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Colloque de musicothérapie active, novembre 2011, Paris,

L’articulation des opposés dans le rythme 

France Schott-Billmann, psychanalyste, danse-thérapeute et enseignante-chercheure.

Pourquoi entre-t-on plus facilement dans les danses des autres peuples que dans leur langue ? Quel est leur secret qui, depuis des millénaires, s’adresse au plus intime de chaque être humain, éveillant en lui un savoir-danser que souvent il ignorait ?  Si elles nous parlent si directement, n’est-ce pas parce qu’elles battent comme le cœur par la pulsation et respirent comme le souffle par un va-et-vient qui nous met spontanément en mouvement ? 

Marcel Jousse  a étudié dans les cultures orales (chez « le Primitif et le Paysan ») les musiques et les danses, toujours jumelles car « ce qui se passe sur la bouche n’est qu’une sorte de transposition amenuisée de ce qui se joue dans tout le corps » (1) : elles partagent en particulier le même rythme pulsé régulier (mesuré) et balancé.
Le balancement est une articulation de deux termes unis/séparés par une césure qui divise en couples le flux sonore (musique) et moteur (danse). Il y introduit une oscillation, un va-et-vient, souvent symétrique : le mouvement de balancier fait alterner les deux unités motrices et se répète, à l’image de la marche où le jeu interactif des deux pieds crée une suite de pas entraînant le balancement des deux hémicorps de part et d’autre de la colonne vertébrale.

Le balancement des danses peut être voilé sous les complexités propres à chaque culture : les durées de l’aller-retour peuvent être plus longues et les pas de danses plus complexes qu’une simple marche, mais il est toujours présent.
Simple ou complexe, le balancement des danses est universel : « Allez donc en Chine, allez à Madagascar, allez chez les Finnois, tout est bilatéralisé. Tout est parallélisé (2)  ». Autrement dit : si vous avez des doubles binaires se déroulant vers la droite (par exemple 4 pas vers la droite NDLR), vous aurez la même formulation à l’état parallèle vers la gauche. Si vous l’avez en avant, vous l’aurez en arrière…
La constance du balancement à travers les époques et les cultures interroge sa fonction puisque, on le sait, l’art de la culture orale n’est pas seulement de l’art pour l’art, mais possède une fonction sociale, ce qui le rapproche de l’artisanat. Autrement dit, à quelle question fondamentale de l’humanité répond-il à travers la pédagogie ludique, joyeuse et enthousiaste des musiques et des danses ? 

1. L’harmonie du corps

La symétrie des mouvements couplés dans le balancement équilibre les deux moitiés du corps et le stabilise.
Il y a là, dit Jousse, quelque chose de jaillissant, de spontané, une « grande loi biologique fondamentale » qui régit toutes les formes d’expression des cultures orales. Elles transmettent de génération en génération la mémoire ancestrale de ce qui a fait de nous des êtres érigés (homo erectus), verticaux, bipèdes, symétrique à la silhouette, bras ouverts, cruciforme. La marche, le balancement de la marche serait le rythme naturel … de l’animal culturel qu’est l’Homme. 
Elias Canetti assurait d’ailleurs « que l’origine du rythme était la marche sur deux pieds, donnant lieu à la métrique des poèmes anciens » (3) .
L’observation de la marche des psychotiques, par exemple, montre que la nature ne suffit pas : leur dysharmonie, le manque d’articulation des 2 hémicorps, indique combien leur lien ne va pas de soi.
Les travaux de Geneviève Haag le corroborent : la représentation du corps-croix n’est pas purement physique, la présence tangible de la colonne vertébrale n’y suffit pas, il y faut l’élaboration psychique d’un rapport, d’une articulation, d’une interaction des deux parties. (4)

2. L’interaction des opposés

La présence du balancement dans des régions du monde qui n’ont pas eu d’influence les unes sur les autres rappelle le conseil de Claude Levi-Strauss : lorsqu’un rapprochement est « incompatible avec les exigences de la géographie et de l’histoire,… si l’histoire répond non, alors tournons nous vers la psychologie » (5)


a. Une division fondamentale

Un des aspects de notre division, si superbement formulée par Freud était exprimée ainsi pas Jousse : nous sommes des récepteurs/émetteurs, nous rejouons le monde, nous symbolisons verbalement et/ou corporellement ce que nous avons reçu, incorporé, « intussusceptionné ». La répétition de l’interaction tisse des aller-retour : les gestes « ne se jouent pas en nous à l’état successif seulement, mais à l’état balancé » (6) .
Il précise :  « nous sommes des êtres à 2 battants » (7) , ce qu’il appelle notre capacité bilatérale, traduite dans presque toutes les danses par une émission sous forme binaire car le bilatéralisme est si difficile à tuer qu’on l’y retrouve presque intouché. (8) Nous éprouvons le besoin de faire balancer tout ce qui existe…au point d’imaginer entendre un tic-tac différencié dans le tic-tic de la montre…

         b. L’enivrante tension des contraires

Nietzsche, qui s’adonnait à de longues marches, attribuait à une « ivresse des contraires » l’exaltation grandissante qu’il sentait monter en lui. L’alternance des pieds dans la marche convoque une alternance parallèle dans la pensée, comme si chacun d’eux appelait un concept qui s’oppose au concept symétrique accompagnant l’autre pied : l’alternance de la marche dans laquelle chaque pied se posant au sol déclenche la mise en route de l’autre, éveillerait et ferait jouer une série de contraires, chacun appelant son opposé et disparaissant lorsque celui-ci se manifeste, mais pour être bientôt rappelé à son tour... Suite d’apparitions/disparitions des opposés que leur mise en couple, en interaction fait tourner ; couples que leur mise en tension rend circulaires, répétitifs : ouvert/fermé, tendu/plié, donner/recevoir, séparer/relier, attirer/repousser… Ce mouvement perpétuel, enivrant, met le marcheur Nietzsche en « transe », cet état d’enthousiasme bien connu des danseurs.
La tension des opposés n’est-elle pas le fameux « tan » (en sanskrit « tension ») qui, selon les dictionnaires étymologiques serait la racine du mot allemand Tanz, français Danse, anglais Dance etc… ? 

Le balancement des danses semble en effet un phénomène du même ordre, une alternance entre deux termes (mouvements ou déplacements) en relation, en tension, voire en dialogue gestuel : chaque forme se manifestant à son tour, le rythme duel du balancement forme des couples d’opposés gestuels.
Remarque : si les couples gestuels convoquent par association au niveau conceptuel des séries d’opposés, on comprend que le rythme s’avère un précieux outil de différenciation, la perception de l’opposition étant au fondement de la création du sujet, de la pensée et du discours. D’où le grand intérêt des formes de danses de type oral pour une danse-thérapie qui refuse l’excès d’expression émotionnelle et souhaite toucher également le domaine cognitif...

3. L’opposition binaire

L’anthropologie et la psychanalyse s’accordent à voir dans le maniement du couple d’opposés le fondement de l’humanisation.
Les procédés utilisés dans les cultures orales offrent toutes sortes de possibilités d’explorer différentes relations des opposés. 

a. Différents types de différenciation

Dans le balancement, deux termes habitent une même structure rythmique (le va-et-vient) où se joue leur rapport. Le geste qui rejoue le premier (on peut dire qu’il lui répond) explore plusieurs types de rapports avec celui  qui l’ « appelle ». Il naît, il se crée dans le sillage de la disparition du geste précédent selon différents modes :


b Le tiers dans la relation

Par l’expérience de la danse unie à la musique, le danseur saisit qu’il n’y a pas de 2 sans 3, sans un terme intermédiaire, un tiers qui permet de distinguer les deux termes et de les relier, donc de les articuler.  
Ne confondons pas ce troisième terme avec un rythme ternaire : ce temps intermédiaire est une césure presque invisible, un vide médian creusé entre le va-et-vient, le trait d’union de l’aller-retour, l’instant quasi virtuel où s’accomplit l’inversion de l’un dans l’autre, le retournement du geste reçu (l’appel) en geste créé (la réponse) ou entre l'intussusception et le rejeu, pour reprendre les termes de Jousse.
Le tiers est une absence, un silence à peine perceptible dans la musique, un suspens dans le mouvement.
Le balancement tourne autour de cet instant évanescent et mystérieux du changement de sens. L’absence de l’un double en creux la présence (la manifestation) de l’autre et se retourne vers lui comme le fait le soleil au moment des solstices pour repartir en sens inverse…

Si immatériel qu’il soit, ce Tiers est pourtant l’ordonnateur du temps et de l’espace impartis à chacun des termes couplés en balancement. Il règle leur relation. C’est une Loi.

c.  Une pédagogie de la Loi

Le Rythme règle dans un juste équilibre la relation des 2 termes articulés en balancement, puisque aucun des deux ne peut prendre le pas sur l’autre. Il exprime ainsi une Loi qui distingue et qui relie de façon égale. Il offre l’exemple de l’harmonie et de l’équilibre dans la relation.

Dans les cultures orales, les danses proposent l’exercice spatio-temporel et social de cette Loi équilibrante. Elles font rejouer le Tiers rythmique et découvrir sa fonction de trait d’union dans toutes sortes de procédés, transposant le balancement entre deux groupes (dialogues antiphoniques) ou entre un soliste et un groupe (dialogue responsorial), proposant toutes sortes de jeux d’alternance rythmés entre les danseurs. Ceux-ci peuvent s’abandonner en confiance à des expériences ludiques de mise en relation avec autrui car ils découvrent le caractère protecteur d’une Loi qui la rend juste et équilibrée. Les cultures orales offrent ainsi une pédagogie de la Loi du Rythme qui véhicule la grande Loi humanisante.

4. Le jeu rythmique des opposés dans l’humanisation

La condition absolue de l’humanisation est l’aptitude à différencier. C’est pourquoi la fusion-confusion est prohibée par l’interdit de l’inceste qui fait du respect de la différence entre générations, entre parent et enfant l’étape incontournable vers le repérage des différences qui détermine l’établissement d’un lien non pathologique.
C’est par une dé-fusion inaugurale avec le parent que l’enfant peut émerger comme sujet.
Comment vivre ensemble, comment se relier à l’autre humain sans s’engloutir en lui ou l’absorber, ce qui correspond à des formes de fusion ? Comment entretenir avec lui une relation juste, à la bonne distance, ni trop proche (confusion soi/autre, « inceste ») ni trop éloignée (coupure, isolement, « meurtre) ? L’enfant le découvre à travers toutes sortes de jeux d’alternance qui introduisent du balancement entre lui et son premier autre, la mère.

Puis il devient parlêtre (être parlant) en répétant à l’infini des actions contraires pour percer le mystère de leur relation : l’absence. Il découvre que chaque action est l’inverse (l’absence) de l’autre : éteindre et rallumer la lumière (opposition visible /invisible), remplir et vider son seau à sable (opposition plein/vide, contenu/contenant…), prendre et jeter sa cuiller (opposition de directions centrifuge/centripète, proche/lointain…), attraper et lancer un ballon (opposition soi/autre) etc…
Que fait-il d’autre en se livrant à ce jeu métaphysique qu’interroger le rapport des contraires, jusqu’à découvrir la paire fondamentale absence-présence (chaque contraire étant l’absence de l’autre) qui le conduira à pouvoir symboliser l’absence et à conquérir la fonction symbolique par le jeu du « fort-da » ? (9)

Le rejeu de cet acte fondateur dans le geste répétitif  fonde toute chorégraphie et procure au danseur la même jubilation, en renouvelant le jeu des contraires qui se relancent l’un l’autre. Et comme la bobine du fort-da, le geste répétitif, tournant entre aller-retour, conduit à la symbolisation, mais c’est à des formes dansantes et non à des mots qu’il lie l’énergie pulsionnelle, créant un langage d’images dynamiques, efficaces, transformatrices, thérapeutiques.

Conclusion

Le Rythme, Balancement, inversion des contraires, véhicule la Loi « transcendante », créatrice. Aussi a-t-il été divinisé dans de nombreuses cultures.

Dans le monde grec, il est Dionysos, le dieu de la transe, le Danseur qui balance entre les Enfers à la Terre, passe et fait passer de façon réversible de la Nature à la Culture, fait émerger l’Homme de l’animalité sans pour autant le couper de ses instincts ; il verse continuellement l’animalité et l’humanité l’une dans l’autre, comme le corps et l’esprit, le féminin et le masculin, la vie et la mort.

Dans les cultes antiques son Phallus est rythmique, il se voile/se dévoile, tantôt recouvert par la castration symbolique, tantôt découvert parce que désenchaîné du refoulement. Nos cultures l’ont honni pour son commerce avec la Nature, pour son acoquinement avec le sexuel…

Le Phallus a été remis à l’honneur par Lacan comme « cette forme privilégiée du monde de la vie », pré-signifiant, contenant sans signifié, mis à la place du vécu originaire perdu, oublié, oblitéré par le refoulement primaire.

Le Balancement est l’expression de ce vécu rythmique, ce réel qui ne peut se dire car il est ce qui, de la vie, ne peut avoir de signifiant, mais qui est pourtant la condition du langage.
Heureusement pour nous, s’il n’a pas de représentant verbal, il peut se musiquer et se danser…

Notes

(1) Jousse Marcel, Les rythmo-mimiques ou danses ethniques 20ème cours, année 1932-33, 3 Avril 1933, chap. I Le bilatéralisme humain et le balancement de l’expression gestuelle.
(2) Jousse Marcel, Le déséquilibre des danses citadines, 6ème cours, année 1943-44, 20 Janvier 1944, chap. II Les danses populaires.
(3) Quignard Pascal, La haine de la musique, Gallimard, Folio, 1996, p. 225.
(4) Haag Geneviève, « La mère et le bébé dans les deux moitiés du corps », Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, fév- Mars 1985, n° 2-3.
(5) Levi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon Agora, éd. De 1974, p. 288.
(6) Jousse Marcel, Les rythmo-mimiques ou danses ethniques, 20ème cours, année 1932-33, 3 Avril 1933,  introduction.
(7) Ibid. Chap. I Le bilatéralisme humain et le balancement de l’expression gestuelle.
(8) Jousse Marcel, Le déséquilibre des danses citadines, 6ème cours, année 1943-44, 20 Janvier 1944, chap. I Les rythmo-mimiques opératoires.
(9) FREUD Sigmund, Essais de psychanalyse, pbp Payot, 1981 (1ère éd. 1927), chap. 2 : « Au-delà du principe de plaisir », p. 52-53.