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CARL ORFF LE MAL-AIMÉ

Article de Dominique BLANC - Revue Spectacle du monde

Le compositeur, allemand Carl Orff est mort le 29 mars (1982) dernier à l’âge de quatre-vingt-sept ans. Sa disparition est passée pratiquement  inaperçue. À peine quelques entrefilets dans la presse quotidienne. Les rares hommages rendus à son œuvre dans les revues musicales ont été fréquemment accompagnés de considérations dédaigneuses sur ses « manies » et ses faiblesses.

En 1968, le critique musical Claude Rostand avait lancé la première offensive : « Carl Orff, écrivait-il alors, n’est pas un créateur mais un manipulateur. C’est un bon ensemblier, qui fait du «  son et lumière » aux frais de l’Antiquité et du Moyen-âge. »

De la tragédie « Prometheus », la plus récente œuvre de Carl Orff, qui venait d’être créée au festival de Munich, Rostand disait : « une superbe fête de la puérilité et du pédantisme allemand… un extravagant cataplasme »

Avant de conclure : « puisque cela ne chante pas comme dans « Butterfly », et qu’il y a une demi-douzaine de pianos et beaucoup de batterie, le bon public croit que c’est de la musique moderne. Ça ne lui paraît pas laid, car l’harmonie est très pauvre et la rythmique très régulière, ce qui est toujours bien rassurant, et il s’écrie : mais alors, moi aussi j’aime la musique moderne ! Et le tour est joué. »

Sévérité excessive. Cependant, le problème était bien posé : c’est celui de la « musique notre temps », et de son audience auprès d’un public qui ne se limite pas aux seuls cercles d’initiés ou de techniciens des « recherches acoustiques ».

Ce public, qui va au concert pour se détendre et se distraire, attend de la musique des satisfactions esthétiques dans lesquelles l’intellect a bien peu de part, mais où l’essentiel du plaisir vient des émotions. Il faut pouvoir s’abandonner à la musique, se laisser entraîner, bercer par elle, et ce n’est jamais un défaut pour une œuvre musicale digne de ce nom d’être « rassurante ».

C’est une des perversions de notre époque que de prétendre, dans tous les domaines et spécialement dans le domaine artistique, « inquiéter, déranger ».
En coupant, du même coup, l’art de ses racines : il n’est pas un compositeur qui, tout au long de l’histoire musicale, n’ait puisé sa sève chez les devanciers.
Il y a du Mozart et du Haydn chez le jeune Beethoven : Brahms doit beaucoup à Schubert et à Schumann ; et « Pelléas » n’aurait pas vu le jour s’il n’y avait eu « Parsifal ». Pourquoi reprocherait-on à Carl Orff d’avoir eu recours à des procédés de compositions dont d’autres, avant lui, avaient fait usage ?

Claude Rostand affirme que le « dépouillement harmonique » dont on crédita Carl Orff est déjà une des caractéristiques d’Erik Satie, que « l’obsession rythmique » procède des « Noces » d’Igor Stravinsky et que les « Choéphores » de Darius Milhaud « surpassent largement tout ce que Carl Orff a pu apporter, dans le domaine de la « déclamation mesurée et de la percussion ».
Mais l’essentiel n’est-il pas que, de ce qu’un critique malveillant nomme « manipulation » naisse une œuvre nouvelle, capable, dans sa force et son unité, de séduire l‘esprit et de toucher le cœur ?
Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, Carl Orff avait acquis auprès du grand public une notoriété qui le plaçait au tout premier rang des compositeurs de son temps. Son nom avait largement franchi les frontières de son Allemagne natale, où seuls Hans Pfitzner et Paul Hindemith pouvaient alors lui disputer la vedette : dans le domaine de l’opéra ou de l’oratorio scénique, Hans Pfitzner était surtout connu pour son « Palestrina » et Paul Hindemith pour « Mathis le peintre ». Quant à Carl Orff, d’abord chef d’orchestre, puis professeur à Munich, d’où il est originaire, il était avant tout célébré comme l’auteur  de « Carmina Burana » (1937) et de « Catulli Carmina » (1942) et, subsidiairement de « La fille sage » (« Die Klüge »)
« Carmina Burana », œuvre composée en 1935-1936, est une cantate à plusieurs voix, dont Carl Orff a lui-même a tenu à souligner le caractère archaïsant, en lui donnant ce sous titre en latin : « Cantiones profanae cantoribus et choris cantandae comitantibus instrumentis atque imaginibus magicis ». Ce qui signifie : « chants profanes interprétés par des solistes et des chœurs accompagnés d’instruments et d’images magiques ».

Dès la première représentation scénique, à l’opéra de Francfort, le 8 juin 1937, le succès fut énorme. Cette musique trouvait, principalement chez les jeunes, un accueil d’autant plus enthousiaste qu’elle faisait appel aux instincts élémentaires : un rythme fortement marqué, une incitation à la danse, une mélodie amplement soutenue, rappel du « souffle vital » entretenu par une respiration à pleins poumons, une orchestration véhémente et colorée, écho de l’inépuisable diversité de la nature environnante.

L’échange avec l’auditeur a toujours été une des grandes préoccupations de l’auteur Carl Orff. Il s’est toujours intéressé à l’enseignement musical, et notamment à l’initiation des enfants aux rythmes musicaux et à la danse, à laquelle elle reste toujours étroitement associée.  Inversement, les enfants découvrent naturellement la musique à travers des exercices rythmiques qui mettent les corps en mouvement.
Lorsqu’un enfant pratique cette rythmique, qu’il joue d’un instrument (et au début, il peut s’agir d’instruments tout simples, ne nécessitant aucun apprentissage : xylophones, clochettes, flûtes, tambour) il prend conscience de la relation existant entre le mouvement qu’il exerce et le son émis.

Une telle méthode mise au point à partir de 1924, dans la célèbre Günther Schule, fondée à Munich en collaboration avec Dorothée Günther, sera adoptée et pratiquée dans de nombreux établissements d’enseignement, conjointement avec d’autres techniques similaires (telles les méthodes Martenot ou Willems) comme « méthodes actives d’enseignement de la musique ».

La « méthode Orff » n’a été remise en cause que tout récemment, pour des raisons qui rejoignent les griefs opposés à Orff en tant que compositeur : emprunt trop évidents à des « rythmes directement issus des traditions occidentales »., entraves apportées à la « spontanéité et à la créativité enfantines ».

Suspect politiquement, aux yeux de l’intelligentsia de gauche, pour avoir écrit une grande partie de son œuvre sous le régime national-socialiste et pendant toute la durée de la dernière guerre, il a souffert de discrédit. On a notamment ironisé sur le fait que le régime l’avait chargé d’écrire des marches militaires.
Critique qui rejoint, avec une nuance de dénigrement accentué, celles qui s’adresse à son « style primaire », à son goût du clinquant et des effets faciles. « Musique populaire », « sens du spectacle », « démesure pseudo-wagnérienne » : autant d’imputations auxquelles la critique d’aujourd’hui attache un sens péjoratif, alors que le public, qui ne juge pas forcément d’après les mêmes critères, y verrait au contraire de puissants motifs de se laisser séduire.

« Ce que j’ai fait de plus important, disait Carl Orff en 1973, alors qu’il venait de terminer sa dernière grande œuvre de scène, « De temporum fine comoedia », c’est de réconcilier la musique et le langage.

Par langage, il entendait « l’unité de sons, de paroles et de mouvements »

Musicien de théâtre, comme Wagner, qui n’a écrit ses opéras que pour pouvoir porter sur scène les légendes et les épopées dont était nourrie son imagination.
Orff compose pour les « âmes simples ». Au-delà de la musique même, du chant et de la danse, il s’adresse à la force imaginative de l’être humain, il la stimule et l’invite à participer à la fête universelle de la vie.
Cette musique foisonnante, aves ses timbres insolites, est toujours porteuse d’énergie ; l’alternance, dans les strophes, de latin populaire et d’allemand médiéval, le recours à des tournures inspirées du « plain-chant » grégorien, traduction de joyeuses mélodies et celles de chansons à boire parfois gaillardes, interviennent comme une incitation à l’évasion dans un passé riche de poésie, où l’auditeur se retrouve en termes familiers.

Les rythmes peuvent être « répétitifs », la mélodie soutenue par une orchestration pléthorique : le climat poétique dans lequel ils nous introduisent n’en est pas moins  « rassurant » et bienfaisant.
Les « images magiques » du printemps et de sa force régénératrice, de l’âme qui entraîne les êtres au delà d’eux-mêmes, de l’harmonie profonde de l’homme et de la nature sont de celles que le « regard intérieur » de chacun contemple toujours le plus volontiers.

Si « Catulli carmina » trouve sa source dans l’antiquité romaine, et chante la passion dévorante qu’éprouve Catulle (87-54 av JC) pour Claudia appelée aussi « Lesbia », « Die Kluge » (la fille sage «  ou « avisée » ou plus exactement encore « maligne »), est une moralité.

Comme dans « Carmina Burana » Orff y fait revivre l’esprit des fabliaux du Moyen-âge, avec leur jovialité, leur truculence, leur ironie mordante et parfois grinçantes, et l’art de dire de fortes vérités en les faisant accepter sous le couvert du bon sens, d’un langage direct et dru, et d’une naïveté évidemment f…

Contes pour enfants ? Peut-être, dans la mesure où l’on y voit paraître un récit d’une petite paysanne rusée (« la maligne ») qu’il épouse, et qui lui fera découvrir par sa sagesse instinctive, ce qui est simplement celle de sa féminité, ses vertus de la mansuétude et de la justice, fruits d’un amour qui est équilibre, harmonie, offrande.

C’est le destin de beaucoup de compositeurs de subir une éclipse.
Carl Orff, fêté, honoré depuis ses années de maturité et pendant toute sa période créatrice, a sans doute été victime de son succès même : pour tous ceux qui confondent hermétisme et génie, être clamé par les foules ne peut être qu’une preuve de médiocrité.