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Mythes, contes et mŽtaphores

 

Plusieurs participants des rencontres professionnelles de musicothŽrapie des 10 et 11 Novembre 2012, organisŽs sous la houlette de Willy Bakeroot mĠayant demandŽ quelques Žclaircissements thŽoriques sur lĠatelier de danse-rythme-thŽrapie que jĠai animŽ avec Henri Samba et FrŽdŽric Rassak, jĠespre que Willy voudra bien jouer le r™le dĠHerms, le dieu messager, pour leur transmettre ma rŽponse.

 

Pourquoi, au 21e sicle,  utiliser des mythes et des contes en thŽrapie,  Žvoquer des monstres et des dŽmons qui nĠexistent pas plut™t que de chercher  avec le patient une explication rationnelle des causes de son trouble dans sa biographie  (cĠest parce que, ˆ cet ‰ge,  mon preÉ ; ma mreÉ ; mon frreÉ. ; ma sÏurÉ ;  mon grand-preÉ).

Le texte cŽlbre de LŽvi-Strauss sur lĠefficacitŽ symbolique (1) permet de rŽpondre ˆ cette question.  A partir de lĠanalyse dĠune thŽrapie chamanique, il renverse idŽologie Ç cartŽsienne È en thŽrapie ; il montre lĠefficacitŽ des mŽtaphores, cĠest-ˆ-dire des figures substitutives que Freud avait dŽjˆ mise en Žvidence dans la cure psychanalytique. 

 

1.  LĠefficacitŽ symbolique dans le chamanisme

 

Le chamanisme a ŽlaborŽ une pratique de soin au sein dĠune  reprŽsentation du monde animiste : tout a une ‰me, un esprit. Le monde visible, naturel, est doublŽ dĠun autre monde invisible, surnaturel. Le chamane a la capacitŽ, gr‰ce ˆ la transe, dĠaller dans ce monde, donc dĠentrer en contact avec les esprits qui le peuplent. 
Le mot chamane vient des Toungouses de SibŽrie, mais la pratique du chamanisme est bien plus Žtendue puisquĠelle existe chez les Mongols, au NŽpal, en Chine, en CorŽe, au Japon, chez les AmŽrindiens du Nord et du Sud, en Afrique, en AustralieÉ.

La maladie provient dĠune cause surnaturelle : un esprit rapte une ‰me du malade et le chamane, qui peut rencontrer les esprits part nŽgocier avec eux une alliance pour quĠils cessent de tourmenter le malade. Le patient guŽrit parce quĠil retrouve la paix, il est rŽharmonisŽ dans son corps et son esprit par un pacte conclu avec les forces de la Nature, les puissances surnaturelles.

LĠanimisme est une vision du monde probablement originelle et rŽpandue sur toute la plante. Il constitue le fond de toute religion ultŽrieure et les pratiques de soin qui en dŽcoulent connaissent aujourdĠhui un regain extraordinaire jusque dans les villes, avec, bien sžr, un cortge de charlatans...

 

Le vrai chamanisme nĠest pas en contradiction avec les thŽories modernes, ˆ condition de le considŽrer comme relevant du mythe, de la mŽtaphore et de leur efficacitŽ dite symbolique, quĠil partage avec la psychanalyse.  LŽvi-Strauss considre celle-ci comme une Ç forme moderne de la technique chamanique È puisque dans les deux cas, cĠest par la Ç voie royale È du symbole que se fait lĠaccs ˆ lĠinconscient.

Seul un langage symbolique  peut dŽbloquer un processus physiologique en libŽrant des affects qui, mal symbolisŽs, crŽent des troubles somatiques ou psychiques : le patient du chamane est exorcisŽ de ses dŽmons ; celui de lĠanalyste a rŽorientŽ positivement ses pulsions, son psychisme sĠest rŽorganisŽ. Il ne sĠagit pas de vŽritŽ objective mais de crŽer du sens (2), de construire un mythe. La diffŽrence rŽside dans le fait que le patient du chamane est soignŽ par un mythe issu de la tradition collective, alors que lĠanalysant, doit crŽer son mythe personnel ˆ partir de son anamnse parce nous avons perdu le temps mythique.

 

2.  La technique du chamane, un jongleur

 

LŽvi-Strauss rappelle que les symboles  ne sont pas seulement les mots, qui sont des mŽtaphores verbales. Ils peuvent tre sonores, plastiques, gestuels etc.

Cela permet de rŽpondre ˆ une question : pourquoi la poŽsie que nous connaissons en Occident semble-t-elle avoir peu de pouvoir de transformation sur le lecteur, donc peu dĠefficacitŽ symbolique, alors que Rimbaud attendait dĠelle quĠelle change le monde ?

CĠest que les mŽtaphores verbales ne suffisent pas. Entre une poŽsie lue et une poŽsie dite il y a une diffŽrence, encore accrue si celui qui la dit y engage son corps, inscrivant le rŽcit dans du sonore et du gestuel de telle sorte que lĠauditeur y participe corps et ‰me.

 

Dans lĠŽtude faite par LŽvi-Strausss, lĠobjectif du chamane Cuna (tribu indienne de Panama) est de rŽussir ˆ ce que sa patiente, une parturiente en trs mauvaise passe, affaiblie par lĠhŽmorragie et prostrŽe par la douleur, dŽclenche elle-mme dans son corps le processus de dŽlivrance (3). Or, lĠhistoire quĠil lui raconte est somme toute banale : sa maladie provient dĠune perte de force vitale, une perte dĠ‰me, capturŽe par un esprit malfaisant ; le chamane devra donc voyager dans le monde surnaturel pour libŽrer lĠ‰me et la rendre ˆ sa Ç propriŽtaire È. Mais avec quel talent il prte vie ˆ cette histoire, lui donne du corps, et rŽussit ˆ Žveiller et faire vibrer celui de la patiente ! Le chamane ne se contente pas de rŽciter, il sĠengage corporellement, il chante, joue,  mime les ŽvŽnements comme les jongleurs dĠautrefois.

 

La patiente est raptŽe, captive du rŽcit qui  ne lui laisse aucun rŽpit, embarquŽe dans un Ç suspense È haletant : avec le chamane et son Žquipe dĠesprits protecteurs elle affronte mille dangers, prend part ˆ la destruction successive de tous les obstacles, triomphe des animaux fŽroces, et livre le tournoi final victorieux contre lĠesprit malfaisant. CĠest en elle que se joue le combat mythique qui libre en mme temps son ‰me, reprise aux forces du dŽsordre, et son corps, enfin dŽlivrŽ de lĠenfant qui tardait ˆ na”tre. La guŽrison psychique est indissociable de celle du corps.

La poŽsie donne lˆ toute la mesure de son pouvoir de transformation revendiquŽ par Rimbaud. 

 

3.  LĠintŽrt du mythe en thŽrapie

 

Les mythes sont des faits lŽgendaires vŽhiculŽs par la tradition orale, ˆ travers des rŽcits, des chants dansŽs, du thŽ‰tre.

SĠils rŽsistent au temps, alors quĠils parlent dĠun monde qui nĠexiste pas, quĠils racontent des histoires Žtrangres ˆ notre quotidien, vŽcues par des personnages surnaturels qui ne nous ressemblent en rien, cĠest parce quĠils  sonnent vrai. Et sĠils sonnent vrai cĠest parce que, dit LŽvi-Strauss, ils sont construits sur des ŽlŽments prŽsents de faon permanente chez tous les humains de tous les temps, il est hors-temps,  ou dans un autre temps, hors de lĠhistoire : Ç les ŽvŽnements, censŽs se dŽrouler ˆ un moment du temps, forment aussi une structure permanente (qui) se rapporte simultanŽment au passŽ, au prŽsent et au futur."(4)

 

Les mythes intŽressent les anthropologues mais aussi les psychanalystes pour lĠŽcho quĠils ont dans lĠinconscient. Jung affirme que Ç nos maladies sont des dieux que nous avons nŽgligŽs È. Lacan voit dans les dieux des reprŽsentations fortes qui ont une fonction thŽrapeutique : Ç Les dieux, il y en avait ˆ la pelle, des dieux, il suffisait de trouver le bon, et a faisaitÉ (le mme effet quĠune analyse)È (5). Il souligne la force des thŽrapies mythologiques et ajoute, rŽsignŽ : Ç Passons sur la faiblesse de lĠopŽration analytique È .

Faiblesse due ˆ ce que le mythe de lĠanalysant est individuel et non pas collectif, et peut-tre ˆ ce que la cure reste trop souvent un exercice intellectuel et rationnel.

Le mythe doit tre parole prononcŽe, rŽcit reprŽsentŽ, rejouŽ, ŽvoquŽ, rŽactualisŽ. CĠest le r™le du rite : le rŽcit mythique y est thŽ‰tralisŽ, chantŽ, musiquŽ, dansŽ  selon des rgles strictes.

 

4. Un rituel dansŽ : le mythe de DŽmŽter et KorŽ-PersŽphone 

 

Nous ritualisons en danse-rythme-thŽrapie certains mythes  fondateurs, en crŽant des sortes de Ç scnes Ç primitives È collectives dont les archŽtypes prennent en charge les problŽmatiques personnelles, ce qui donne ˆ chacun la possibilitŽ de se reprŽsenter et sĠexprimer dans des gestes rythmŽs ˆ la fois vocalisŽs et dansŽs. 

           

En Grce antique, ˆ Eleusis, se dŽroulait un culte secret, ŽsotŽrique et initiatique, les Mystres, o nombre de gens venaient chercher renouvellement et transformation en se faisant initier : empereurs romains et philosophes y c™toyaient femmes et esclaves.

Le contenu des Mystres Žtait indissociablement philosophique et mystique, comme toute la pensŽe grecque : le mythe qui se vivait ˆ Eleusis Žtait si puissant et essentiel que le culte a traversŽ les ‰ges jusquĠen 391 aprs J.C, date ˆ laquelle lĠempereur de Byzance ThŽodose les interdit.

Nous le connaissons par lĠhymne ˆ DŽmŽter dĠHomre, (fin du VIIe s. av. J.C.), texte magnifique que vous trouverez sur Internet. Il Žtait reprŽsentŽ devant et avec les nŽophytes, ˆ la fois spectateurs et acteurs.

Aristote Žtait initiŽ et affirmait que le culte dĠEleusis nĠŽtait pas ˆ comprendre mais ˆ recevoir comme une rŽvŽlation. Nous sommes hŽlas, aujourdĠhui contraints de lĠanalyser par la rŽflexion.

Il offre une reprŽsentation spatiale du psychisme humain :

           

- Le monde dĠEn bas, les Enfers, le domaine dĠHads, est celui des morts, de lĠoubli, la nŽgation de la civilisation. CĠest aussi le royaume des pulsions, de la fusion-confusion, des Žnergies en dŽsordre, le registre du a, de la jouissance tous azimuts, sexe et mort mlŽs.

- Le Ciel est le royaume de lĠOlympe, lĠopposŽ gŽographique et moral des Enfers. CĠest le monde lumineux, clair et froid de la coupure, de lĠordre, de la raison : les dieux qui ont chacun une attribution bien dŽlimitŽe sont sŽparŽs et ŽloignŽs des hommes.

Zeus, Pre des dieux et des hommes fait rŽgner lĠordre, en sŽvre surmoi : selon le mythe dĠAristophane rapportŽ par Platon dans Le Banquet, il punit la dŽmesure des premiers humains, bisexuŽs et arrogants qui voulaient combattre les dieux en les coupant en deux et la cicatrice du nombril continue ˆ Ç prouver È la Ç vŽritŽ È  de ce ch‰timent mythique.  Mais avec PersŽphone, il exerce sa fonction paternelle avec mesure.

- La Terre, o elle passera le mme laps de temps est le monde intermŽdiaire, celui des hommes, dont le moi doit continuellement nŽgocier entre le a jouisseur et le surmoi castrateur, concilier la folie des pulsions Ç dŽmoniaques È et la raison olympienne qui diffŽrencie et ordonne.        
Par le jugement de Zeus PersŽphone passera autant de temps dans chacun des 3 espaces, selon un rythme  qui divise lĠannŽe en 3 saisons. 

DŽmŽter, la Mre, sŽparŽe de sa fille, quĠelle aimait plus que tout, devra, comme Hads, lĠAmant, accepter la Loi rythmique imposŽe par Zeus, le Pre.

 

5. Un rite humanisant

 

La Loi permet ˆ lĠenfant (KorŽ est un nom gŽnŽrique qui signifie Ç la fille È) de se relier ˆ chacun des trois mondes : lĠtre humain, fils de la terre et du ciel ŽtoilŽ, selon la formule des initiŽs dĠEleusis, participera de faon Žgale ˆ la sphre du corps et ˆ celle du langage invisible, ˆ lĠanimalitŽ et au sublime. Son va et vient entre les deux lui fera dŽcouvrir lĠabsence-prŽsence (6) et il les mŽdiatisera en inventant le symbole, le langage, sa gŽniale conqute. DŽsormais sociable et rŽglŽ, il a domptŽ en lui le feu de lĠinstinct sans lĠŽradiquer, sans oublier son corps.

En limitant lĠexcs de lĠun ou de lĠautre, le moi, rŽgulŽ, a canalisŽ lĠŽnergie vitale jaillissante du a et revitalisŽ lĠordre mortifre  du surmoi.

Ce mythe qui symbolise lĠorigine, le fondement de lĠHomme, nous a ŽtonnŽs, chaque fois, par son impact, comme sĠil avait gardŽ toute sa force originelle.

Le rituel de lĠatelier de danse-rythme-thŽrapie ne prŽtend nullement imiter la partie sacrŽe du rituel dĠEleusis, dont on sait dĠailleurs peu de chose. Mais lĠExpression Primitive fait revivre corporellement lĠorigine : la mre  est prŽsentifiŽe dans les rythmes premiers (pulsation et balancement) qui rejouent le battement cardiaque et le souffle maternels perus pendant la gestation.

 La faon de croiser le sensible et le nombre (le rythme est un ÒpatternÓ ÒmathŽmatiqueÓ) utilise les mmes procŽdŽs que ceux par lesquels  la mre humanise lĠenfant. Nous pensons en effet, ˆ la suite de Daniel Stern (7), Didier Anzieu, Franoise Dolto, que le r™le du thŽrapeute ressemble ˆ celui de la Òmother good enoughÓ (8), bonne mais non fusionnelle, qui transmet ˆ lĠenfant la Loi humanisante ˆ travers des berceuses, des jeux rythmŽs, des Žchanges de sourires et de mimiques.

LĠExpression Primitive, en ritualisant les jeux de lĠaire transitionnelle (9), convoque rythmiquement cette mre idŽale qui, en jouant, dŽlivre de la fixitŽ ˆ lĠun ou lĠautre des 3 registres pychiques. La technique assume cette part enfantine quĠelle traduit par lĠŽnergie, la rŽpŽtition et la simplicitŽ, des gestes, mais elle est destinŽe ˆ tous car tout humain doit, durant toute sa vie, circuler entre les mondes, et tisser infatigablement le lien entre eux sĠil veut Žchapper au dualisme qui les sŽpare et le coupe en deux.

 

Notes :

 

(1) LŽvi-Strauss Claude, Anthropologie structurale, Plon, 1958 et 1974, coll. Agora, chapitre Ç LĠefficacitŽ symbolique È, p. 213-234

 

(2) A ne pas confondre avec la signification, qui elle est rationnelle.

 

(3) La participation active du patient chamanique ˆ la cure tranche avec la passivitŽ du patient de la mŽdecine occidentale moderne qui attend que les mŽdicaments fassent leur effet.

 

(4) LŽvi-Strauss Claude, 1958, Structural Anthropology, trans. Claire Jacobson and Brooke Grundfest Schoepf, 1963.

 

(5) Lacan Jacques, Le SŽminaire, livre XX, Encore, Seuil1975, p. 104 

 

(6) Freud Sigmund, (1981). Essais de psychanalyse pbp Payot, 1981, in chp. Ç Au-delˆ du principe de plaisir, p 51-55.  1st edition 1927, Gesammelte werke, Jenseits des Lustprinzips, Tome XIII, p. 3-69.

 

(7) Stern, D.N. (1985). The Interpersonal World of the Infant: A View from Psychoanalysis and

Developmental Psychology. New York, Basic Books.

 

(8) Winnicott, D.W. (1971). Playing and Reality. London, Tavistock Publications.

 

(9) in Scoble Sarah, and coll : Arts therapies and the space between,  Plymouth Press, UK 2011, Schott-Billmann France : ÒSocial relations and the self in the intermediary area of experience in Dance-Rhythm TherapyÓp. 92-101