Du côté des modes
Aborder le monde des modes n’est pas sans difficultés. Ce n’est
   pas pour rien que Jacques Chailley a intitulé son livre sur les modes : « l’imbroglio
 des modes ». (1)
 Le système tonal, propre aux sociétés occidentales et
   industrielles, se présente comme un objet en soi, ayant une vie propre
 et autonome. Indépendant de la parole, il est organisé en notes distinctes selon
   des jeux d'harmonies naturelles. Il met en valeur le son pur.
Habitués que nous sommes à ce système, nous avons du mal à concevoir qu’il n’en soit pas ainsi en d’autres lieux. (2)
Ce que nous appelons un peu abusivement le système
   modal est en fait une multitude de systèmes qui représentent
   avant tout des "modes d’être". L’expression rythmo-musicale
   du modal est enracinée
   dans le sens, chevillée au corps et à la parole. Ainsi, la forme
   d’un chant est intimement liée à la situation
   singulière dans laquelle ce chant est offert à ceux qui l'entendent.
   Il n’en va pas de même pour le tonal qui peut être utilisé par
   n’importe qui, n’importe où, n’importe quand et souvent
   n’importe comment.
  Le modal est lié aux situations diverses de
   la vie. On trouvera par exemple des modes du soir ou des modes du matin. Chaque
   situation peut avoir son mode. 
   Les échelles mélodiques du modal ne sont pas organisées en notes distinctes.
   Elles suivent le rythme de la parole en utilisant toutes les ressources
de la gorge et de la bouche et en s'accompagnant de mélismes. Les classifications
   que des ethnomusicologues occidentaux ont pu plaquer sur  les chants
   des sociétés traditionnelles sont empreintes des catégories du système tonal. 
Essayer de se placer dans la logique du modal nous permet
   d’humaniser
   l’expression
   rythmo-musicale et la placer ailleurs que dans de simples sensations dite « esthétiques » mais
   superficielles.
   Cela nous permet aussi de nous libérer de l’emprise d’une
   organisation de l’expression musicale compliquée et abstraite,
   inabordable pour la plupart des gens et plus particulièrement par ceux
   dont nous avons la charge en musicothérapie.
   Le système tonal est d’emblée hiérarchisant. Il
   suppose une longue initiation à l’abstraction et laisse derrière
   lui nombre de déchets.
S’exprimer par la voie modale est inhabituel, il nous faut placer la
   parole et le corps au centre de notre performance et nous éloigner
   des gammes mélodiques qui nous ont marquées, jouer avec notre
   souffle ainsi qu’enrichir les mouvements de la gorge.
   Les systèmes modaux ne connaissent pas la polyphonie. Si, dans quelques
   sociétés, il existe des chants simultanés, ils ne sont
   pas appréhendés comme la polyphonie telle que nous l’entendons
   chez nous.
   Le chanteur modal ne peut donc pas être « porté » par
   une enveloppe sonore rassurante. Il doit assumer seul sa performance.
Cependant, il peut être « accompagné » soit
   d’un instrument qui reprendra sa mélodie, soit d’un bourdon
   composé d’une note continue – telle qu’on la trouve
   dans le jeu avec la cornemuse. Le bourdon peut être rythmique ou mélodique.
   Un
   exemple de l’accompagnement rythmique se trouve dans le Pansori
   coréen où la performance du récitateur-chanteur est scandée
   par un jeu de tambour.
http://www.youtube.com/watch?v=gZrUAC6ZQBw
http://fr.wikipedia.org/wiki/Pansori
Sur le plan mélodique, la base d’accompagnement peut être
   assurée par ce qu’on appelle « la corde mère »,
   (3) une seule note répétée sur laquelle le chanteur se
   calera afin d’élaborer sa mélodisation. Elle lui servira
de point de repère.
Le bourdon mélodique peut être fait par
le groupe qui chante une note continue.
Avec les instruments Orff, les bourdons
peuvent être réalisés
   en frappant sur une ou encore deux notes, - de préférence quintes ou quarte
- par exemple : « ré-la ».
   On dit qu’il devient « flottant » lorsqu’on
   alterne successivement « ré-la » avec « mi-si ».
   Le chanteur se trouve plus à l’aise parce qu’il est supporté par
le groupe.
Les manières d’accompagnements sont aussi variées
que difficiles à décrire.
Lors des rencontres de Besançon 2010, nous sommes partis du conte du Petit chaperon rouge. Le peu de temps imparti ne nous a permis qu’une ébauche de ce qu’il était possible de faire. La version populaire nivernaise se prête assez bien au chant. Elle est déjà structurée pour le responsorial et l’antiphonique.
Il fallait un récitant puis différents chœurs
   assurant l’antiphonique et participants aux responsoriaux. Le récitant
   improvisait en rythme libre et mélodiquement
   sur les segments de phrases Deux chœurs de femmes et un chœur
   d’hommes répondaient
   au récitant.
   « Une femme avait fait du pain » - 1er chœur : « une
   femme avait fait du pain » etc
   Un petit refrain régulier, chanté par le groupe « et
     la petite fille partit » accompagnait le mime de la promenade
   du petit chaperon rouge.
Un participant jouait le loup et une participante le petit
   chaperon rouge.
   Leurs dialogues étaient rythmés et mélodiés suivant
   les accents toniques de la phrase. A chaque césure, le silence était
   marqué soit par une alternance xylophone-tambour de basque pour le
 loup soit par deux métallophones pour le petit chaperon rouge. L’organisation
 rythmique des dialogues s’inspirait des procédés de la « cantillation »
L’injure du petit chat : « pue ! salope, toi qui mange la chair et qui boit le sang de ta grand » fut chantée en modal par une participante habituée aux chants modaux géorgiens. Le groupe produisant un bourdon recto-tono sur la syllabe « dou »
L’ensemble du reste du conte pouvait être organisé en responsorial.
Nous avions donc un travail qui rassemblait les données chères à la musicothérapie active : l’articulation de la parole, du chant, du jeu par les gestes et du rythme musical. L’ensemble pouvant être désigné par ce qui était sans doute la plus ancienne des formes de jeu rythmo-musicaux et qui nous est parvenu sous le nom de « comédie musicale »
(1) Éditions Alphonse Leduc – actuellement épuisé.
   (2)
   Les analyses des modes grecs (telles celle dite de Boèce ou encore
   celle d’une école du XIXème siècle, sont surfaites
 et interprétées à partir du système tonal) De même,
 les diverses études sur des modes traditionnels sont toujours faites en références
 au système tonal. 
 (3) La
 notion de “CORDE MERE” désigne la note qui se trouve à l’origine
   de toute structure de gamme quelle qu’elle soit. Elle se trouve confinée,
   dans notre système tonal, au rôle de TONIQUE. Le terme “CORDE” est
   employé en référence à l’instrument à corde
 qui accompagne le chant.
 La “mise en chant ” (incantation : in-cantare) de la parole se fait à partir
 d’un
   son chanté. Ce premier son (teneur, continuo) sera le départ
   de l’élaboration d’une échelle qui servira de “véhicule” à la
 parole pendant la durée du chant.