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La perte de mémoire et le papier à musique

Bienvenue à tous. Habituellement, c’est Dominique Brugger de Besançon qui se charge de la Bienvenue. Cette année, elle ne peut pas venir.
Je rappelle tout de même que l’organisation de ces journées a commencé à Besançon il y a 9 ans. Nous y sommes restés 4 ans puis nous avons émigré à Paris depuis 2011.

Je vais m’efforcer d’être rapide et succinct car notre programme est assez chargé et je ne voudrais pas non plus que le monde des idées prenne le pas sur les expériences très corporéisées qu’on nous propose dans ces deux jours.

Le thème de la mémoire me semble particulièrement bien à sa place dans le champ de la musicothérapie.
Plus je travaillais le thème, plus je le trouvais vaste et important.
Au fur et à mesure des textes lus et des découvertes, j’éprouvais de la difficulté à choisir des concepts adéquats. Mon chemin parcouru demandait une façon de dire qui dépassait ce que nous disons habituellement de la mémoire. J’avais l’impression de ne pas avoir les mots pour le dire.
Les définitions habituelles de la mémoire tournent autour d’un champ mental dans lequel nous gardons et nous restituons des souvenirs.
Il faut s’approcher de la philosophie pour trouver des positions plus globales qui mettent la conscience en jeu.
Mais tout cela reste assez abstrait. Ça fait partie du monde des idées et ça tend à nous faire croire que le centre de la mémoire est comme un petit génie qui se cacherait dans une partie du cerveau. Les neuro-sciences qui n’arrêtent pas de fournir des illustrations du cerveau, contribuent à renforcer cette croyance.

Les musicothérapeutes, ceux qui font de la musicothérapie active, ne peuvent qu’être dans le malaise lorsque des discours abstraits essayent de nommer ce qui ne se conçoit bien que dans une pratique globale.
C’est que nous y sommes dans un engagement global de tout le corps.

Nous avons la manie d’agir comme celui à qui on avait offert une poule qui pondait des œufs d’or. Après avoir apprécié pendant tout un temps les cadeaux sous la forme des œufs quotidiens que sa poule lui donnait, il lui vint l’idée d’essayer de savoir comment cette poule pouvait lui offrir de tels cadeaux. Ça devait bien se passer à l’intérieur.
Alors il tue sa poule pour en savoir un peu plus. Et l’histoire s’arrête là.

Il faut se référer à Marcel Jousse pour s’entendre formuler que mémoire est une affaire de corps global et que la parole est un geste. Le geste laryngo-buccal qui n’est pas à abstraire du corps. Mais comment nommer, en français la symbiose du geste et de la parole. Ce n’est pas le cas dans d’autres langues et je pense à l’hébreu qui a un mot intraduisible en français : le mot DABAR qui signifie « parole/geste ».
Chez nous, ou bien c’est la parole ou bien c’est le geste. Il nous est impossible de nommer ce qui serait une action plus globale. Nos catégories morcellent notre fonctionnement, à commencer par le mot  « musique », ou « chant », ou « danse ».

Jousse rappelle la phrase d’Anaxagore qui disait « l’homme pense parce qu’il a deux mains ».(1) Il ne pense pas parce qu’il a un langage. « L’homme est une main qui pense et une main qui se pense, et c’est pour ça que la mémoire sera dans le corps et particulièrement dans ses mains. » (2)

Jousse est très pragmatique. On ne pense pas le corps, c’est le corps qui se pense.
C’est le principe même de la symbolisation. C’est aussi le principe de la construction de la mémoire.
On entend souvent parler du « rapport au corps ». Comme si le corps était une annexe de la pensée ? Il n’y a pas de rapport au corps. C’est le corps qui établit des rapports avec le réel.
L’aventure de la musicothérapie fait entrer les corps dans la résonnance et la vibration. Le corps bouge pour élaborer sa pensée et l’exprimer par le geste très raffiné qu’est le geste laryngo-buccal. Ce n’est pas seulement du chant, c’est peut-être quelque chose qu’on pourrait appeler du « lyrisme » ? Je pense ici à l’Aede qui se soutenait en pinçant ses cordes – et souvent seulement son unicorde - afin de mieux buccaliser ce qu’il avait à raconter.
Le corps ne bouge pas n’importe comment. Il bouge en obéissant à ce qu’il a déjà mémorisé depuis sa conception. Il bougera différemment selon les éléments successifs qu’il intussusceptionnera au cours de son histoire. C’est sa mémoire qui l’active.

Alors, pour parler de la mémoire, je vais emprunter la voie de la mythologie. Cela nous amène bien sûr à celle de l’étymologie.
La mythologie est le produit des mythes. Pour rappel, mythe vient de Muthos qui signifie « parole prononcée » ou encore « récit ». Il implique donc le mouvement du corps, celui du geste qui aboutit à la bouche afin de « dire ».
Il implique aussi le temps rythmique d’une parole qui se déroule.
On peut dire que écrire un mythe le dénature en lui faisant perdre sa fonction de parole. Sur le papier, un mythe écrit n’est plus tout à fait un mythe.

Bien sûr, le mythe est projeté dans une réalité qui a tendance à le fixer dans ce qu’il n’est pas mais qui peut être un rappel, un signe, un aide mémoire. Si je veux rappeler le mythe d’Héra, je montrerai une statue avec Héra qui tient un coucou dans une main et une grenade dans l’autre. C’est une façon de contourner la difficulté à représenter ce qui est plutôt de l’ordre d’un rébus. Or, un rébus rassemble des domaines qui sont habituellement séparés. Le rébus est plutôt du genre surréaliste. Héra représente le temps de l’année avec le coucou du printemps et la grenade de l’automne.

Le mot « MÉMOIRE » vient donc du grec MNÉMÈ. Cela nous branche directement sur « MNÉMOSYNE » qui personnifie la mémoire. Ce n’est pas la déesse de la mémoire, Mnémosyne est la mémoire. La mémoire n’est pas extérieure à Mnémosyne.
De son nom, nous avons les termes : Mnésique, amnésie, mnémotechnique, mémorial etc.
Une de ses épithètes est Mnémosyne à la belle chevelure. Les cheveux, symbole du temps, n’arrêtent pas de pousser. Bien des mères coupent une touffe de cheveux de leur petit enfant et la placent dans une enveloppe que l’on pourra ouvrir plus tard pour contempler l’œuvre du temps après bien des années.
Les cheveux de Mnémosyne sont couverts de perles. Or, la perle est au cœur de nos origines. De couleur spermatique, elle compose l’essentiel de la voie lactée d’où nous viennent les bébés que nous nourrissons de lait. La perle est au cœur de la mélancolie. Or, la mélancolie est bien une maladie du temps qui ne veut plus rien mémoriser. Le mélancolique est à la recherche de la perle perdue depuis les origines. Le pauvre docteur Faust en a payé les pots cassés.

Mnémosyne est aussi associée à l’eau qui coule. Le mot rythme, qui est intime du temps, signifie couler. Comme le temps qui coule.
Pausanias décrit le rituel par lequel il faut passer pour accéder à la grotte du Dieu Triphonius. À un moment donné, le candidat passe par un endroit où fusent deux fontaines. Une fontaine est celle du Léthé, de l’oubli, l’autre est celle de Mnémosyne, la mémoire. Il doit se baigner dans la fontaine du Léthé afin d’oublier tout ce dont il s’est occupé jusqu’alors. Ensuite, il doit se baigner dans la fontaine de Mnémosyne afin de pouvoir se souvenir de tout ce par quoi il va passer.
Ça rappelle toute la mythologie céleste de la descente des âmes depuis la voie lactée. Les âmes passent par la constellation de la Coupe et y boivent l’eau du fleuve Léthé, puis passent par celle du Lion qui, par son rugissement fait oublier le souvenir des vies antérieures. Puis les âmes en train de s’incarner, passent par les 7 planètes gardiennes du ciel, en mémorisant les caractères attribués à chaque ciel.
La vie sur la terre demande la mémoire des caractères acquis pendant la descente pour pouvoir vivre normalement.

Mnémosyne passe pour avoir inventé le langage. Elle a inventé les mots qui servent à désigner les choses. Elle a donc inventé ce qui permet d’organiser le temps. Parler se réfère directement à Mnémosyne.
Un proverbe Basque rappelle que « la parole est femelle et ses effets sont mâles. ».

Mais elle n’a pas inventé que le langage. C’est aussi une mère. Elle a engendré celles qui permettent au langage de s’incarner. Ce sont les Muses.
Elle en a fait 9. Pour faire 9 Muses, elle a d’abord dormi 9 nuits avec Zeus. Puis il fallu encore le temps d’une année pour que naissent les 9 Muses.
Primitivement, les Muses n’étaient que 3 : Mélété, Mnémé  et Aoïdé. Mélété était le soin, la médication, Mnémé la mémoire et Aoïdé le chant.
On pourrait en faire les trois conditions ou les trois fonctions de la musicothérapie : soin, mémoire, chant. 

Les Muses répandent la parole sous différents de ses aspects. Toutes mettent en jeu la TEKNÈ. Les Muses musaient, musiquaient. C’était des musicantes, des techniciennes de la Parole et du langage. On a dit qu’Euterpe était responsable de la musique. En fait, toutes les muses musiquaient et Euterpe était plus particulièrement chargée de la TEKNÈ lyrique.
On ne sait pas pourquoi le mot TEKNÈ a été traduit par ARS puis par ARTISAN, puis, sous les romantiques du XIXème siècle par ART avec la connotation romanesque qu’on lui connaît.
Le mot ART n’existe pas chez les Grecs, pas plus que le substantif MUSIQUE ou que la couleur bleue ou que le paysage.
Quoi qu’il en soit, les muses sont filles de la Mémoire et, par leur TEKNÈ, elles permettent de la pérenniser.
La perspective ici est globale Mnémosyne invente le LANGAGE, ses filles lui donnent consistance en l’incarnant sous les différents aspects poétiques qui articulent toujours la parole prononcée, le mouvement du corps et le rythme musical.

Voilà donc une grande configuration mythologique qui met en valeur une sorte de saga de la mémoire. À remarquer qu’il ne s’agit pas seulement de faire remonter les souvenirs mais de s’imbiber du passé pour se pousser en avant.

Notre monde occidental des idées insistera sur la mère image. Au risque de radoter, je rappelle que la mère n’est pas une image mais elle est plutôt une danseuse qui par ses « gestes/paroles » transmet par son rythme, la mémoire d’un langage, d’une tradition, d’une mythologie, d’une culture.
Cette transmission répond à la logique de l’oral. Elle est faite par les gestes liés à la parole et donc par le rythme musical. 
Elle est faite d’un tourbillon de gestes rythmés et parlés. C’est cet ensemble rythmé que l’enfant se coltinera pendant des années. Dans cet ensemble, il n’y a pas d’images fixes. L’oreille est prépondérante et n’entend que les rythmes de la vie qui sont sans cesse renouvelés.

L’entretien de cet ensemble rythmé ne permet pas de perdre la mémoire.
Pour perdre la mémoire, il faut qu’il se passe quelque chose qui casse les processus de mémorisation. Quelque chose qui d’abord ralentit puis tend à immobiliser le mouvement. Quelque chose qui va donner la prépondérance aux yeux et à ce qui est fixe.
Ce sont sans doute les Grecs qui ont commencé à inventer quelque chose qui a créé un malaise dû à ce qu’ils étaient partagés entre leurs traditions orales et une nouvelle mentalité qui allait se créer à la suite de la mise au point de l’alphabet phonétique. La voie était ouverte vers le fixe et la réification. Surtout les signes inventés n’avaient pas de signification, contrairement à ce qu’on trouve dans d’autres écritures, idéographiques, hiéroglyphiques etc. On entrait dans la mécanique.

C’est ici que je placerai le papier à musique. L’expression « raide comme du papier à musique » en dit long sur le procédé.

Je partirai d’un texte tiré du Phèdre de Platon :

“O THEUTH...  voilà maintenant que Toi, en ta qualité de Père des Lettres de l’écriture, tu te plais à doter ton enfant d’un pouvoir contraire à celui qu’il possède.
“Car cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur MÉMOIRE produira l’OUBLI dans l’âme de ceux qui en ont acquis la connaissance tant que confiants dans l’ECRITURE, ils chercheront au dehors, grâce à des caractères étrangers, non point au dedans et grâce à eux-mêmes, le moyen de se ressouvenir.
“En conséquence, ce n’est pas pour la MÉMOIRE, mais pour la procédure du ressouvenir que tu as trouvé un remède.
“Quant à la SCIENCE, c’en est l’ILLUSION, non la réalité, que tu procures à tes élèves : lorsqu’en effet, avec toi ils auront réussi, sans enseignement, à se pourvoir d’une information abondante ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu’ils sont  dans la plupart incompétents, insupportables en outre dans leur commerce, parce qu’au lieu d’être SAVANTS, c’est SAVANTS d’ILLUSIONS qu’ils sont devenus...!

L’écriture alphabétique allait changer le rapport au monde de ceux qui prirent leurs modèles en Grèce et formèrent ce qu’on appelle l’Occident.
Ce n’est que progressivement que la métamorphose s’est réalisée.
La technologie de l’écriture présentait un certain caractère d’éternité et de solidité que n’avait pas la simple parole. De plus, elle donnait l’illusion de la maîtrise sur la réalité qui pouvait enfin se fixer dans des explications précises.

La fascination pour l’écriture fixe a accentué l’importance des yeux alors que les oreilles devinrent secondaires.
Or, les musicothérapeutes sont tout de même polarisés sur des histoires d’oreilles. Mais petit à petit, elles se sont couchées sur du papier.

Puis, quelques siècles plus tard, vers la fin du Moyen-Âge, survint une ère de mécanisation. Le temps des machines performantes était arrivé. En deux ou trois siècles, les parcs des monastères se couvrirent de machines agricoles perfectionnées.
L’emprise de la mécanisation se porta aussi sur le domaine musical. On construisit des instruments perfectionnés qui permirent d’émettre des sons fascinants par leur pureté. On inventa alors la musique pure et le système bien tempéré pour l’encadrer.
Si autrefois on n’imaginait pas musiquer sans paroler, l’attrait pour la musique dite « pure » créa un divorce entre la parole et son enveloppe mélodique.
L’imprimerie favorisa la généralisation du solfège qui fixa les canons d’un système à 12 demi tons et transforma l’expression musicale et en gros objet manipulable et commercialisable.

Il y aurait beaucoup à dire et à échanger là-dessus si nous avions le temps. 15 siècles, ça demande plus qu’une demie heure. Mais si ça peut déjà vous faire poser quelques questions, tant mieux.

Je terminerai en citant un modèle d’aboutissement aussi raide qu’écrasant, celui de Herbert Karajan, grand tripoteur d’appareils visuels et dont le rêve était de transposer les symphonies de Beethoven en images fixes. Il disait « Je suis le seul à pouvoir transposer une structure musicale dans l’espace d’une image ». (3)
Son but était le FIXE, sans doute pour éviter l’angoisse du mouvant qui entretient une mémoire pas toujours facile à assumer.

Willy Bakeroot

(1) Anaxagore, De la nature.
(2) Marcel Jousse cours du 19 novembre 1934 : La mémoire et le rejeu des mimèmes. Édité sur CD. (Association Marcel Jousse, 108 Avenue Denfert Rochereau, Paris 75015.)
(3) Émission télévisée sur Herbert Von Karajan : interview. (ARTE 2014).