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SECONDES RENCONTRES PROFESSIONNELLES DE MUSICOTHERAPIE
Novembre 2008 - Besançon

DE L'HORS TEMPS AU TEMPS VIVANT : LE TEMPS VECU,
AVEC DES PERSONNES PSYCHOTIQUES (adultes et PA)


Gilbert NECTOUX
Musicothérapeute et danse thérapeute
Atelier sonore thérapeutique
CH Le VINATIER
95 bd Pinel 69677 BRON Cedex

Martinenectoux@wanadoo.fr

Préambule

Il me semble tout d'abord nécessaire de préciser, de rappeler de quelle place je parle

Je suis musicothérapeute depuis 22 ans et danse thérapeute depuis 18 ans dans une structure de soins médiatisées multi sectorielle dépendant d'un grand hôpital psychiatrique public de l'agglomération lyonnaise.
J'ai été pendant 10 ans Infirmier de Secteur Psychiatrique et auparavant, 7 ans agent dans une usine.

Cette structure, dont j'ai contribué à la création, nous l'avions appelé : «l'atelier sonore thérapeutique».

Je dis « nous » car avec il y avait 2 cofondateurs : une psychiatre musicothérapeute (Danièle Villéger, décédée en 1992) et une orthophoniste musicothérapeute (Jacqueline Macqueda)
Toutes les deux ont suivi la formation de musicothérapie d'Edith Lecourt et moi celle de Willy Bakeroot. En danse thérapie, je me suis formé essentiellement avec France Schott Billman.

Bien qu'elle soit depuis peu à la retraite de la fonction publique, Jacqueline Macquéda continue de travailler une demi-journée par semaine avec moi en tant maintenant que vacataire. Cependant, bien que seul référent de l'atelier le reste de la semaine, je ne travaille jamais seul car je co anime toutes les séances avec des infirmiers(ères) et nous avons souvent des stagiaires (en master 1 de psychologie) ou en art-thérapie option musique ou danse, pourvu qu'ils aient une expérience et des diplômes préalables de soignants.

Population

Les personnes qui me sont confiées souffrent pour la plupart de différentes formes de psychose avec une nette majorité de schizophrénies. Cependant, j'ai eu à prendre en charge également un jour ou l'autre, toutes les pathologies psychiatriques avec une constante : qu'elles soient graves (service public oblige !).

J'interviens également en parallèle dans plusieurs Institut de Formation en Soins Infirmiers et j'ai fait partie pendant 10 ans avec Jacqueline de l'ONG Handicap International où l'on réfléchissait surtout sur les moyens de prendre en charge des personnes souffrant de névrose traumatique grave.

L'âge des patients fréquentant l'atelier va actuellement de 6 à 87 ans.

Toute cette énumération est un peu longue mais cela me semble important à avoir présent à l'esprit car la problématique du temps n'est pas la même pour tous.

Pour que cette présentation soit complète, je pense qu'il n'est pas inutile de préciser que je suis fils d'épicier qui était musicien amateur et jouait de plusieurs instruments, que j'ai dans ma généalogie des artisans ébénistes (j'ai d'ailleurs toujours préféré la notion d'artisan à celle d'artiste), que j'ai eu un grand oncle poète et une arrière grand-mère d'origine gitane. Je suis moi-même musicien amateur et mélomane.

Bref, on ne devient pas par hasard musicothérapeute !

Venons-en à cette problématique du temps vivant.

Tout d'abord, il faut que je vous avoue que les termes « temps vivant » ne font vraiment pas partie de mon vocabulaire habituel.
Si j'évoque souvent le temps qui passe au sujet de patients qui me sont confiés, c'est pour me plaindre que l'on ne nous donne pas assez, et de moins en moins, le temps nécessaire pour les soigner.

Pour moi, se dire (peu ou prou) thérapeute, implique que l'on espère qu'un changement aussi minime soit-il puisse un jour advenir dans la façon d'être et de vivre des patients, pour qu'ils puissent exister en tant que sujet vivant et créateur.

Mais, pour cela, il faut s'autoriser à prendre du temps et justement, comme le fait remarquer le psychiatre psychanalyste lyonnais Marcel Sassolas.

« Les psychotiques ne sont pas pressés, quoiqu'on en dise, pas pressés de changer leur mode de fonctionnement, même s'ils ont hâte aussi bien sûr de voir amoindrir leur souffrance ».

J'ai commencé par me pencher sur la notion de : « temps qui passe », qui m'intéresse surtout, il faut bien le dire, à propos de ma propre existence.
Car, comme le fait remarquer le psychanalyste J. Cain : « On s'approche à parler du temps, lorsque le temps est venu de le faire, c'est-à-dire lorsque le temps à vivre est plus court que le déjà parcouru» .

C'est ce que le philosophe allemand Heidegger appelle précisément un être authentique. Celui qui sait qu'il a une fin. Avant, on le savait mais ça concernait les « autres », tandis que là, c'est pour soi, et ce n'est pas du tout pareil.

Pour en revenir au temps vivant dont il est question pendant ces journées, j'ai essayé de m'en faire une idée, de l'approcher.

J'imagine tout d'abord qu'il s'agissent d'un temps partagé par plusieurs personnes, dans ce que ce même Heidegger appelle « l'être là », l'être au monde, présent, pleinement, psychiquement et physiquement. Ce serait la qualité de ces présences qui rendrait le temps vivant ou non.

Charles Aznavour dans une de ses chansons me semble donner une indication qui va, en partie, dans ce sens :

« Le temps, le temps, le temps et rien d'autre, le tien, le mien celui qu'on veut nôtre, le temps qui passe, celui qui va naître, le temps d'aimer et de disparaître. »

L'origine grecque du mot « temps » = Chronos peut effectivement être associée à cette idée de chronologie.
Il faut noter cependant que le « celui qu'on veut nôtre » de la chanson ne suffit pas pour autant pour dire de ce temps qu'il soit vivant, car manque de pot, le mot Chronos renvoie aussi à chronicité, et donc à la pulsion de mort. (On verra d'ailleurs plus loin ce qu'il en est avec des personnes en grande souffrance psychique)

En musique, par exemple, le rythme des percussions me semble symboliser ce double aspect de la pulsion de vie et de la pulsion de mort qui agissent de concert. Le rythme le plus frénétique peut, à la longue, vous endormir et vous n'êtes plus dans le temps présent de la rencontre.

Heureusement il y a une autre origine au mot « temps », latine celle-là : Tempus, qui signifie mélangeLe paysan romain aurait forgé le sens du temps en observant le temps qu'il fait et en fonction de cela, il décidait ou non de travailler. Le temps qui passe a donc un rapport avec le temps qu'il fait avec les jours, les nuits, les saisons.

C'est bien autour de cette double dimension du temps que le comportement humain et son psychisme vont s'enrouler.

Depuis le début de l'humanité, pour y faire face, l'être humain a inventé des mythologies pour le gonfler d'imaginaire, lui donner du sens (puisque le temps qui passe est peut-être le réel le plus pur qui soit).

Pour l'associer à l'autre dimension du temps, l'homme a inventé également des rituels pour en faire un temps présent, vécu, vivant. Le temps vivant serait donc un accordage pour un temps présent, du temps vécu de chacun.

Mais qu'est-ce que le temps vécu de chacun ?

Tout d'abord, d'après Lacan : « Le maintenant n'existe pas. » On ne peut pas dire je jouis, c'est déjà du passé !). Le temps, comme dans la chanson, coule inexorablement.
Cependant, pour chacun d'entre nous, il ne coule pas toujours à la même vitesse. Il serait comme le cours d'un fleuve, le Loire, par exemple, avec quelques fois d'énormes turbulences, des moments de réversibilité des remous. Parfois, ça va vite : « je n'ai pas vu le temps passer », ou au contraire, il ralentit « qu'est-ce que c'est long aujourd'hui ». Parfois, il ralentit tellement qu'il ne coule plus comme dans la dépression (qu'elle soit d'ailleurs d'origine névrotique ou psychotique), ou bien il s'emballe, comme chez les personnes maniaco-dépressivesou les amoureux !
Il peut même se produire face à l'angoisse de mort une véritable inversion du temps avec une fixation sur le passé comme chez certaines personnes dépressives ou âgées ou dans certaines schizophrénies.

Les personnes schizophrènes, dont il est surtout question ici, eux, n'ont pas vraiment une angoisse de mort, mais plutôt une angoisse de dissociation. Ils vivent le temps lui-même comme disloqué avec cependant là aussi une prévalence du passé (vécu de façon statique) « Avant, j'étais bien, je n'étais pas malade, j'étais comme les autres, j'allais à l'école, je chantais »

Le temps pour eux est souvent immuable et vide. Ils collent au réel, leur imaginaire et leur accès au symbolique défaillant font qu'ils ont la plus grande difficulté à être dans le « là », dans la présence, pleinement vécue.
Ils sont, en quelque sorte, « hors temps » (dans les 2 sens du terme) : exemple : il pleut et il fait froid : un patient vient à l'atelier en bermuda, tee shirt et sandalettes.

Mais même pour nous, sous réserve que nous soyons ce qu'on appelle des « normopathes », pas trop malades, il peut y avoir des moments de hors temps. C'est quand on rêve, ou quand il y a un excès de remplissage du temps vécu comme par exemple dans certaines situations de danse ou quand nous pratiquons la musique. Voilà ce qu'en dit justement le philosophe lyonnais Henry Maldiney : « Il ya une situation autistique dans le monde de l'art, c'est la musique. La musique est tout à fait indépendante du monde phénoménal, elle l'ignore absolument ».

En parlant du problème de l'autisme et en citant Héraclite, ce même Maldiney pose, il me semble, de façon poétique, le problème auquel nous sommes confrontés en tant que thérapeutes travaillant avec des personnes psychotiques ou autistes.
« Les éveillés ont un seul monde, et commun ; tandis que les dormeurs se détournent chacun vers son monde privé. »

Comment donc réveiller les dormeurs ? Comment faire pour qu'ils se retrouvent dans un monde commun pour partager ce temps vivant ?

Je n'insisterai pas sur le fait qu'il faille tout d'abord instaurer un cadre sûr et sécurisant mais plutôt sur la qualité de présence du ?

Encore Maldiney cité cette fois par Jean Pierre Klein : « Le thérapeute doit être lui-même un champ de présence à l'autre et le terme de présence renvoie autant à ses qualités humaines et à son ancrage spatial qu'à sa faculté d'être dans le présent de la rencontre.

Ceci est valable même pour les propositions de jeu que fait ce thérapeute.
Vous remarquerez que je préfère d'ailleurs le mot « proposition » au mot « protocole » qui me semble renvoyer à quelque chose de trop fermé. (il faut dire que nous en avons plein nos institutions et de plus en plus de ces fameux protocoles !)

Ces propositions d'ailleurs peuvent être co créées par les patients dès qu'ils en sont capables. Notre travail s'appuyant essentiellement, à mon avis, sur ce qu'on pourrait appeler « les éclats de l'être » (Heidegger), la partie vivante, la pulsion de vie si minime soit-elle qu'il y a en eux, car heureusement, chaque patient est différent de l'autre et sa qualité de présence est elle-même différente.

De plus, ces propositions doivent être en nombre très restreint. Il ne s'agit pas de faire du remplissage d'un temps qu'on présumerait vide, mais au contraire de le baliser et laisser assez de place pour permettre justement qu'un jeu vivant puisse se déployer éventuellement dans l'instant présent. Winnicott insistait d'ailleurs beaucoup sur l'importance que les matériaux disponibles, cela peut être du sonore, soient trouvés-créés autrement il n'y a pas de médiatisation possible.

Cela ne veut pas dire pour autant que le thérapeute doit être dans une neutralité bienveillante (chère à Edith Lecourt) car ça ne marche pas avec des patients psychotiques.

Attention enfin à ne pas se laisser aller à un trop plein de temps vécu, pour sa propre jouissance personnelle. La difficulté est bien de n'en faire ni trop ni pas assez.

Au fil des ans, certains jeux « rythmes musicaux » que j'ai pu proposer m'ont donné quelques soucis car attaquant de façon trop frontale les difficultés de certains patients (je vous renvoie à la stratégie du détour chère à Jean Pierre Klein). Exemple : je demande à un patient de créer un petit rythme corporel et je le fais reprendre par les autresEn fait, cela angoisse certaines personnes qui, du coup, ne peuvent plus être dans le temps présent, car recentrés sur leur mal être.

Un autre exemple également tiré celui là de la technique de l'expression primitive en danse thérapie : on marche sur un rythme binaire, en se déplaçant dans les 4 directions, en levant les bras alternativement et en accompagnant cette marche de « Yo-ya » avec réponses en écho de ma part. Quand j'utilise cette proposition dans des IFSI, ou dans des formations, il n'y a pas de problème. Le jeu est là, l'énergie est là et j'y prends d'ailleurs moi-même beaucoup de plaisir. Avec certaines personnes psychotiques, c'est une autre affaire ! Ils lèvent les bras, ils vont là où je leur dis d'aller, ils suivent à peu près le rythme, il y a bien les « Yo-ya » mais j'ai la désagréable impression que tire les fils de marionnettes sans vie !...

Il a fallu inventer autre chose.

Justement, venons en, pour terminer, sur les quelques propositions de jeu qui rythment le temps des séances de musicothérapie que j'anime.

Tout d'abord, un temps d'accueil : un moment où l'on puisse se dire bonjour, c'est-à-dire la possibilité de se sentir là présent parmi d'autres.

Un temps de chant : a capella, ensemble ou un par un : j'aime beaucoup utiliser l'alternance des 2 qui ne mobilise pas psychiquement et physiquement de la même façon. Cela peut être des chansons proposées par les patients, des chansons dont nous inventons les paroles ou la musique ou les deux soit à partir de chansons que je propose à certains moments clés de l'année, en rapport avec les grandes fêtes ou le temps qu'il fait.

Une improvisation sonore que nous enregistrons et écoutons et sur laquelle nous essayons de mettre des mots.
De temps en temps, en alternance, le jeu du chef d'orchestre, plus difficile mais excellent avec les étudiants infirmiers.

Et enfin pour moi le must : la construction d'une fiction sonorisée commune qui me parait souvent être LA proposition de jeu qui fait le plus se rencontrer les participants dans un temps présent, vivant et humanisé. De plus, cela ne demande pas forcément d'avoir une instrumentation fournie : dans l'exemple que vous allez écouter, il n'y a qu'une flûte et le patient joue une seule et unique note.

Il s'agit d'une création de groupe qui fait travailler différents niveaux de représentation, la structuration du récit, la narration proprement dite, avec les instruments, le jeu dramatique et la représentation sonore, avec le bruitage, les moments musicaux et l'ordre des interventions.

Il y a évidemment pour ces patients psychotiques une certaines difficulté à représenter les éléments abstraits et bien sûr les affects, c'est d'ailleurs là qu'on travaille. Cela s'améliore au fil des créations.
J'insisterai beaucoup sur le rôle de la répétition des éprouvés corporels nécessaires à cette réalisation, cela me semble être un élément essentiel de la prise en charge.
Les différents temps de la production sont enregistrés et réécoutés en commun avec une éventuelle mise en mots de l'expérience. (les patients peuvent emmener un duplicata de cassettes audio si le groupe est d'accord).

Ces moments sont très importants même s'ils sont peu remplis car ils introduisent de la discontinuité entre les moments de production sonore, impliquant le déplacement dans l'espace, les gestes à effectuer pour produire le son et les moments plus statiques où il est possible de penser et de mettre des mots en résonance à l'expression sonore première.

A la suite de Marcel Jousse, je continue à croire très profondément à l'ancrage corporel de la parole .

Ces chantiers de construction de fictions sonorisées demandent d'ailleurs de ma part une grande implication corporelle pour par exemple donner vie et chair à l'histoire en train de se créer.
Par contre, cela me demande également beaucoup de retenue pour ne pas trouver les idées à leur place.
Mon rôle est bien d'accompagner et de soutenir ce processus de créativité commune.

C'est bien parce que j'ai été tout au long de ma carrière témoin de nombreuses et merveilleuses occasions d'éclats de l'être, chez ces personnes en grande souffrance psychique que je continue de croire à ce travail.

Gilbert Nectoux, le jour de la Saint Martin 2008