Mythes joués-dansés en danse-rythme-thérapie

France Schott-Bilmann.

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L’intérêt thérapeutique des mythes est de permettre, au même titre que les contes ou le spectacle théâtral, d’offrir à celui qui le reçoit un récit qui le concerne, qui lui parle de lui, sans qu’il en soit conscient. Cette « stratégie du détour » comme la nomme l’art-thérapeute Jean-Pierre Klein a l’avantage de ménager les défenses du sujet, et de s’adresser à son inconscient qui s’y reconnaît et s’y symbolise. Rappelons qu’Aristote avait déjà repéré l’efficacité de ce mécanisme. Il nomma catharsis le processus par lequel le spectateur des tragédies grecques, en s’identifiant au héros, se « purgeait » de ses affects négatifs et réorientait positivement ses passions, que nous nommerions aujourd’hui pulsions.
On pourrait alors se demander où se situe la créativité puisque le récit injecte du symbolique au patient, qui n’a donc pas, comme dans la psychanalyse, à le produire à partir de lui-même.
Pour éclairer la question, nous interrogerons les thérapies traditionnelles pour autant qu’elles recourent fréquemment aux mythes.

1. Le mythe, un monde plus vrai que le vrai.


Le mot mythe vient du grec « muthos » qui signifie » parole prononcée, récit, légende. Produits par la pensée symbolique (dite aussi mythique, ou « sauvage » ou imagination créatrice), ils sont véhiculés par la tradition orale, à travers des récits, des chants dansés, du théâtre. Ils « expliquent » d’une façon non rationnelle, en langage symbolique à travers des analogies poétiques la création du monde (la Genèse), la naissance des dieux (accouplement du Ciel et de la terre : Ouranos et Gaia), celle de l’homme (Adam et Eve), celle de la civilisation (Prométhée apportant le feu aux hommes) la régénération du monde après un cataclysme (le Déluge), la fin du monde (l’Apocalypse) ou le sens des maladies.

Le mythe raconte des histoires étrangères à notre quotidien, vécues par des personnages surnaturels qui ne nous ressemblent en rien, et pourtant il sonne vrai parce qu’il est autre chose qu'un simple récit poétique ou l’expression archaïque d’une pensée pré-scientifique ; il est allégorique ; il traduit en symboles un contenu vital et énigmatique fait de pulsions, d’émotions, de souvenirs. Il présentifie l’altérité du « deuxième monde », le mystère de son étrangeté que les cultures traditionnelles attribuent au sacré (à des entités surnaturelles) et la psychanalyse à l’inconscient. Jung assurait hardiment que « nos maladies sont des dieux que nous avons négligés ». Peut-on les inviter à la table de l’art-thérapie ?

2. La langue de l’inconscient

Si le mythe résiste au temps, alors qu’il parle d’un monde qui n’existe pas, c’est, dit Lévi-Strauss, qu’il est construit sur des éléments présents de façon permanente chez tous les humains de tous les temps, il est hors-temps, ou dans un autre temps, hors de l’histoire.

« …(sa) valeur intrinsèque provient de ce que les événements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente (qui) se rapporte simultanément au passé, au présent et au futur."

Dans un chapitre célèbre, Lévi-Strauss analyse le travail d’un chamane de la tribu des Cuna à Panama traitant une parturiente en danger de mort. Le chamane lui chante a poème épique qui donne sens à sa maladie en la transposant dans un récit haletant au suspense soigneusement ménagé : il s’agit d’aller délivrer l’âme de la patiente retenue prisonnière par un esprit. Le chamane, accompagné de son équipe d’esprits auxiliaires, s’engage dans des souterrains visqueux, accomplit des progressions périlleuses dans des couloirs étroits et parvient après d’âpres combats dans une grotte où est retenue l’âme de la patiente. Il la libère et l’équipe redescend par le même chemin. A la sortie, l’enfant naît, et la mère est sauvée.

L’exemple choisi est local, mais ses principes thérapeutiques sont communs au chamanisme du monde entier. Lévi-Strauss nous en dévoile le mécanisme et le nomme efficacité symbolique. La malade ne « sait » pas que la grotte et les tunnels symbolisent son appareil génital, ni que le voyage du chamane transpose dans une géographie mythologique le processus de l’accouchement. Mais elle le « sait » inconsciemment et son corps accompagne activement les tours et détours de l’épopée, jusqu’à la délivrance. Selon Lacan, seul le discours de l’inconscient transforme, peut réduire les symptômes.

Lévi-Strauss souligne que les mots du chamane portent un sens qui n’est pas rationnel mais mythique. S’ils se référaient en termes ordinaires à la manifestation pathologique, ils n’auraient pas d’efficacité. Il ajoute même que c’est parce qu’ils ne sont pas rationnels qu’ils soignent. Ils portent un sens mythologique et non réaliste.

Citant Desoille, l’inventeur du rêve éveillé, il relève que le trouble psychopathologique n’est accessible que par le langage des symboles. Le succès de la cure demande le voile poétique de la mythologie. L’anthropologue va jusqu’à dire que la vérité est moins thérapeutique que le symbole, que le fait de parler de microbes et de virus à propos d’une grippe ne soigne pas davantage que d’expliquer au névrosé les méfaits parentaux alors que des explications par des « monstres» sont efficaces. Il risque une explication, s’excusant presque de son caractère paradoxal : la raison est que les microbes existent et les monstres non.
Cette « explication » de l’efficacité du mythe par une autorité scientifique de l’importance de Lévi-Strauss est ahurissante pour le sujet « cartésien », parce que sa raison « oublie » le corps. Il confond signification et sens. C’est dans le sens que le mythe trouve son efficacité. Il faut qu’une voix le prononce, qu’un corps le représente, rejoue, évoque, réactualise. Le chamane, comme le conteur s’implique corporellement et implique le corps du sujet qui reçoit le récit.

3. Sens et signification

Le sens n’est pas la signification et la transformation obtenue par le rite est une création de sens. Précisons ces notions de façon concrète en faisant appel à notre expérience : d’un mythe, comme d’un tableau, nous pouvons dire qu’il « nous parle », sans pour autant pouvoir dire en quoi. Nous somme capable, certes, de tenir un discours dessus, de parler de son sujet, de sa structure, de sa composition, des éléments qui les composent. C’est le registre de la signification ; une représentation rationnelle, objective, intellectuelle, conceptuelle, traduisible en mots, universalisable.

Le sens est une représentation sensible (esthétique = qui passe par les sens), corporelle, perceptive, subjective, irrationnelle, non-conceptuelle et informulable en mots car elle fait résonner en nous quelque chose qui est autre, étranger, inconnu, intraduisible. L’intelligence rationnelle est déroutée par ce « deuxième monde », non-ordinaire et poétique qui s’est ouvert sous la frappe émotionnelle. C’est l’inconscient, que Lacan nomme le Réel ou l’Autre. Il participe du corps mais il se prolonge, au-delà des sens, vers un « surréel ». C’est à cet inconnu, que « parle » le mythe, il s’adresse au sujet de l’inconscient, et il désempare le sujet de la conscience, qui ne peut entendre ce que celui-ci lui en « dit ».

La signification est ce que le mythe dit à la raison et au moi, alors que le sens est ce qu’ « entend » le sujet de l’inconscient. Le sens est inconscient et gouverné par les processus primaires, la signification est consciente et obéit aux processus secondaires, c’est-à-dire au discours rationnel. Il éveille le sujet de l’inconscient, l’Autre en nous, ce qui en nous « entend » une autre réalité que la « vérité » du quotidien. Aussi, la plupart des psychanalystes reconnaissent-ils l’importance thérapeutique du mythe pour son écho avec l’inconscient. Prendre en compte le registre inconscient de l’ « Autre » est le souci principal de la thérapie. Seul l’Autre a assez de force pour nous arracher au moi et à ses symptômes. Lacan voit dans les dieux des représentations fortes, « consistantes » de l’Autre, qui expliquent leur fonction thérapeutique : « Les dieux, il y en avait à la pelle, des dieux, il suffisait de trouver le bon, et ça faisait… (le même effet qu’une analyse)».

Il souligne la force des thérapies mythologiques et ajoute, comme résigné : « Passons sur la faiblesse de l’opération analytique » .

4. Le rite

Ce qui donne aux thérapies traditionnelles cette force soulignée par Lacan, c’est la corporéisation du mythe. Elle tient en grande partie au rite. Le rite fait rejouer le mythe, permet de l’incorporer, de l’incarner. « Mythothérapie » « ritothérapie » forment un tout.
En rejouant le mythe, le corps le re-présente c’est à dire le présentifie une nouvelle fois, le rendant perceptible, tangible… et irréfutable parce que la résonance qu’il impose à travers les sens, sur les pulsions, les affects, les images, offre la « preuve corporelle» de sa véracité. Le rite, c’est le mythe vécu et sa mise en scène exige exige qu’il soit théâtralisé, chanté, musiqué, dansé selon des règles strictes.

Dans les sociétés traditionnelles, il établit ainsi une proximité vivante avec les dieux, si corporellement présents que le fidèle participe corps et âme à leur existence jusqu’à la transe où il devient le dieu. Les nombreux rites de possession qui existent dans le monde les font connaître « du dedans » (naître avec) et leur « cheval » (le possédé) réitère leur histoire, en devient lui-même le héros.
C’est là que la créativité prend effet. Il s’agit rien moins que de se recréer soi à partir du sens trouvé-créé dans un mythe qui symbolise l’origine, la création, le fondement de l’Homme.

5. Le rituel en rythme-danse-thérapie

La puissance de la ritualisation des mythes dans les thérapies traditionnelles nous a amenés à proposer en danse-rythme-thérapie des rituels autour de certains mythes fondateurs. Ce sont des sortes de « scènes « primitives » collectives où la représentation d’archétypes permet de prendre en charge les problématiques personnelles. Le rituel donne à chacun la possibilité de trouver-créer du sens, c’est-à-dire de se symboliser à travers l’archétype dans des gestes rythmés à la fois vocalisés et dansés.
Le rituel de l’atelier de danse-rythme-thérapie par l’Expression Primitive utilise les rythmes premiers, originaires que sont la pulsation (symbole du battement cardiaque) et le balancement (symbole de la respiration) : la mère est présentifiée dans ces rythmes premiers qui rejouent le battement cardiaque et le souffle maternels perçus pendant la gestation puis mobilisés dans les échanges mère-enfant sous forme de jeux d’alternance, d’écho, d’imitation effectués dans un accordage rythmique entre les deux joueurs de la dyade.

Dans nos rituels d’expression primitive, le croisement du sensible et du rythme utilise les mêmes procédés que ceux par lesquels la mère humanise l’enfant. Nous pensons en effet, à la suite de Daniel Stern, Didier Anzieu, Françoise Dolto, que le rôle du thérapeute ressemble à celui de la “mother good enough” tendre mais non fusionnelle, qui transmet à l’enfant la Loi humanisante à travers des berceuses, des jeux rythmés, des échanges de sourires et de mimiques. Dans le rituel qui en reprend les structures (non pas sur le mode enfantin, mais adulte et artistique), des mémoires rythmiques remontent à la surface et la joie éclate, avec l’émotion amusée, distanciée, de l’adulte qui se sait avoir été enfant et partage cette complicité avec les autres.

Les mythes ne sont pas dénués de cruauté, d’une certaine sauvagerie pulsionnelle que le rite donne l’occasion de rejouer, certes symboliquement, mais de le jouir corporellement.

En rythmant-dansant le mythe d’Eurynomé qui sort du chaos, danse sur les vagues, du Sud au Nord, est fécondée par le souffle du Nord et pond un oeuf, le danseur revit sur un mode poétique le mystère de la naissance, la sortie du chaos, les premiers pas, la découverte du monde.

Eurynomé crée un serpent, Ophion qui, fou de désir pour la danseuse s’enroule autour de ses membres. Après la ponte, il couve l’oeuf, qui donne naissance à l’univers, à la terre, au vivant et finalement au premier homme. Cette affaire « insensée » offre de vivre par divinités interposées des jeux de désir et de séduction.
Mais un conflit éclate entre Ophion et Eurynomé, chacun s’attribuant la création du monde. Il faut voir alors avec quelle énergie les danseurs jouent Eurynomé écrasant le serpent de leur talon et lui fracassant la mâchoire !

Le secret thérapeutique des rites réside peut-être dans ce non-oubli des instincts souterrains, dans cette prise en compte du registre pulsionnel qu’en même temps ils canalisent. Et même si malheureusement pour les modernes, un tel trésor, à la fois culturel et thérapeutique, s’est peu à peu perdu au fil des siècles, en particulier avec l’évolution du christianisme et de la philosophie des Lumières, il subsiste, son feu couve toujours dans le patrimoine populaire dont Nietzsche rappelait l’origine dionysiaque. Aussi cherchons nous à ranimer et réactualiser le jaillissement vital « dionysiaque » de ces « rituels » multisensoriels que sont les formes orales populaires qui ne dissocient pas musique-danse-théâtre-poésie.

En ritualisant un mythe par la danse pulsative, balancée et vocalisée qu’est l’Expression Primitive, on peut « entendre », au-delà des sens, le sens de l’archétype qui nous « parle » de nous-mêmes, nous confie notre double origine, notre métissage Nature-Culture, et nous invite, dans le geste trouvé-créée à laisser émerger le sens, le symbole qui nous représente et nous re-crée.

Bibliographie :

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Winnicott, Donald.W. (1971). Jeu et réalité, Seuil.
Zumthor Paul, Introduction à la poésie orale. Ed. du Seuil, Paris, 2003