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« Nous recevons le monde par les gestes que nous lui infligeons. »

Marcel Jousse

QUELQUES BASES DE LA MUSICOTHÉRAPIE,
MÉMOIRE ET GESTES.

Willy Bakeroot

 

Pour les dix ans de nos rencontres, nous nous sommes proposé de revisiter un peu les bases de la musicothérapie active.

Plutôt que de faire une liste des protocoles possibles dans cette pratique, il me semble plus judicieux d’introduire le propos en parlant de ce qui la fonde et de ce qui s’est mis en place progressivement, tout au long des 25 promotions qui ont participé à l’élaboration de notre approche.

Demain matin, j’évoquerai les différents procédés qui peuvent être utilisés dans notre démarche active.

Je vous avoue que j’ai eu du mal à rassembler mes idées pour essayer de résumer un thème aussi vaste et sur lequel on raconte tout et n’importe quoi. Moi-même je risque d’ailleurs de vous raconter quelques énormités.
Je m’arrêterai seulement sur quelques points qui me paraissent essentiels pour la compréhension de l’ensemble.

La difficulté du propos vient du jeu des catégories qui nous enferment parfois dans des voies qui nous empêchent une véritable compréhension.

La plupart des écrits qui tendent à définir la musicothérapie font toujours appel à la pérennité d’une musicothérapie qui existerait depuis l’antiquité. Ces écrits évoquent des racines qui justifieraient les utilisations d’aujourd’hui.
Or, ces racines n’ont pas grand-chose à voir avec ce qui se passe chez nous  aujourd’hui. Nous interprétons de manière ethnocentriste des procédés qui sont de nature très différentes. Nous les comprenons à travers nos catégories et nous les déformons.

Pour rappel, le terme de « musicothérapie active » est utilisé pour la différencier de ce qu’on appelle la « musicothérapie réceptive », celle où l’on écoute des enregistrements.
Je n’ai pas choisi cette voie parce que je n’y crois pas. Faire écouter des enregistrements puis proposer de formuler ce qui nous passe par la tête demande un fin décodage  et des interprétations. C’est une chose bien difficile si l’on n’est pas parfaitement au clair avec ses propres fantasmes.
La musicothérapie active a l’avantage de faire participer le corps et d’incarner concrètement les abréactions qui surviennent dans le cours du jeu rythmo-musical.

Quoi qu’il en soit, le terme musicothérapie est un terme ambigu qui comprend deux thèmes assez généraux, la « musique » et la « thérapie » qui sont souvent utilisés comme allant de soi.
Le terme « musicothérapie » n’existait pas en tant quel tel en Grèce ancienne. Le mot « musique » où le terme « musikè » n’était pas un substantif mais un adjectif, épithète des muses. Les muses musaient ou musiquaient. Toutes les Muses musaient. C’est notre manie de réifier les choses qui nous a fait placer Euterpe comme Muse de la Musique. En fait, elle présidait au lyrisme
C’est un américain, je crois, qui a créé le terme « musicothérapie » qui ensuite a été copié par tous ceux qui se servent du rythme musical dans leur pratique thérapeutique.

Dans nos professions, nous avons à faire à des gens blessés. Enfants ou adultes, ils sont blessés dans leur narcissisme primordial. Et c’est autour de ça que nous travaillons.
Étant blessés, ce n’est que plus ou moins qu’ils ont la possibilité d’accéder normalement à des systèmes sociaux qui nécessitent un usage convenable du langage. Cela demande une maturation et une distance satisfaisante.
C’est loin d’être toujours le cas.
On peut donc se demander comment soigner avec un système musical comme le nôtre qui est non seulement compliqué mais aussi rigide. L’expression « raide comme du papier à musique » en dit long sur le sujet.

En réalité, la musicothérapie active ne se pose pas le problème puisqu’elle est, en quelque sorte « hors système » et travaille à la base des accès au symbolique.

Ici, l’acte musical n’utilise pas un objet fini d’avance. Il le construit. Ce qui en résulte est un produit qui n’est plus en rapport avec l’intention du départ.
C’est un processus qui favorise l’avènement du sujet à sa créativité et à sa détermination.

Peu importe le résultat sonore que nos technologies d’aujourd’hui permettent de fixer. Or, le résultat ….

Je prends le mot « créativité » au sens où l’emploie Winnicott. Il dit que la créativité ce n’est pas la production d’objets. C’est un état qui surgit lorsqu’on pense que la vie vaut la peine d’être vécue. Il se génère dans le plaisir de la création.
Ce qui est fixé n’est qu’une sorte de produit qui n’est plus en rapport avec l’intention première de l’acteur qui s’est déterminé à musiquer.
On pourrait dire que c’est l’ensemble de ces produits que nous avons mis sous le couvert du terme « musique ».

La distinction entre l’acte créatif et ce qu’il produit est difficile à comprendre. Or, il est à la base de la différence entre la démarche thérapeutique et l’animation musicale ou la formation à la musique.

La musique est tellement fétichisée, tellement divinisée, que toute critique de son statut paraît inconvenante. Nous prenons la dite « musique » comme un objet ineffable qui, obligatoirement, est positif dans son essence.
Elle adoucit les mœurs. Elle doit donc guérir.
Elle est parée de toutes les qualités. Selon « l’effet Mozart », elle rend même plus intelligent pendant 15 minutes.
On pourrait tout de même se poser la question de savoir pourquoi la musique est le seul art qui fut utilisé par les nazis dans les camps de concentration lors de la guerre de 1940 ? C’est Pascal Quignard qui rappelle cette réalité.

La difficulté de positionner la musicothérapie tient donc à ce que nous appelons : « la musique ». Du moins à ce que nous en avons fait. À notre acception du phénomène rythmo-musical.
Pour nous, la musique est un substantif. Elle n’est ni un adjectif ni un verbe, ni une action. Elle est un objet manipulable, au même titre qu’un tableau de chevalet ou qu’une sculpture. C’est-à dire qu’elle est réduite à l’objet fixe. Nous parlons de « morceau » de musique et sa traduction spatiale est faite de notes successives.
La réification est un phénomène général et compréhensible. Nous n’aimons pas ce qui est insaisissable car ça suscite de l’angoisse. Nous nous empressons alors d’y mettre du fixe afin de nous rassurer. Même si ce fixe est illusoire, il sert de repère. Dans le noir nous chantons ou nous crions

Pour ce qui est de la musique, la compréhension du phénomène s’éclaire lorsqu’on fouille un peu dans son histoire.

Jusqu’à la fin du moyen âge, l’acte rythmo-musical était intimement lié à la parole. Les accompagnements instrumentaux étaient minimes et plutôt d’ordre rythmique.
Encore aujourd’hui, les turcs utilisent un verbe qui signifie « dire » quand ils chantent. « Soleymek » : je vais vous dire.
Sauf à utiliser des catégories importées, inutile d’utiliser le mot « chant » qui, chez nous désigne une parole accompagnée d’une mélodie.

Ce que nous appelons chant était une parole obligatoirement mélodiée. Ce que nous appelons « mélodie » était l’enveloppe de la parole. Il nous en reste le ton de la voix, les tessitures. Nous ne pouvons pas parler sans mélodier. Mais nos catégories de pensée nous interdisent de confondre « parole » et « musique ».

Certains vont dire que je radote, mais je crois qu’il est bon de rappeler comment on en est arrivé à se stade de ce qu’on peut appeler « musique objet » Il y a un très bon article de Pierre Billard sur la musique objet dans l’Encyclopaedia Universalis. Je l’ai scanné. Si certains le veulent, je peux leur envoyer par mail.

UN DIVORCE

C’est vers la fin du Moyen âge qu’il s’est passé quelque chose. Au cours des 11e et 12ème siècles, les parcs des monastères prirent l’allure de parcs à machines agricoles. Ivan Illich a des pages très intéressantes sur le sujet lorsqu’il fait des commentaires à propos d’Hugues de Saint Victor dans « le travail fantôme ».
La mécanisation prenait un essor considérable et la technologie s’est étendue à la fabrication des instruments de musique.
Avec la mécanisation, apparurent alors les vièles, les violes, violons, violoncelles, puis le clavecin, et les pianos etc.
C’est la fabrication d’instruments plus perfectionnés qui a favorisé l’émergence de sons purs.
Le son pur à ceci de fascinant, c’est qu’il n’a pas de sens et se trouve du côté de l’ineffable. On peut en dire ce qu’on veut. Surtout, affranchi de la parole qui lui donnait un sens, il fuse en liberté sans contrainte particulière. Il peut alors devenir inquiétant et même terrifiant. L’irruption d’un éventuel dysfonctionnement renvoie à la terreur devant un possible surgissement plus archaïque de bruits étranges, l’eau envahissante, le crépitement du feu dévastateur ou même des fantômes aux portes grinçantes dans la nuit.

Pour se maintenir et faire l’objet d’un contrôle, il fallait tout de même que ce « sonore » trouve des limites. On inventa alors un système clair qui se voulait sage et qui justifiait son existence.  On inventa ce qu’on appelle le « système bien tempéré » appelé aussi « système tonal ».

C’est un système qui a rendu nos oreilles infirmes en nous condamnant à ne plus entendre que 12 demi-tons. Si bien que quand nous entendons chanter des Turcs, ou des Chinois, ou encore d’autres peuples traditionnels, nous pensons qu’ils chantent faux.

Ce système s’est répandu progressivement dans tout l’Occident, créant ainsi ce que nous appelons la « musique pure », appelée au conservatoire « musique savante ». La mélodie se dégageait de la parole et prenait une vie indépendante avec la complicité d’instruments de plus en plus performants.
Cette musique pure devint musique « objets » à fabriquer. Elle versa dans ce qu’on appelle « l’esthétique ». Comme le « sonore » n’avait plus de sens, il se créa des références purement émotionnelles et jouissives. Le « musical » ne fut plus abordé que par les fantasmes tout en s’assujettissant de plus en plus à un système de goûts.
La dynamique relationnelle du rythme musical lié à la parole fait place alors à un système de fabrication d’objets échangeables et commercialisables.
Au 17ème siècle, Jean-Philippe Rameau et son traité d’harmonie scelleront ce régime dans lequel nous baignons encore aujourd’hui.
Les sons du réel ne sont plus perçus que par un tripotage de sons algébrosés.

Ce qui est intéressant à souligner c’est que ce système, comme tous les systèmes, est matriciel et conformant.

 

Je définirais bien la musicothérapie active comme la cure qui tendrait à nous réconcilier avec le son des choses du réel et ainsi nous réconcilier avec ce qui nous a fabriqué.
C’est un peu comme dans l’Odyssée. Lorsque Ulysse va passer au pays des Sirènes, il fait un pacte avec ses matelots. Il leur demande de le lier au mat du bateau. « Si je demande à être délié, serrez un peu plus les cordes ».
Il fabrique alors un gâteau avec de la cire et du miel. Puis il en fait des petites boules qu’il place dans les oreilles de ses amis.
Passent alors les sirènes aux chants fascinants et terrifiants. Il demande à ce qu’on lui enlève les cordes mais les matelots resserrent les liens.
Arrivé hors de danger, on le délie.

Pascal Quignard, qui raconte des choses bien intéressantes sur les origines du son, fait remarquer que dans la littérature grecque, c’est la première fois où l’on utilise le terme « analyse » qui signifie « déliement », « dissolution ».
Le mot Grec "analysan" clos l'histoire d'Ulysse en le déliant du mat.

LE RAPPORT AU MONDE

Pour titrer mon topo, j’ai emprunté une phrase à Marcel Jousse : « Nous recevons le monde par les gestes que nous lui infligeons. »
Il ajoute « qu’il s’agit d’une sorte de duel tragique ».
Ceux qui connaissent un peu Marcel Jousse y retrouveront la substance du mimisme.