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Association TEMPO .

Besançon 11/12 novembre 2009 - Répétition et jeu 

L’autruche a les 2 pattes pareilles, surtout la gauche Gilbert Nectoux – Jacqueline Maqueda

 

Introduction (Gilbert)

Fidèle au poste, je reviens cette année encore à vos journées « Tempo ». mais je  suis venu accompagné, cette fois-ci, de J.Maqueda, ma collègue musicothérapeute. En guise de mise en bouche, et en oreille, je vais vous raconter une expérience qui m’est arrivée récemment.  

L’été dernier, une amie m’a demandé d’accompagner sa petite fille  à pied, au jardin public. Après la promenade, sur le chemin du retour, ce qui devait arriver arriva et la petite fille me demanda de la porter. Ce que je fis, et chemin faisant, pour meubler le temps et pour me donner du courage, car une fillette de 3 ans ,ça pèse…je me suis mis à chanter cette comptine que tout le monde connaît, je crois :

« dans la forêt lointaine, on entend le coucou, du haut de son grand chêne, il répond au hibou coucou hibou, coucou hibou, coucou, coucou, coucou (bis) ».

Ceci en utilisant le tempo de ma marche et en accentuant le rythme des temps forts par des sauts de la fillette dans mes bras. Aussitôt la chanson terminée, la petite fille riant aux éclats me réclama « encore !, encore ! ». J’ai donc continué la marche en chantant plusieurs fois la comptine, mais en changeant les intonations, ce qui donnait à chaque version une coloration affective particulière.

(Jacqueline)

Et cric..et crac et l’histoire sort du sac

Pour commencer, nous vous devons quelques explications à propos de notre titre « l’autruche a les 2 pattes pareilles, surtout la gauche ». Derrière la pirouette ludique, surréaliste, voire absurde se cachent plusieurs idées :

D’abord l’idée qu’aucune répétition n’est absolument identique (chez l’humain, en tout cas, car la machine, elle, est plus rigoureuse, même plus rigide). Une patte n’est jamais tout à fait identique à une autre patte.

De plus il y a toujours une patte d’appui, essentielle pour l’équilibre mais non suffisante, l’autre patte/jambe permettant le déplacement, le rebond, l’envol… Le bipède humain est par nature boiteux. En particulier en musique, il n’y a pas de rythme sans retour à intervalles réguliers, sans répétition de ce que Marcel Jousse appelle des « explosions énergétiques », c’est à dire des temps forts et des temps faibles. Tout rythme est donc boiteux « la vie étant mouvement, est constamment rythmée par des tensions et des détentes énergétiques successives » (1).

Travailler à 2…

Ainsi, fonctionne le couple de thérapeutes que nous formons avec Gilbert depuis 1987 : suffisamment bons, suffisamment boiteux, suffisamment semblables mais non identiques, avec du pareil et du pas pareil, pour reprendre les termes de Geneviève Haag (2).

Donc, dans ce couple :

…avec des patients psychotiques

Depuis le début du dispositif que nous avons créé ensemble en 1987, au sein de l’hôpital psychiatrique Le Vinatier, à Lyon-Bron et que nous avons appelé « atelier sonore thérapeutique », les patients qui nous sont confiés souffrent tous de pathologies psychiques graves, schizophrènes pour la majorité d’entre eux.

Or, pour ces personnes, la répétition prend des allures mortifères, la pulsion de mort se manifestant en particulier  par la négation du temps. Cette répétition qui leur colle à la peau, fonctionne comme une protection, une barrière contre l’angoisse, mais c’est un besoin bien plus qu’un plaisir de répétition.

Objectif thérapeutique

Notre objectif thérapeutique, ambitieux, va être de faire de la répétition  une recherche de plaisir et non pas une réponse à un besoin défensif en apportant le petit écart, le petit pas pareil de changement, mais en pente douce, qui permette d’accéder à une dimension de jeu au sens de l’espace de jeu, du playing  winnicottien. (3) Cependant, on sait que la capacité de jouer est le pouvoir de lier imaginaire et réel dans un va et vient créatif. Et c’est justement ce lien qui est altéré dans la psychose. Une autre difficulté est que la construction groupale implique une nécessaire place faite au désir de l’autre. Pas si simple face à l’omnipotence des patients !

La première étape sera alors de passer à un jeu musical, sûrement tout aussi répétitif, du moins au début, mais qui introduise une notion de réciprocité (celle des tous premiers échanges émotionnels mère/bébé comme nous le verrons plus loin).

Notre travail thérapeutique nous semble consister, tout en respectant ce besoin vital de répétition chez ces personnes, en une tentative d’instaurer une sorte de site d’accueil comme le dit Jean Oury, (4) nécessaire à l’éclosion, à l’émergence du processus créatif, par une présence incitative, qui leur propose structure et étayage dans leur exploration risquée vers l’inconnu.

Le danger de la répétition

Or, ce n’est pas si simple !! Car un danger en particulier nous guette : celui de nous trouver nous aussi englués dans les maillages serrés de la répétition mortifère, et donc d’une certaine mort psychique, ou du moins une pensée éteinte. ( Gilbert chante une versioncoucou éteint)

Avec la psychose, on se trouve d’emblée embarqué dans une temporalité au long cours.Chaque séance s ‘articule, se déroule à peu de choses près autour des mêmes propositions de jeu qui fonctionnent comme des rituels.(pour ceux qui étaient là l’an dernier, je crois que Gilbert vous a détaillé tout ça).Si l’on considère que nous proposons le canevas des séances  plusieurs fois par jour, plusieurs jours par semaine et cela tout au long de l’année, depuis 23 ans..Il y a de quoi avoir les pattes de la création coupées, et pas seulement la gauche !! ( Gilbert chante version coucou épuisé)

D’autant que certains patients viennent depuis de nombreuses années et commentent invariablement le temps de la semaine écoulée en répétant toujours les mêmes phrases, façon peut-être de nous dire l’immuabilité de leur vie, en particulier la vie institutionnelle hospitalière.Imaginez 13 groupes par semaine. Le risque serait d’uniformiser les rituels dans une temporalité « atemporelle », c’est-à-dire interminable. Un éternel déroulement.

La machine à se botter les fesses

Conscients de cet aspect répétitif de notre travail, nous avons été vigilants à inventer ce que l’on pourrait appeler « une machine à se botter les fesses » (coup de coude pour que Gilbert entonne une version coucou tonique)Afin de nous obliger à prendre des risques en quittant cet aspect trop sécurisant de la répétition dans le familier pour se risquer  dans des actions de formation participation à des colloques, accueil de stagiaires. Une intervention co-construite à 2 comme celle d’aujourd’hui nous oblige de plus à trouver une « aire intermédiaire » de jeu où les 2 mythologies qui sous-tendent notre travail se rencontrent, se mélangent. (coucou hibou ensemble).C’est d’ailleurs bien la répétition de telles expériences à 2 qui nous a permis au fil du temps un soubassement théorique commun.Cela suppose une sécurité de base et un équilibre entre la répétition du même et la nouveauté.(5)

Répétition et variation forment un couple d’opposés essentiel à la construction du moi.

Si on garde l’hypothèse freudienne (6) empruntée au linguiste Karl Abel, que dans l’antiquité, chaque mot ancien désignait une chose et son contraire, peut-être peut-on garder l’idée de cette contradiction interne, en avançant que la répétition porte en elle-même une double tension paradoxale :

Si la répétition peut être porteuse d’immuabilité mortifère, elle est aussi l’étoffe du lien, dans sa continuité, celle sur laquelle on s’appuie pour exister. « Il est besoin du familier, de l’invariant pour pouvoir s’aventurer vers l’inconnu. Il est besoin de la tradition, de la culture pour s’y appuyer et s’en éloigner dans la création. Les chansons construites en couplets/refrain sont une jolie métaphore de ce couplage indissociable ( il n’y a qu’à penser à la proposition de jeu responsoriel que nous a fait hier matin Christophe Grosjean avec le refrain « mon âne s’est fait la malle »). II est tout simple de voir que l’aventure des couplets n’est possible que parce qu’elle s’appuie sur le retour au port d’attache qu’est le refrain, on pourrait aussi bien dire que l’éloignement que proposent les couplets ne sert qu’à mieux retomber sur les pieds du refrain connu et mémorisé. Et alors là, quel plaisir de la répétition : au moment du refrain, les voix se font plus fortes, plus assurées, on est vraiment en terrain sûr. Encore, one more time…, la chanson à structure couplet /refrain est un éternel jeu de la bobine, fort- le couplet, da- le refrain, et ainsi va la maîtrise de la présence /absence, jeu réciproque entre séparation affective et union ». (7)

Pour Guy Rosolato (8) « la répétition apparaît dans toute sa diversité comme le fruit d’une règle qui assure le retour, qui permet de prévoir et de ne pas se trouver en pays totalement inconnu ou, dans le plus insolite des paysages ,de reconnaître un lieu de séjour ». Nous ne nous attarderons pas sur le fait que la  répétition est essentielle et constitutive de la musique, dans son rapport à la variation.  Des spécialistes ici présents pour qui rondo, ostinato ou corde-mère n’ont plus de secret, l’ont fait mieux que nous.

Dans notre dispositif thérapeutique, si nous prenons appui sur les rituels, les  propositions de jeux, nous restons vigilants à ce qu’ils ne restent que des prétextes, des contenants qui vont accueillir tous les contenus possibles émergeant des patients, vigilants aussi à soutenir, et c’est essentiel, la rencontre et le jeu avec l’autre, et les autres. Tout cela renvoie précisément au tout début de la vie et à l’importance du double étayage corporel et interactif ( voir les écrits de B. Golse) pour la croissance  et la continuité d’être du bébé. Cela passe par l’expérience corporelle mais en lien à l’autre. La répétition tient une place essentielle dans cette construction du moi.

Dans notre dispositif thérapeutique, nous tentons d’instaurer comme dans les interactions précoces parents-bébé, des macro et des micro rythmes, comme les nomme D.Marcelli (9) (dont nous parlait déjà Louise Villetard à propos du cas du petit Jeanjean) c’est à dire de grands moments ritualisés, repérables, qui offrent une forme de contenance, et des variations, des petites différences, en une suite d’expériences successives, inscrites dans le temps qui vont, et c’est notre ambition thérapeutique, étayer la solidité narcissique du patient et son possible lien à l’autre..

Je vous propose une rêverie à partir de l’image d’un bébé repu après la tétée, endormi, confiant dans les bras de sa mère qui le berce d’une voix douce. Le bébé qui va suffisamment bien est un irréductible glouton de lait, de voix, de couleurs, d’odeurs, de douceur, de chaleur, cette expérience de consensualité constituant les enveloppes de sécurité qui lui sont nécessaires. Les premiers mois du bébé sont une période un peu folle où il vit l’illusion- et la mère sufisamment bonne est là pour le conforter dans cette illusion- que son omnipotence toujours lui permettra ce vécu entier et total. (on sait qu’il faudra ensuite que la mère aide le bébé à accéder progressivement à la désillusion). Dans un jeu réciproque (et cette réciprocité est essentielle) le bébé et sa mère qui vont suffisamment bien s’offrent l’un à l’autre pour être croqués, pour semblant, pour le plaisir ludique de se dire des tas de noms d’animaux étonnants, appétissants  ou hideux, mais c’est pour semblant.

L’important est plus la façon de dire, c’est-à-dire « l’énonciation » pour le terme de France Schott_Billmann utilisait ce matin, qui permet de sentir la teneur affective du message vocal et qui sous-tend le message verbal (l’énoncé) dans les « mon gros cochon, mon crapaud  tout crotté, oh le vilain monstre à sa mère » ou encore « ça, c’est ma grosse patate ». (10) Ce bain sonore se mêle intimement à tout ce qui compose les rituels quotidiens de soin et de jeux corporels, qui s’accompagnent de commentaires qu’en fait la mère dans ces moments forts de la journée, macro-rythmes, répétés au quotidien dans leur forme (en opposition aux micro-rythmes qui représentent toutes les variations à partir de ce canevas donné et répété).

Prend place ici le fameux « baby-talk » de l’adulte s’adressant au bébé, fait de montées prosodiques, de ralentissements du rythme, d’un affaiblissement de l’intensité, contours de vitalité dit encore D.Stern (11)… Qui est la poule, qui est l’œuf  dans ce « dialogue tonique » où le même et l’autre s’entrecroisent, s’enchevêtrent, avec instauration de tours de rôle. (je parle de poule, mais bien sûr, depuis que j’ai entendu hier Claude Gaignebet, je sais maintenant que les jars pondent des œufs !). Et ces mots qui accompagnent la succession de ces évènements vont permettre à l’enfant de se constituer l’ébauche d’un récit, fait d’un enchaînement d’évènements. Berceuses, comptines, chants de nourrice, sauteuses (voir  Anne Bustarret), petits poèmes rythmés sont des supports des émotions tendres. Ils sont souvent le éléments du patrimoine familial, transmis de génération et génération ce qui explique les nombreuses versions privées. Bien souvent, la voix chantée advient spontanément pour apaiser, câliner. La structure  mélodique de la berceuse ou de la comptine est simple (écart de secondes ou de tierces) et la voix chantée, du fait de ses  nombreuses notes harmoniques, est aisée à décrypter. (coucou hibou berceuse)

Encore, encore, semble dire le bébé non seulement avec ses yeux, mais ses mains, ses pieds qui s’agitent. Si la répétition est un puissant stimulant de la mémoire, la variation, le changement est un puissant stimulant de l’attention, de l’intérêt. Dans le jeu interactif de « la petite bête qui monte », l’enfant va pouvoir anticiper la chute, c’est à dire la chatouille, mais son attention est tout entière retenue à guetter l’instant où cela va arriver. C’est ce que Marcelli appelle « les tromperies de l’attente », la mère survient là où l’enfant ne l’attend pas.

La chanson traditionnelle

Ainsi, tout le monde garde au fond de sa mémoire des airs entendus mille fois.Nous aimons utiliser particulièrement ces chansons traditionnelles, ou du moins leur structure. Dans un groupe de déments séniles, une patiente propose de chanter « Alouette, gentille Alouette. 

Gilbert : je reprends la proposition et chante Alouette en laissant le choix de la partie plumée aux patients présents. Une des patientes entonne « je te plumerai les couilles, et le groupe de reprendre « et les couilles ah..alouette ! » (il s’agit ici du « folklore obscène des mamies » !).

Autre exemple clinique

En ce début de saison d’automne, nous avons proposé « Colchiques dans les prés » et avons demandé aux patients de commencer les couplets par leur prénom et nom, puis de continuer par une action.Ainsi, la chaîne associative groupale va permettre que la première action proposée entraîne le thème général de la chanson, thème repris dans le refrain. Tel un squiggle, la construction prend forme avec les mots de chacun.Comme par exemple :

Enfin Gilbert Nectoux prépare, prépare, Enfin Gilbert Nectoux prépare la soupe aux choux. Le refrain « cuisine en abondance , et gare aux kilos. Quand on s’emplit la panse, on en devient trop gros »

Cet accent mis sur la personne en elle-même à travers son nom, à une époque où, dans notre  société, le moi-je prévaut au détriment du groupe pourrait être critiqué, point de discussion qui a été débattu, à propos de « Auprès de ma blonde », ici même l’an dernier entre Gilbert, France et Willy, n’est-ce pas ?

Mais cet accent nous paraît essentiel, justement parce que le moi-je (avec le nom et prénom) est mis en perspective avec les autres noms du groupe, dans un constant va et vient entre individu et groupe. Le sujet est différencié - il a un nom bien à lui- mais il s’inscrit dans le groupe, il est sujet du groupe, et sujet dans le groupe dirait René Kaës.

Dans les sociétés traditionnelles de type oral, il est vrai que le groupe prévaut sur l’individu (des amis d’Afrique de l’ouest me disent cependant combien la société et le groupe éclatent avec l’exode des villages et la ruée vers les villes qui s’accompagnent souvent d’une désorganisation du groupe famille). Mais ils parlent facilement de vie-village et de vie privée pour évoquer par exemple le rythme musical : Chaque instrument a une voix propre et différenciée,, mais il doit se retrouver de façon collective avec tous les autres au même moment, sur les temps forts.  (C’est  aussi ce qui se passe dans les groupes de jazz où, après l’exposition du thème, chacun à son tour improvise pour revenir ensuite sur le thème tous ensemble).

C’est bien d’ailleurs dans un équilibre entre vie privée et société (vie groupale) que se situe ce qu’on pourrait appeler « la normalité suffisamment bonne ». Les chansons créées à partir de « Colchique » nous semblent représentatives de cela : chacun a sa vie propre, mais nous nous retrouvons tous dans le refrain qui agit comme le ciment du groupe. En faisant référence au « stade du miroir » de Lacan, nous pouvons dire que le refrain symbolise un moment de fusion et de régression dans lequel il est nécessaire de se ressourcer (Anzieu parle d’ « illusion groupale »), mais ensuite il y a de la dé-fusion (le groupe est encore présent dans le thème général) et surtout de la différenciation avec précisément l’usage du prénom et du nom. Il faut voir d’ailleurs la jubilation et le plaisir narcissique chez les patients quand nous chantons cela et que nous prononçons leur nom, au moment de la reprise de la chanson en son entier par le groupe.

L’omnipotence des patients s’en trouverait-elle renforcée, me direz-vous ? Et bien elle est suffisamment malmenée, du fait de la présence de l’autre, des autres pour faire quelques pas en arrière. Dans l’exemple cité plus haut, la répétition est là pour baliser le temps du morceau, un retour auquel se raccrocher tout en veillant (et Gilbert le disait ici même l’an dernier) à laisser assez de place, d’ouverture pour que justement un jeu vivant puisse se déployer éventuellement dans l’instant présent, un « éclat de l’être » disait Heidegger.. Winnicott insistait d’ailleurs beaucoup sur l’importance des matériaux disponibles ici-maintenant pour favoriser le trouvé-créé sans quoi il n’y a pas de médiation possible.

Bon…Gilbert Nectoux- la soupe aux choux, Besançon- champignon, et Tempo- berlingot. Bernadette, elle est très chouette, et Léonard porte une barbe noire... Nous avons pris l’exemple des choux non seulement pour faire plaisir à Willy qui sait que les garçons naissent dans les choux, mais surtout pour vous parler de la rime. La rime permet de retrouver le plaisir infantile de la répétition du son avant le sens, pour le seul plaisir sensoriel, vocalisation, parfois absurde. L’affinité phonétique qu’offre la rime pousse à tenter de trouver des liens sémantiques entre les mots, « et c’est ainsi que la phonétique engendre la pensée » dit Rodari dans sa « Grammaire de l’imagination ».

« Avec les onomatopées, les rythmes et rimes, assonances, allitérations, le son est investi avant le sens lui-même. On retrouve la corporéité des mots, au plus près de la sensorialité. C’est sans doute tout ce qui constituera plus tard  l’imaginaire langagier de l’adulte. Ces jeux permettent de saisir les mots dans et par la matière sonore dont ils sont constitués : partager le plaisir des « abracadabra », « patatrac » et autre onomatopée ; Il y a quelque chose de la répétition et du petit pas pareil dans les jeux responsoriels comme «  et cric, et crac, picoti-picota » initiant le « à toi, à moi » et l’alternance du dialogue ». (12)

Le groupe conte

Je prendrai l’exemple d’un groupe de 4 enfants autistes avec langage plus ou moins bien structuré, dans lequel nous avons utilisé la technique du conte de Pierre Lafforgue, (13) c’est- à dire la répétition du même conte pendant toute l’année, (à savoir « les trois petits cochons ») pour vous montrer comment la répétition a permis le processus d’intégration progressive par les enfants d’un récit vivant et habité.

Voici comment les enfants se sont approprié le conte de manière créative, en le transformant en une sorte de chanson à refrain, dansée et mimée.

Ils vont intégrer le récit  à partir des temps forts, donnés par le récit lui-même et amplifiés par la conteuse, sur lesquels ils vont véritablement s’arrimer, s’agripper comme sur un mur d’escalade.

- il y a d’abord le « et cri et crac et l’histoire sort du sac » essentiel pour savoir qu’on entre dans l’espace de la fiction du récit, et qu’on en sort par le « et cric et crac et l’histoire retourne dans le sac ». Voilà notre espace de la narration jalonné par un début et une fin (et bien sûr en filigrane, c’est notre objectif, l’ébauche de la construction des espaces psychiques différenciés de l’imaginaire et de la réalité..

- ensuite la structure se précise autour de moments-clé du récit qui correspondent aux moments de pics émotionnels, des moments très chargés, notamment à l’apparition du personnage du loup qui ricane, menace, apparition qui peut s’accompagner d’angoisse d’intrusion et de dévoration, le sauve qui peut de la course éperdue pour se sauver et trouver un refuge. Et le récit fait par la conteuse, le message verbal, se double d’un message vocal : sa voix va donner des indications grâce à des affects-signaux mais aussi des mimiques, des postures. Mais attention, cet espace de dramatisation, ce faire semblant doit montrer le double aspect de l’activité ludique : une motion d’adhésion à l’illusion, à imaginaire, et en même temps laisser apparaître quelque chose de la motion critique, du démenti, qui  dit le caractère fictif de l’expérience. Il ne s’agit pas de jouer à fond la terreur des cochons ou la violence du loup, au risque de ne provoquer que de l’effroi.  Cela est assez périlleux, on joue sur la crête, la frontière entre l’imaginaire et le réel étant pour ces enfants-là tellement fragile.

Ces affects-signaux vont prendre appui sur les petits mots dont on parlait tout à l’heure, les onomatopées, les allitérations rythmées, sur la motricité et bien sûr, sur  les paramètres prosodiques, rythmiques de la voix (intensité, hauteur, inflexions).

Des bruitages et de la gestuelle 

Au fur et à mesure des séances, les enfants vont prendre appui sur la triple répétition des phrases du loup devant chacune des maisons : « je vais frapper » et en faire un refrain

-  c’est d’abord, l’exubérance - la païdia disait Roger Caillois (14) - dans l’explosion motrice, vocale de Bouba, une sorte de décharge pulsionnelle (défense contre la peur des autres dans le groupe, peur du loup..) au moment de la fameuse phrase.

-  assez vite, les autres vont adhérer à cette proposition, qui leur permet de bouger au moment-clé ; ils se lèvent tous les 4 et s’agitent dans un début de rapprochement corporel, sautillent de façon anarchique. Puis ils vont montrer les signes d’un partage émotionnel . Regards complices, en doublon avec les voix de la conteuse, ils hurlent à l’unisson « pffuit, je vais souffler.. ». L’exubérance devient vitalité mais elle déborde encore un peu sur le temps du récit.

-  puis cette exubérance va s’organiser, se structurer dans le temps,( le « ludus », la règle de Caillois) devenir une sorte de danse, sauts pieds joints, ou pas frappés, scandés. Ils utilisent le temps imparti dans une rythmicité. Comme le refrain de la chanson repris par le public pendant un concert où le chanteur s’efface pour laisser les spectateurs chanter à sa place, dans le tempo. On assiste à une alternance tension/détente, avec accès maniaque et régulation dans cet espace de jeu véritable qu’ils ont trouvé-créé. (à noter cependant que dès qu’il y a un grain de sable, quand il y a angoisse de séparation par exemple, l’excitation prend le pas sur la structure et de nouveau déborde).

Le récit se termine par une danse où ils entonnent une sorte de chant d’exorcisme « le loup est mort, le loup est mort ». Le dessin et l’écriture viendront compléter et enrichir leur expression. On pense ici au « polytope interlangagier » de Broustra, qui permet la mise en travail simultanément ou successivement de différenttes modalités expressives verbales et non verbales. (15)

Au fil de l’année, et de ces expériences répétées mais toujours différentes,  les enfants avancent dans leur travail de symbolisation et de représentation. C’est à  partir de ces appuis sur les temps forts et sur l’expérience de la motricité qu’ils vont petit à petit, oser s’aventurer vers un vocabulaire inconnu, et s’approprier des mots comme clairière, fougère, le toit hérissé de clous, tarte aux raisins. Une intussusception en pente douce vers un travail de symbolisation..

En guise de conclusion, nous redirons que l’hypothèse qui a soutenu et continue de soutenir notre travail en thérapie  a toujours été qu’en appui sur la permanence du cadre, c’est justement la répétition des éprouvés corporels du sonore, répétition qui inclut des petites variations, qui permet des va et vient entre production individuelle et groupale, constitue une expérience fondatrice sur laquelle peut émerger un éventuel travail de symbolisation…Les situations potentielles de jeu qui seront reprises, répétées dans leur forme, mais variées dans leurs déroulement et leurs contenus, sont là pour permettre une confrontation à l’autre, confrontation vécue avec les limites que sa présence impose, limites tant corporelles que psychiques, mais aussi l’étayage qu’elle peut apporter. (16).

Si nous considérons que le but de toute thérapie est un meilleur accès à la parole, celle-ci s’enracine forcement dans du corporel et ce qui permet cet enracinement, c’est bien la répétition. Et nous n’oublions pas la leçon d’un certain Rabbi Ieshoua, citée par Marcel Jousse : « Si vous ne répétez et ne redevenez des écoliers,point vous n’entrerez dans la Malkoûta de Shemayya ». (c’est  à dire le domaine de la connaissance)Et cric, et crac, et l’histoire retourne dans le sac ».

Bibliographie

1 Jousse M. 1974 L’Anthropologie du geste. Paris Gallimard
2 Haag G. Nombreux articles dans la revue Neuropsychiatrie Enfance Adolescence.
3 Winnicott D. 1975 Jeu et réalité Paris Gallimard
4 Oury J. La psychothérapie institutionnelle Le Champ Social.
5 Maqueda J. 2001 L’enfant et la gourmandise des mots. Toulouse ERES
6 Freud S. 1985 L’Inquiétante Etrangeté et autres essais ; Paris Gallimard, coll. « Folio Essais ».
7 Maqueda J. 2001 ibidem.
8 Rosolato G. 1983 « Répétitions », Musique en jeu, Psychanalyse et musique, n°9.
9 Marcelli D. 2006 La surprise, chatouille de l’âme Paris Albin Michel
10 Maqueda J.2003 « J’en veux encore ! du lait, des mots et du miam-miam ». Revue « La Lettre du GRAPE », n° 52 . Juin .« Les festins d’enfants ».
11 Stern D.1989 Le monde interpersonnel du nourrisson, Paris PUF, coll « fil rouge ».
12 Maqueda J. 2003 Festins d’enfants . Ibidem
13 Lafforgue P. 2002 Petit Poucet deviendra grand. Soigner avec le conte. Paris Payot.
14 Caillois R. 1958  Des jeux et des hommes. Paris Gallimard (Folio Essais)
15 Broustra J.1996 L’expression. Psychothérapie et création ESF.
16 Nectoux G. et Maqueda J. 2002 : «  Bouge le son ou de la nécessaire corporéification du sonore ». Les cahiers du CRPPC n° hors série septembre 2002 (Actes du séminaire «  Symbolisation et médiations ». Université Lumière, Lyon II de Mars 2000).