie, ce passé présent dans notre souvenir nous pousse vers le futur. Passé/présent/futur se trouvent mêlés intimement. Et chaque moment nous métamorphose, dans un mouvement constamment à l’œuvre entre nostalgie de la perte et plaisir de la nouveauté. Nous ne sommes, à chaque étape, ni tout à fait le même, ni tout à fait un autre.

Tandis que l’invitation à être créatif peut être très angoissant, comme s’il fallait se lancer dans le vide, l’échelle permet ce cadre qui contribue à soutenir le sentiment d’exister, de rester le même et d’aller vers l’autre, d’être singulier et d’accueillir les transformations.
On retrouve ainsi ce que dit WINNICOTT (3) : la créativité est d’abord et avant tout un mode d’être, une relation constructive à la réalité, plutôt qu’une attitude défensive, centrée sur le repli et la répétition. Mais pour oser s’aventurer, il faut des degrés, qui permettent d’acquérir une sécurité suffisante. C’est à cette condition qu’on peut ensuite prendre des libertés avec la réalité, mimer, jouer, inventer…

5- Invitation à grandir

Grandir c’est s’élever : en taille, en force etc. C’est parcourir un certain nombre d’étapes, faites de renoncements, de séparations… grâce auxquelles on peut devenir Sujet autonome. Arriver en haut de l’échelle, c’est jouer/rejouer toutes ces étapes, dont certaines ont peut-être été trop rapides, ou mal vécues, pour devenir ce que nous sommes. S’arrêter en route, ou ne pas s’engager, c’est rester bloqué à un état donné, ne pouvoir avancer. L’ascension est alors cette dynamique d’accession à un état plus serein, libéré des entraves de toute sorte, qui empêchaient d’avancer. Qu’est ce qui, à un moment donné, m’empêche d’aller plus loin, d’aller de l’avant ?

6- Du mimisme au mimodrame

Quand Marcel JOUSSE (4) nous parle de mimisme,(5) il souligne cette capacité à rejouer constamment, sans que ce soit délibéré, ce qui nous vient de l’extérieur. Le rejouer, après l’avoir ingéré. On peut se demander si, à certains moments de notre histoire, cette capacité de « mimismer » n’a pas été entravée, ou enrayée. Quelque chose s’est figé, ne peut être dépassé. Lorsque les enfants parcourent l’échelle, à leur rythme, tout se passe comme si leur revenait cette capacité à « mimismer », comme si, en rejouant quelque chose du passé, le présent redevenait fluide, comme si le rejeu pouvait reprendre. Il serait plus juste de dire que l’échelle leur permet de rejouer et produire de nouveaux mimèmes, lesquels vont les aider à progresser. Et dans ce cas, l’échelle est devenue comme un mimodrame, dans lequel se mêlent passé/présent/futur. Revivre quelque chose du passé, le dépasser, c’est alors le remettre en mouvement, qu’il ne soit plus arrêt sur une image passée, mais processus de remémoration qui bouscule le présent, qui émerge dans le présent, ou que le présent actualise. Faire revivre un moment du passé, ce n’est plus du tout la même chose que de rester paralysé par une image du passé. Au lieu de rester accroupi au pied de l’échelle, on y grimpe, d’abord accroupi, puis petit à petit on se relève… Ou alors, lorsque des enfants restent bloqués dans l’école au point de ne pas parler, rejouer ce qu’il en est de la séparation, rejouer ce qu’il en est des autres, de leur regard, des difficultés à s’en affranchir, rejouer une fusion impossible entre 2 jumelles, pour s’en détacher… ces multiples rejeux reprennent encore et encore… ce chemin qu’il faut parcourir en tous sens, franchir, grimper, s’en accommoder, se réconcilier…en tout cas avancer…

CONCLUSION

Chaque enfant a fait sienne cette échelle qu’il va grimper à sa manière, selon son style. Quand on demande aux enfants de refaire ce qu’a proposé un copain, c’est très intéressant d’observer ce qui se passe. Convaincus de refaire la même chose, le style propre à chacun s’affirme néanmoins et de plus en plus au cours de l’année. Au fond, Ils réinventent constamment leur propre histoire, ils se racontent à eux - mêmes constamment quelque chose…
L’échelle offre un véhicule de multiples récits, de multiples rythmes, gestes, jeux, qu’ils soient parlés, chantés, mimés… l’essentiel c’est de rejouer.
Et si c’est bien avec son corps que l’on comprend le monde, c’est aussi avec son corps qu’on mémorise.
En offrant un chemin à parcourir, un chemin balisé, cadré, le jeu offre  la possibilité, en s’aventurant ainsi, de faire surgir d’anciens gestes, de les revivre et de les rejouer. C’est un support pour recréer, réorganiser, revisiter, des expériences, des rêves, des fantasmes, des choses vues ou imaginées. Rejouer indéfiniment l’absence, la séparation, la peur de l’autre, du vide, du manque etc… C’est faciliter la mémorisation, cette activité qui permet de progresser chaque jour, en ayant intériorisé les expériences anciennes.
En outre, surtout pour ceux qui veulent s’envoler tout en haut, l’enjeu est aussi de découvrir que le plaisir est aussi et surtout dans les étapes parcourues.
Mais dans ce jeu, le plaisir est moins dans la fin que dans les étapes parcourues. Claude GAIGNEBET (6), nous parle de l’âme humaine comme d’une lyre à 7 cordes, qui doivent être dans le même rapport que les 7 sphères célestes. Être bien accordé, être en harmonie, est une question de rapport, bien plus que d’être arrivé à tel ou tel point. En montant l’échelle, on joue à se réaccorder constamment, à chaque étape. Il ne s’agit pas de quitter la fusion originaire pour s’envoler dans les airs, mais de se réaccorder à chaque instant aux moments parcourus.
Des racines et des ailes : se réaccorder, c’est aussi réconcilier le bas et le haut dans une dynamique qui épouse le temps : on s’envole vers l’aventure de l’Autre, des autres, en gardant des expériences premières (de fusion originaire) suffisamment de sécurité intérieure. L’échelle est cet axe qui permet de garder les pieds sur terre en s’élevant, psychiquement, spirituellement, toujours plus haut, à moins que ce ne soit l’inverse.

(1) Anthropologie du Geste. ch. 2 : le bilatéralisme. p. 206 et suiv. Éd. Gallimard
(2)Au-delà du principe de plaisir, ch. 2. Ed. Payot.
(3) Jeu et réalité. Ch.5, la créativité et ses origines, p. 127 et sq. Éd. folio essais.
(4) Anthropologie du Geste, chapitre I, partie 1, p. 43 et sq., Éd. Gallimard

(5) Le terme « mimisme », activité spontanée, est utilisé pour faire la différence avec le « mime », activité volontaire. Dès sa naissance l’enfant mimisme le réel dans lequel il est plongé. Il mémorise ce qu’il a mimismé et construit ainsi sa mémoire.

(6) Art profane  et religion populaire au Moyen Âge, p. 177a, Paris P.U.F. 1985,