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Avec de jeunes polyhandicapés,

jeux rythmo-musicaux pour un récit sans paroles.

Odile GÉRAULT

Depuis 4 ans maintenant, je travaille dans une école de musique. J’y occupe une place particulière, puisque je n’y enseigne pas du tout la musique. J’accueille des enfants et adolescents qui connaissent de grandes difficultés, de relation, de communication, de verbalisation. L’atelier s’intitule : atelier rythmo-musical. C’est donc à la fois un lieu ordinaire, fréquenté par des enfants et adolescents qui viennent prendre des leçons de musique. Et en même temps, l’atelier est financé par la CPAM, beaucoup d’enfants sont envoyés par le CMPP, même si le bouche à oreille fonctionne pas mal. Presque tous, enfants et ados, sont porteurs d’un handicap reconnu comme tel.

Depuis un an, j’accueille en outre un groupe de jeunes polyhandicapés, qui vivent dans un IME proche de l’école. C’est cette expérience que je voudrais partager avec vous.

Accueil/installation

Lorsqu’ils viennent pour la première fois, je sais juste qu’ils sont en fauteuil roulant, guère plus. Ils sont 4. La plus jeune, Jeanne, est âgée de 8 ans, les 3 autres sont plus grands, entre 16 et 18 ans : Pierre, Michel et Sabrina. Seul Pierre n’est pas en fauteuil, mais il marche difficilement, quelqu’un doit toujours rester près de lui. Il est grand, plutôt costaud, geint beaucoup, se tord les mains, suce son pouce. Michel est le plus lourdement handicapé, il peut à peine bouger la tête. Sabrina est également en fauteuil, mais sans autre appareillage médical. Elle est vive, bouge la tête, les jambes, a aussi la fâcheuse manie, quand on s’approche d’elle, de nous saisir par les cheveux. Ca m’arrivera également, et même si c’est un geste « amical », ça fait mal ! Jeanne est en fauteuil également, sans autre appareillage, elle seule peut attraper des objets et les manipuler. Mais elle doit être maintenue sur son fauteuil, sinon elle tombe.

Aucun de ces jeunes n’a accès au langage parlé.

La première séance est consacrée aux présentations. Ils s’installent en demi-cercle devant moi, chacun ou chacune a près de lui ou elle une éducatrice. Ce qui fait au total 8 personnes. Nous serons parfois davantage, lorsque viennent des stagiaires de l’IME, ou même des éducateurs intéressés par l’atelier. Mais dans tous les cas, je me rends compte très vite que l’équipe est non seulement très motivée, mais aussi très disponible, sachant à la fois être présente pour les jeunes, tout en restant en retrait d’une activité qui concerne les jeunes et eux seulement. Attentives à ce qui se passe, elles sont prêtes à agir si nécessaire, anticiper ou prolonger ce que je propose, sans jamais intervenir. Du fait de cet art de la présence/absence, elles se révèlent des soutiens très importants, et je les solliciterai à l’occasion.casion.

Les 3 premières séances :

présentations/recherche d’instruments adaptés

Les séances sont hebdomadaires, et durent 40mn. Pendant l’année, il y en aura 22 en tout.

Outre la mise en place dans l’espace, la première séance est consacrée aux présentations. Je chante mon prénom, celui de chaque jeune, à plusieurs reprises. En même temps, je change d’instrument : je caresse un carillon, puis je prends des maracas, des grelots, un triangle…à chaque fois, le rythme, les intonations varient. Tantôt je reste un moment devant chaque jeune, tantôt j’énumère à la suite tous les prénoms. Lorsque je passe d’un jeune à l’autre, l’éducatrice que je viens de quitter prend l’instrument et joue avec le jeune. Mais même si ce sont des gestes simples : effleurer, secouer, gratter, c’est difficile pour presque tous, voire impossible.

Les 3 séances suivantes sont consacrées : d’une part à ces jeux rythmo-mélodiques sur les prénoms, d’autre part à la recherche d’instruments adaptés, avec lesquels ils puissent échanger avec moi.

1. 1- Les jeux rythmo-mélodiques sur les prénoms provoquent d’emblée des sourires et une écoute attentive, mais de courte durée, chez Michel et Sabrina. Si Michel s’absente dès que je ne suis plus près de lui, Sabrina continue à me suivre du regard, à observer mes déplacements, et elle exulte lorsque je reviens vers elle. Jeanne m’observe par-dessus ses lunettes, d’un regard sévère, presque sombre. Pierre est très absent, même lorsque je m’approche de lui, il me regarde sans me voir, sans m’entendre. Du moins c’est l’impression qu’il donne.

1. 2- Le rôle des instruments. Étant donné les difficultés qu’ils peuvent avoir à manipuler un objet, Michel en particulier, je vais chercher, entre chaque séance, des instruments qui puissent s’adapter à ces difficultés. C’est l’avantage d’une école de musique. Je propose des sistres, à secouer, de petits œufs, de toutes petites maracas, et enfin, pour Michel, un CHIMES, cet ensemble de petits cylindres retenus par un fil de nylon, et qu’il suffit d’effleurer pour qu’ils s’entrechoquent et produisent de jolis sons.

1. 3- Au fond, pourquoi cette recherche ? A ce moment là, il me semble important que ces instruments soient là comme moyen de jouer ensemble, de jouer tantôt avec tout le groupe, tantôt avec chacun d’entre eux. Ce me semble alors d’autant plus nécessaire qu’ils ne parlent pas. Nous pourrions échanger ainsi, de petits rythmes ou de petites formes mélodiques, très simples, pour jouer ensemble, s’écouter chacun à tour de rôle.

Voilà les réactions :- Jeanne est surtout attirée par le carillon, tend les mains pour l’attraper, frappe énergiquement, s’agite, s’énerve, et le jette par terre. Elle va faire la même chose avec le CHIMES, qui l’exaspère encore davantage. Elle l’effleure, et entendant les sons produits, recommence de plus en plus fort, en poussant des cris stridents.

- Pierre, lui, toujours très absent, absorbé en lui-même, prend les instruments sans les voir, les agite machinalement tout en étant ailleurs. Il gardera ainsi une maracas, qu’il maintiendra toujours contre lui, comme un « doudou ».

-Sabrina porte à la bouche les maracas, sistres ou bâtons de pluie, et quel que soit l’instrument, le dévore pendant toute la séance. Lorsqu’elle n’a pas d’instrument, il lui arrive de se manger la main

- C’est surtout à Michel que je pensais en proposant un CHIMES. C’est un instrument qu’on effleure à peine, très simple, sans manipulation, ou presque. Et Michel a souvent ce geste de la main: effleurer. Or même ce geste-là semble se faire comme en dehors de lui. Comme Pierre. Et Il m’indique même clairement, par son attitude, que c’est son nom, chanté, qui le touche. Effleurer un instrument, c’est le distraire, presque perturber le plaisir qu’il a à écouter la mélopée de son prénom. A ce dernier, il réagit par le sourire, un filet de voix, et non seulement la manipulation le gêne, mais j’irai jusqu’à penser que entendre des instruments joués par les autres, ou par moi, gêne l’écoute de la voix chantée. C’est lui, surtout, qui va m’amener, par sa réaction, par son extrême concentration à l’écoute de son prénom, à organiser des séances qui vont être de plus en plus dépouillées. Et d’abord dépouillées d’instruments.

Car un autre inconvénient majeur, est que les éducatrices s’obligent à mobiliser chaque jeune pour l’aider dans la manipulation. Ce qui fait encore plus écran à la recherche d’un espace de jeu commun et de communication.

Ainsi, à la question : comment jouer ensemble ? j’en conclu pour l’instant qu’il vaut mieux se passer d’instruments, chercher un échange rythmo-musical par d’autres voies que la voie instrumentale. L’instrument ici est perçu comme un objet en soi, sa manipulation demande un effort qui loin de faciliter l’échange, va le perturber.

Les instruments seront utilisés de manière anecdotique, accessoire, l’essentiel se déroulant ailleurs.

4eme séance : premier rituel

Dès la 4eme séance, l’atelier prend forme selon un rituel qui va s’étoffer ensuite. J’effleure le carillon au début pour accueillir chacun, en chantant les prénoms, d’abord individuellement, puis en énumérant tous les prénoms, lentement, plus vite, je les interpelle en me déplaçant. Tantôt je chante legato, la voix est enveloppante, tantôt staccato, tantôt piano, tantôt forte…Je laisse le carillon pour la voix seule, ou les maracas, ou le tambourin. Ces jeux rythmiques d’articulation avec le groupe durent un bon moment. Avec le tambourin, je passe des prénoms à des onomatopées, soit à la manière d’un bourdon, soit mélodiées. (doum, doum/oyao/oyao) A la fin , dans les 5 dernières minutes, je reviens vers un rythme de balancement, une voix piano, et je chante au revoir à chacun, individuellement, puis tous ensemble, d’une voix qui balance(comme les enfants quand ils se balancent en énumérant ….)

Pendant cette 4eme séance, Pierre est un peu plus présent, et le sera de plus en plus souvent

(Il va même tellement intégrer le temps de l’atelier que lorsqu’il m’arrive d’oublier l’heure, il se lève brusquement pour partir. Il garde souvent une maracas, qu’il jette par terre à la fin. Il indique qu’il a eu son temps)

Sabrina, cette fois- là sourit, puis rit franchement, et…m’attrape par les cheveux.

Michel a les larmes aux yeux, émet un léger filet de voix, sourit beaucoup, reste attentif même quand je suis tournée vers les autres.

Jeanne ne sourit toujours pas, a voulu attraper tous les instruments, l’un après l’autre, pour jouer frénétiquement, et les jeter à terre, l’un après l’autre

Nouveaux éléments du rituel : séances 5 à 9

Au début de la 5eme séance, Sabrina écoute attentivement le début et tente de frapper des mains. Je reprends ce frappé des mains, avec elle, avec tout le groupe, en appelant chacun et en énumérant tous les prénoms. Sabrina est très joueuse, très rieuse : en me déplaçant près d’elle, autour de son fauteuil derrière lequel je me cache, je chante : il court, il court, le furet, cet animal qui s’en va, revient, il est comme au milieu de nous, mais reste insaisissable.. Sabrina s’en amuse beaucoup. Elle rit, balance la tête, et à la fin, s’étire et baille…

À la 7èmè séance, Pierre me regarde constamment, suit tous mes déplacements, sort un peu sa voix. Il est présent d’un bout à l’autre.

Michel est très concentré, dans une écoute que l’on sent active, comme si en même temps, il se concentrait en lui-même, comme s’il se retirait en lui-même, attendant que je vienne chanter son prénom.

Jeanne sourit pour la toute première fois.

Je garde la chanson du furet en m’accompagnant d’un triangle.

Je garde aussi les onomatopées, doum, doum, etc…scandées ou mélodiées. Mais Jeanne semble moins supporter ce moment là, donc je l’abrège souvent. Et j’introduis, dans le prolongement des prénoms, une ritournelle qu’on va garder à chaque fois : nous sommes un groupe de musiciens, nous jouons si bien/nous sommes un groupe de musiciens/tous ensemble et chacun. Je la reprends une ou plusieurs fois dans la séance et à la fin, toujours pour se dire au revoir.(à vendredi prochain).

À la 10ème séance

C’est une séance très importante pour Jeanne. A chaque fois qu’elle reconnait la ritournelle, elle rit aux éclats. Elle nous surprend tous! Puis écoute attentivement, puis je passe à une autre proposition, qu’elle reconnait également, et de nouveau, elle éclate de rire. En même temps elle tend les bras, s’agite sur son fauteuil, pousse des cris, se tient la gorge à 2 mains. Pendant cette séance, j’ai repris, à plusieurs reprises, notre ritournelle, avec des changements de rythme, d’articulations. Juste avant la fin, je m’approche de Jeanne, je lui prends les mains, et je chante la ritournelle sur un rythme de berceuse, je lui parle en chantant de cette émotion forte qu’elle exprime, juste avec de petits mots simples, et en se balançant. Elle repart tout sourire.

Séance 12 : seconde ritournelle

(Nous sommes en février, et Michel est brusquement décédé fin janvier. Les éducatrices font le choix de maintenir l’atelier à 3, de ne pas proposer un autre jeune)

A partir de la douzième séance, j’introduis une seconde ritournelle, passant des onomatopées à un enchainement mélodié des prénoms : de « oya o » à Jeanne Pierre Sabrina …

Les éducatrices fredonnent avec moi cet enchainement. Je les laisse continuer sans moi. Dans ce fond sonore de prénoms enchainés, j’improvise devant chaque jeune, sur son prénom à lui ou elle. Je reprendrai ça presque à chaque fois : on commence tous ensemble, puis une fois la ritournelle installée, je m’adresse à chacun en particulier, avec des variations rythmiques et mélodiques.

Deux choses me semblent là importantes :

- d’une part, ce chorus enveloppe le groupe, maintient un lien sonore entre tous les jeunes, à la fois par le son et par les paroles qui psalmodient tous les prénoms. Par ce biais, le groupe se trouve porté.

- d’autre part, en maintenant un lien entre les différents membres du groupe, il assure une continuité qui me permet de m’adresser à chacun et à tous, d’interpeller chaque jeune, sans que les autres se retrouvent à attendre leur tour.

Ce contenant sonore permet une continuité répétitive qui autorise ce que Marcel Jousse appelle les « explosismes ». Du fait de cette répétition, j’improvise davantage, et un peu plus longtemps, sur les prénoms de chacun. Chaque jeune se trouve en duo avec moi, pendant un moment, je m’arrête, je laisse écouter le chœur, et je passe à quelqu’un d’autre. Le groupe est actif, il porte chacun, il est garant d’une continuité et d’une assise qui autorise chacun à prendre son envol, pendant un moment, avec son rythme propre, ou sa » signature personnelle ». Du coup, les échanges avec chacun sont un peu plus longs, et plus « personnels ». Je frappe des mains avec Sabrina, je me balance avec Jeanne, c’est plus staccato avec Pierre. Parfois, tandis que je chante avec Pierre, Sabrina va m’interpeller avec son frappé des mains, ou ce sera Jeanne avec un éclat de rire. Nous sommes bien dans ce va-et-vient : tous ensemble et chacun. Je peux m’accorder au rythme de chacun, tandis que la ritournelle continue.

Lorsque le chorus s’arrête, le temps est comme suspendu dans un silence que tous, nous écoutons intensément, nous restons centrés sur la vibration, l’écho des voix qui se sont tues. Les silences, les moments de passage d’un jeu à un autre deviennent habités. Il n’y a presque plus de discontinuité. Les temps de respiration sont pleinement investis. Et ce peut même être très fort : par exemple, lors de la quinzième séance, après un moment de silence, qui se prolonge un peu, je frappe sur le triangle, ce que je fais toujours pour chanter le furet. A ce moment, Pierre émet un ah….prolongé, Sabrina agite ses mains, ses pieds, Pierre va même esquisser pour la première fois un petit rythme des doigts sur la table près de lui. Je remarque ce jour-là que Sabrina ne se mange pas la main, Pierre non plus.

Dynamique temporelle et jubilation : les 10 dernières séances

L’habitude prise par chacun de venir chaque vendredi, la ritualisation de chaque séance, tout cela combiné introduit une présence de chacun de plus en plus intense, et un plaisir manifeste à reconnaitre les jeux des séances passées et à les anticiper. Noter qu’une dynamique temporelle s’installe petit à petit. Petit à petit, les nouveautés que j’introduis arrivent au fil du temps, comme d’elles-mêmes, comme si un jeu maintes fois repris appelait de lui-même un enrichissement. La suggestion vient autant du jeu précédent que des réactions des jeunes, de ce qu’ils apportent. Ils sont de plus en plus actifs dans l’atelier, et leur attitude induit des modifications, des aménagements, de petites créations…

Cette participation active, par des mimiques, des rires, un désir exprimé de frapper des mains par exemple, tout ceci résulte de ce retour, à chaque séance, du rituel. Ce qui ne signifie pas répétition à l’identique, mais qui signifie plutôt le retour hebdomadaire d’un espace de jeu investi, dans un mouvement de va et vient entre le cadre, toujours le même, et les petites nouveautés que ce cadre autorise. Au fil du temps se construit une mémoire.

Au fil du temps, le retour du même est devenu un cadre rassurant, qui autorise chacun à se singulariser. D’une part, le groupe porte tout un chacun, d’autre part, sur ce fond sonore, l’appel individualisé des prénoms et les improvisations qu’il autorise rappelle à chacun sa singularité.

Dès lors, jusqu’à la fin de l’année scolaire ( 22 séances), nous démarrons à chaque fois l’atelier dans une dynamique intense et qui dure les 40mn, voire un peu plus, et dans laquelle chacun est présent du début à la fin. Petit à petit, le travail que je devais faire à chaque fois, aller « chercher » chaque jeune pour l’entrainer avec nous, solliciter tantôt l’un tantôt l’autre, ce travail s’est estompé au profit d’une dynamique qui me porte autant que je les porte. Nous passons du jeu du furet aux onomatopées avec un tambourin, de la première ritournelle (nous sommes un groupe de musiciens) au chorus avec les prénoms. Certaines choses sont reprises plusieurs fois, d’autres non. L’ordre varie, l’intensité également, pas le contenu dans son ensemble. Pour ma part, je n’ai pas à chercher, et du coup je peux être dans le jeu, prête à entendre et être entendue, à donner et à recevoir.

À la régularité du rituel se superposent les intensités variables du temps, des rythmes temporels. De même, à la régularité des ritournelles se superposent les intensités variables des improvisations.

Mimiques et rires scandent ce plaisir d’être relié, porté, balancé. Plaisir aussi de jouer en alternance : à toi/ à moi, tous ensemble / chacun, ici/là-bas, et pourquoi pas….fort/da, comme disait le petit fils de Freud dans son jeu de la bobine… Et ce plaisir intense devient jubilation : par exemple, lorsque nous écoutons le silence, la respiration, la vibration entre 2 protocoles ; c’est une écoute active de tout le groupe, comme si chacun se trouvait suspendu à ce qui se passe, à ce qui vient de se passer, à ce qui va arriver. Par exemple, à la 20eme séance (nous sommes en juin), nous écoutons longuement le silence qui suit une ritournelle chantée sur un rythme rapide. Nous écoutons longuement cet effet de contraste que représente ce silence, ce temps suspendu. A la fin, au moment de se quitter, personne ne bouge. Pierre caresse le carillon, Sabrina n’a pas l’air très sure que ce soit terminé…

Un accordage permanent

Ce processus qui s’est déroulé sur 9 mois et 22 séances hebdomadaires n’a pu se poursuivre que parce qu’il a été à chaque fois le lieu d’un accordage permanent. Accordage entre moi et le groupe, entre moi et chaque individualité.

Les éducatrices y ont joué un rôle important. Parce qu’elles ont vraiment cet art de la présence/absence dont je parlais au départ, petit à petit, naturellement, du fait de cette finesse, je les ai sollicitées. Lorsqu’elles font ce chorus , elles maintiennent le lien sonore sans pour autant affirmer leur singularité. Condition nécessaire. Si elles chantent pour elles-mêmes, et non pour le groupe, ça ne fonctionne plus. Elles restent au service de quelque chose qui se passe, elles contribuent, par cet ostinato, à maintenir le lien entre les membres du groupe, et à favoriser l’expression de chacun dans sa singularité.

Elles me disent souvent que ça leur parait très intense bien qu’elles ne comprennent pas très bien. Or c’est tout à fait ça : c’est intense en effet, sans qu’il soit nécessaire de chercher à analyser, décomposer, mobiliser des outils intellectuels.(il est étonnant que certaines d’entre elles aient de temps à autre des mimiques presque analogues aux jeunes : bailler, se détendre…comme Sabrina). A mon avis, c’est davantage en se laissant porter, elles comme moi comme les jeunes, par ce qui se passe, que le processus continue et suscite autant de plaisir, voire de jubilation.

Cela dit, pour revenir à la question de l’accordage, qu’est-ce qui l’a rendu possible ?

1- d’abord l’abandon progressif des instruments, mais aussi de sonorités complexes et envahissantes (le chimes), de propositions de jeux variés. C’est le dépouillement vers la simplicité d’une part, vers la régularité, la répétition d’autre part, qui a permis de mieux s’entendre, et de mieux être entendu. Pour saisir chez ces jeunes leurs moyens d’expression, leurs mimiques, leurs gestes, leurs »mimismes », dirait JOUSSE, les sollicitations doivent être simples et restreintes en nombre. La complexité entrave leur expression. D’autant que leurs moyens de communiquer ne sont pas faciles à cerner. Au fil du temps, ces moyens vont se manifester de plus en plus intensément, par les gestes du corps.

2- ensuite, la mise en place d’un rituel qui a permis d’assurer un retour régulier, rassurant, protecteur, de rythmes et de mélodies, identiques mais pas tout à fait les mêmes non plus. Le rituel autorise le jeu, dans tous les sens du terme : quand il y a du jeu, il y a de l’autre.

3- la mise en place de ce chorus (bourdon ou corde mère), qui a favorisé ce plaisir d’être relié ( à soi, à une part de soi-même très enfouie, aux autres, au groupe etc..) a permis ce jeu de va- et- vient entre le groupe et chacun, entre soi et l’autre.

Enfin, cet accordage permanent a conduit au fil du temps à un déplacement de ma position initiale. Au bout de 22 séances, je pourrais reformuler le pari de départ : puisque l’atelier reste avant tout un art d’être ensemble, comment entendre et me faire entendre ? Comment faire écho aux formes premières, élémentaires, d’une communication non verbale : là était la difficulté.

Tous ces « récits » se situent en deçà du langage parlé, à un niveau infra-verbal, et c’est ce qui oblige à s’y accorder.

Au fil du temps, je suis devenue comme la membrane d’un tambour, qui résonne et renvoie les résonnances du groupe. En réalité, trouver des images (celle du tambour), plutôt que des concepts, ce n’est pas plus simple. Mais dans le tambour, il y a l’idée d’un rebond, d’un renvoi, d’une souplesse dans les réponses, d’une élasticité.

Conclusion

Dans cet atelier, il est certes question de plaisir, de sons et de vibration, mais aussi, de souffle, de respiration, de vie et d’énergie retrouvée. En fin de compte, c’est sans doute là le noyau de leur jubilation. Ils ont retrouvé un corps joyeux, vivant, capable d’exulter. Ils se sont reliés à cette part d’eux-mêmes sans doute très ancienne, ou très enfouie (n’oublions pas qu’ils sont l’objet de soins importants, d’une importante assistance médicale, liée à leur grande vulnérabilité).

Ils se sont sentis reliés, progressivement inscrits dans un temps et dans une mémoire, ce dont témoignent leurs « récits de geste ». L’atelier se prolonge au-delà de l’heure hebdomadaire. Les éducatrices chantent les ritournelles sur le chemin du retour, chantent la chanson du furet à Sabrina lorsqu’elle n’est pas bien, et petit à petit, elles y trouvent elles aussi, pour elles-mêmes, un lieu de respiration.

Quant à analyser ce qu’il en est, dans ce processus, de la voix, de la mélodie, du rythme, de ce qui va les faire vibrer ou non, c’est tout à fait impossible. C’est tout cela sans doute, et encore autre chose…

Plutôt que de conclure, disons que ce processus ouvre des questionnements, nous emmène sur le chemin de l’oralité, de tout ce que le corps, non l’intellect, peut « avaler ».

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