Philippe Berthelot
LES
DEUX VIZIRS
Il tait une fois, Bagdad, auprs du Kalife,
deux Vizirs dont on ne savait lequel tait le plus raffin, tant ils se
surpassaient en got et en splendeur.
La cour pressa le Khalife de les mettre lՎpreuve. Le Khalife y consentit et dcida de leur
donner pour preuve larrangement dun banquet.
Celui qui organiserait le plus merveilleux serait sacr arbitre
des lgances de son temps.
Vint le jour pour le premier des concurrents.
A lentre dans la salle, chacun pu dcouvrir, quoi ? La
perfection elle-mme.
Tout tait parfait : le choix des convives, la qualit des mets,
les ornements de la salle, runissant la fracheur et lՎclat, les pomes
rcits, la musique et les danseuses, lordre de la conversation, difiante
mais amicale, rudite parfois, mais toujours piquante.
Tout tait vritablement parfait. Il tait impossible de concevoir
une plus grande merveille.
Lautre prtendant semblait perdu. Certains le plaignaient dj.
Dautres, plus habiles, allaient faire leur cour au vainqueur
vritable.
Une semaine passe, vint le tour de la seconde soire de fte.
Les invits furent bien surpris, puis profondment du. La
surprise et la dception venaient de constater que tout tait identique, point
par point, au festin prcdent.
Les mmes invits, la mme disposition et le mme dcor, les
pomes identiques, les airs et la danse aussi, les mmes fleurs et les mmes
parfums et la conversation reprenait son cours revenant sur elle-mme : chos et
reflets.
Lassistance consterne ne savait plus comment fltrir le deuxime
Vizir plagiaire. Elle se contint cependant et bien lui en pris.
Aprs un court instant, le Khalife pronona :
- Cest celui
daujourdhui qui a gagn.
- Puisse la
bndiction du Seigneur laccompagner toujours comme le suivra jamais notre
reconnaissance ravie, pour le moment exceptionnel quil vient de nous donner et
dont la saveur ne seffacera plus de nos mmoires.
Lassistance stupfaite ne savait plus quelle mine prendre. Et si
le Kalife se moquait ?
La supposition tait vraisemblable, et, en fin de compte, la seule
admissible.
Enfin, le grand Vizir se prsenta, pouss par la compagnie, et osa
demander :
- O grand et
illustre Kalife ! Dans ta juste rigueur, tu as sans
doute voulu railler limpertinence de ce malheureux, ou bien alors, dans ton
insondable sagesse, tu as vu ce que nos yeux nont pas su voir. Peux-tu nous
expliquer les raisons de ton choix ?
Et le Kalife de dire :
- Je ne sais
plus quoi dire en vrit, car la raison en est subtile et se drobe aux
explications. Nous tions en passe doublier dj le moment vcu il y a huit
jours seulement.
Or, prsent,
lart de ce moment-ci vient nous restituer, par une rptition de rve, toute
la magie qui semblait vanouie, tout le parfum vapor
du flacon bris.
Ce qui tait
advenu lautre soir tait simplement advenu.
Mais le reflet
que nous avons vu ce soir est la cration vritable, car ce reflet capte et
restitue notre bonheur dans sa perfection spontane, tout en lui ajoutant trois
joyaux : le souvenir, la reconnaissance et la victoire sur lanantissement du
pass.
Quelle plus
belle victoire que celle-l !
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