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Temps, Rythme et Mémoire.

 

Willy Bakeroot

Responsable de la formation à la musicothérapie active de Buc-Ressources

 

 

Difficile de séparer le rythme de la mémoire; ils ont pour commun dénominateur le temps que, d’une certaine manière, ils formulent.

 

Ce sont les données essentielles en musicothérapie active : le rythme et son jaillissement puis, la mémoire et ses connotations mythologiques.

 

Le TEMPS, le RYTHME et la MÉMOIRE, trois mots qui, joints l’un à l’autre, forment une sorte de pléonasme se référant à quelque chose qui ne nous appartient pas. Ils sont extérieurs à nous et nous constituent. Ce sont aussi trois thèmes bien difficiles à aborder car leurs significations se croisent sans cesse. Il n’y a pas de temps sans rythme ni sans mémoire, le rythme organise le temps et son déroulement n’a pas de sens sans la mémoire.

 

Henri Meschonnic, dédie à “l’inconnu” (1) son livre “Critique du rythme”!

C’est dire que, malgré l’énormité des informations que le livre contient, le rythme reste, pour lui, toujours inconnu.  C’est dire aussi que le sujet est complexe.    

 

Rythme un terme qui est bâti sur une racine grecque : “Rheo” qui a le sens de “couler”. Le rythme est ce qui coule. L’image la plus proche de la réalité rythmique est celle de l’eau qui sourd à la source puis qui change sans cesse de tonus et de forme tout au long de son parcours vers la mer.

 

Héraclite pensait que tout coulait “panta rei”. Il disait aussi que “On ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve”. C’est que le rythme est un flux. Il est irréductible au signe ou à la métrique. Dès qu’on essaye de noter et donc qu’on écrit un rythme, on le dénature.

 

Dans un article sur l’esthétique des rythmes, Henri Maldiney signale que le mot rythme, chez les Grecs, était rendu par “schéma”. (2)  Ce qui ne l’identifie pas à ce “tout coule” d’Héraclite.

Mais le “schéma” au sens grec n’a rien à voir avec le sens que nous donnons au terme sous nos latitudes où il désigne “l’instantané” et le fixe.

“Schéma”, pour les Grecs, désigne une forme dans l’instant où elle est assumée par le mouvant. Elle n’est pas immobile mais ne prend sens que parce qu’elle est générée par ce mouvant. Elle se transforme sans cesse. C’est le destin du rythme.

 

Maldiney ajoute que le rythme n’est donc pas dans le cours du fleuve mais dans les remous. Or, les remous sont toujours une surprise et amènent un schéma qui se métamorphose à l’infini. Le rythme est donc impossible à figurer.

 

L’être humain se trouve très tôt sollicité par le rythme. Dès le début, lorsqu’il tombe dans l’espace du monde, il arrive dans un espace qui va le solliciter et qui deviendra sa demeure. Il permet au rythme de se révéler grâce au premier geste de la respiration. Il prend de l’âme du monde qu’il gardera toute sa vie dans un flux et un reflux permanent, un balancement basique, modèle sans doute de tous les autres balancements. Maldiney écrit :

 

“L’espace n’est ma demeure que pour autant qu’il me met en demeure d’exister.” (Chap 2)

 

Permettez-moi un peu d’audace en associant la pensée de Maldiney avec celle de Marcel Jousse. Ce rapport avec le réel, Marcel Jousse le définit comme un duel tragique.

 

Nous ne connaissons le monde que par les gestes que nous lui infligeons en recevant les siens. C’est pour ainsi dire une sorte de duel tragique : le monde nous envahit de toutes part et nous conquérons le monde par nos gestes. (3)

 

Pour lui l’existence de l’Homme provient du jeu sollicité par le réel.

 

Pour Jousse autant que pour Maldiney, il semble que ces premiers rapports fondateurs avec le monde sont profondément rythmiques. Vous comprendrez pourquoi le jeu rythmo-musical que nous pratiquons favorise l’émergence de filaments temporels qui, en s’ajoutant et s’articulant les uns aux autres, ont construit nos personnalités.

 

Maldiney cite le poème de Rainer Maria Rilke qui illustre si bien ce propos. Il s’agit du Sonnet à Orphée :

 

Respirer ! invisible poème

pur échange perpétuel de l’être qui m’est propre

contre l’espace du monde

dans lequel moi-même rythmiquement j’adviens

... Vague unique dont je suis la mer successive. ”(4)

 

Mais arrive le moment où le temps va s’incarner en se déroulant dans la durée.

 

Pour Jousse, le rythme fondamental révélé grâce au geste du mimisme se formule en 3 séquences. Nous quittons déjà le rythme pur pour entrer dans un rythme qui s’organise au second degré. Le risque de cette voie est de le faire terminer en métrique,  aboutir à la barre de mesure. Mais Jousse se gardera bien d’en arriver là. Il accusera même les musiciens de travailler à la caporalisation de la musique.

 

Maldiney, en citant Gustave Guillaume, (5)  parle de passage du temps et du rythme impliqué à ce qui est le temps et le rythme expliqué.

 

Le temps impliqué n’est pas celui de la durée. Il s’agit plutôt d’une “tension de durée”, un temps en puissance. C’est le temps de la création du rythme et se trouve être du côté du “sentir”. C’est en quoi il pourrait être mis en rapport avec ce que Marcel Jousse appelle le rythmo-explosisme.

 

Puis vient le temps expliqué (déroulé) qui se déroule en périodes, avec un avant et un après. Il peut se soumettre à une métrique.

 

Je crois qu’il est intéressant de garder à l’esprit ces deux aspects du rythme de manière à garder autant que possible le souci de mettre en valeur le temps impliqué.

 

Il y aurait là une réflexion à faire sur le rythme soi-disant morcelé chez certains malades. Avec quel “duel” sont-ils aux prises ? Ainsi que sur l’aspect profondément rythmique de l’ostinato et sur son caractère pulsionnel qui est souvent occulté par l’aspect répétitif

Il est dommage que de nombreuses définitions du rythme l’associent uniquement à la répétition.

 

Plus simplement, il me paraît important de retenir la différence entre ce que, dans la formation, nous appelons le rythme et ce que nous appelons la mesure.  On pourrait aussi formuler la différence entre le rythme et la cadence ou le tempo. Mais il s’agit toujours d’une part de ce qui jaillit et d’autre part de ce qui s’ordonne et peut s’ordonner jusqu’à la raideur.

 

Le rythme jaillit selon une logique qui n’est pas celle du mètre binaire. Si le binaire est un élément fondateur et nécessaire, l’élaboration rythmique doit aboutir à ce qu’on appelle des rythmes catalectiques, soit des rythmes ternaires, boiteux, irréguliers, comprenant des syncopes ou des chutes imprévisibles. Ils rejoignent ainsi les rythmes du langage.

 

Daniel Marcelli, (6) lorsqu’il parle du jeu de la chatouille, insiste beaucoup sur la surprise dans l’irrégularité des interventions de la mère. Nous sommes là dans le champ du rythme et pas dans celui de la mesure.

 

Marcel Jousse dit que “le rythme n’est pas fait pour être vu des yeux avec des barres et des ronds. Le rythme d’une formulation n’est pas une ligne typographiée d’une certaine façon. Tout rythme est un mouvement qui doit être senti vitalement et globalement. Le rythme du langage, il faut le prendre à sa source même, originale et globale qui est anthropologique.”(7)

 

Pour en revenir à Jousse, rappelez-vous ces mots qui vous ont bien amusés a commencer par l’intussusception.

 

Sous ces termes, on trouve la construction rythmique de la mémoire.

Je rappelle que son hypothèse est que l’Anthropos étant un mimeur universel, il mime l’espace qui l’accueille.  Le terme “mimisme” est utilisé pour le différencier du mime qui désigne un geste préparé, travaillé alors que le mime de l’enfant est spontané. Le comédien mime et l’enfant mimisme.

 

Dans son approche gestuelle du réel, l’enfant mimisme les interactions du réel qui se présentent en trois phases : « un agent agissant un agi. » (cf. la chouette)

 

Chaque interaction mimismée constitue un mimème. Chaque mimème est une unité de geste au même titre qu’un phonème est une unité de langage.

 

Les mimèmes sont intussusception nés (8). L’imbrication de ces mimèmes constitue la mémoire.

Il s’agit de mettre à l’intérieur de soi les processus rythmiques du réel. Pour Jousse, la mémoire est donc un ensemble rythmique que l’enfant construit au fur et à mesure de ses expériences concrètes et corporelles du réel.

Après ces processus d’intussusceptions, ou d’impression par le réel, on trouvera le temps du rejeu. qui ordonnancera le langage en propositions.

 

A la fin de la vie, les interactions de désimbriquent et la mémoire se perd.

 

Mémoire et rythme sont donc intimement liés.

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Ce qui nous intéresse le plus chez Marcel Jousse, c’est qu’il définit l’être humain comme un être de mémoire. Et que cette mémoire s’acquiert et se pérennise par les gestes rythmés. La musicothérapie y trouve sa substance.

 

Je pense que tout exercice du rythme allié au chant et au mouvement agit comme une sorte de baume qui ne fait pas qu’adoucir une éventuelle souffrance provoquée par la mélancolie inhérente à toute difficulté à être. Je crois qu’il répare et favorise la symbolisation. A condition que ce jeu rythmique soit réalisé en compagnie de partenaires.

 

Je fais l’hypothèse que le jeu rythmo-musical remonte le temps et la mémoire jusqu’aux premières constructions. Il cure et fortifie parce qu’il fait replonger dans des racines et permet de se réconcilier avec elles.

Cela me fait penser à cette phrase de Freud : “De là d’où tu viens il te faut advenir”.

 

 

Une dernière remarque concerne la difficulté à accepter le temps dans une société envahie par l’espace.

 

Trace des flux rythmiques qui nous ont modelés, la mémoire est d’essence mythologique. Par elle nous sommes inscrits dans une généalogie familiale et sociale. Elle nous rappelle sans cesse le temps et les rythmes de notre histoire.

 

Refuser la mémoire, c’est refuser le temps et son rythme. C’est nous isoler dans un espace qui se voudrait éternel.

 

Un professeur d’anglais travaillant dans un lycée de la banlieue parisienne, avec des adolescents me disait que dans certaines situations où il était amené à dire aux enfants “mais qui est-ce donc qui a fait votre éducation ?”, ils avaient des réactions souvent très violentes.

 

En dehors du reproche toujours difficile à accepter parce qu’il crée de la culpabilité, le refus de se sentir inséré dans une généalogie va de pair avec le refus du temps au profit de l’immédiat d’une jouissance sans partage. En plus, la mémorisation dérange en nous faisant replonger dans des souvenirs qui ne sont pas toujours agréables à faire resurgir.

 

Être dans le temps, c’est accepter de ne pas être éternel, mais c’est aussi reconnaître les rythmes desquels nous dépendons et donc assumer une mémoire mythologique.

A plusieurs reprise, jai eu l’occasion de remarquer la tension que créait tout rappel de la relation généalogique surtout avec certains psychotiques. La toute-puissance exige “ni Dieu ni maître”, donc ni parents ni généalogie ni mémoire.

 

Beaucoup de psychotiques ont des carences considérables en ce qui concerne la mémoire. C’est peut-être pourquoi ils aiment quelquefois contempler indéfiniment l’eau qui coule comme s’ils avaient la nostalgie du temps rythmique, installés qu’ils sont dans leur espace stéréotypé, avatar malheureux de l’éternité.

 

1)     “Henri MESCHONNIC, Critique du rythme, Verdier 2006

2)     In Regard, Parole, Espace, Henri Maldiney, Lausanne. L’âge d’homme 1973, pp. 147/172.

3)     Marcel Jousse, Anthropologie du geste, Gallimard.  Sera rééditée en septembre 2008.

4)     Huitième Élégie de Duino.

5)     Gustave Guillaume, Théorie de l’aspect, p. 47, In Langage et science du langage, Nizet, Paris et Université Laval, Québec, 1964.

6)     Sur le rythme, voir l’article de Daniel MARCELLI paru dans “La psychiatrie de l’enfant” N° 35 de 1992. Il s’étend sur les microrythmes mais surtout sur le rôle de l’anticipation. On retrouvera sa pensée dans un livre récent : La surprise, chatouille de l’âme, chez Albin Michel.

7)     Gabrielle BARON, Introduction à sa vie et à son oeuvre, Casterman, 1965 P. 45

8)     Terme de botanique qui signifie : prendre dehors pour mettre dedans. (Intus suscipere) Les plantes se nourrissent par intussusception.

 

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