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France Schott-Billlmann Besançon, 12 Nov. 2009

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Répétition et différence en danse-thérapie

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Comment résoudre le problème épineux auquel se trouve confronté le danse-thérapeute devant des sujets déprimés, aux corps affalés, médicamentés, déshabités, désenergétisés, comment leur donner l’envie de bouger, de danser ?
Heureusement, constate-t-il, certaines musiques déclenchent, lors de l’écoute musicale, une réponse motrice qui, si elle est encouragée, peut conduire le patient à la danse.
Cela suppose qu’il existait en lui une possibilité de réponse, comme un savoir insu, une mémoire inconsciente que la musique réveille. La danse populaire, comme la psychanalyse mais d’une autre façon, mobilise un savoir inconscient.

1. L’appel de la musique

Les musiques qui réveillent ainsi le corps sont des musiques qui battent dans la pulsation et respirent dans le balancement. L’audition de la première déclenche des frappes des pieds sur le sol ou des mains sur le corps - cuisses, genoux…- ou le siège sur lequel on est assis. On peut voir aussi des hochements réguliers de la tête, des épaules qui se haussent et s’abaissent, des bustes qui s’inclinent en cadence etc…
La deuxième structure rythmique donne une sensation de va-et-vient, qui produit un balancement du corps d’un côté à l’autre ou d’avant en arrière.

C’est de façon inconsciente que l’auditeur perçoit ces structures sans y prendre garde, alors qu’il pense avoir tourné son attention vers la mélodie plutôt que vers l’architecture rythmique qui la sous-tend. Le sujet répond spontanément à la musique parce qu’elle résonne avec celle de son propre corps. Elle lui rend audible la caverne sonore qu’est sa cage thoracique, dont elle projette au dehors le battement du cœur transposé dans la pulsation, et celui du souffle dans les couples rythmiques.

2. La danse, projection spatiale des rythmes du corps

Ce type de musique fait partie de la culture orale, celle qui se transmet « par corps », sans nécessiter un système d’écriture ; les formes orales de la musique sont celles qui font vibrer les structures du corps, résonnent et déclenchent un mouvement ordonné par la musique, c’est-à-dire de la danse. Sœur de la musique dans la sphère du visible, la danse est donc projection spatiale des rythmes vitaux du corps :

-La pulsation, unité sonore brève et répétée, véritable « pouls » du flux musical, est particulièrement perceptible dans les mélodies à danser. Elle se rapproche acoustiquement du battement du cœur et, comme lui, elle n’est pas seulement sonore mais aussi bien tactile : on la ressent comme une pression sur le corps (ce qui fait que même les sourds la perçoivent), elle pousse au mouvement. Les danseurs la traduisent souvent par des frappes des mains et des pieds, et ils calent leur mouvement sur son battement.

-Les appariements de phrases rythmiques et mélodiques jumelles, comme les couples de vers dans la poésie, forment des dyades sonores. L’articulation des deux termes égaux crée une sorte de respiration sonore, comme un va-et-vient d’inspir/expir musicalisé. Dans les musiques orales de notre registre populaire, par exemple les airs de danse, les berceuses ou les comptines, la respiration de la musique se perçoit comme une vague qui porte le corps et le balance d’un mouvement de flux et reflux.

- La répétition des unités sonores reprend celle des mécanismes organiques : le battement du cœur, la respiration, la marche sont des mécanismes automatiques. Ils se répètent sans qu’on y pense, comme si un « autre », situé dans le corps, s’en chargeait à notre place. Cet automatisme se traduit par l’expérience du geste répétitif, qui est la règle dans la grande majorité des formes de danses populaires, qu’elles soient traditionnelles ou modernes. Une fois capté, le mouvement se reproduit tout seul, donnant au danseur le sentiment d’être bougé autant qu’il bouge, d’être à la fois récepteur et émetteur, passif et actif.

Les danseurs déploient dans l’espace, dans le champ du visible, le message sonore et invisible de ces musiques. Ce que la musique fait entendre du corps humain dans le son, la danse le donne à voir dans l’image et sentir dans le mouvement. Les danses sont construites sur les lois du corps, qu’en même temps elles révèlent : bipédie (station debout et marche verticale), symétrie des gestes et déplacements (traduisant dans le mouvement la symétrie des deux hémicorps), martèlement des pieds, gestes répétitifs (transposition du battement cardiaque et du va-et-vient respiratoire).

3. Les effets structurants de la répétition

Le dispositif des danses est admirablement conçu sur le plan psychopédagogique car la répétition des gestes permet d'ancrer l'expérience dans la réalité du corps, de s’approprier le geste et d'inscrire durablement ses effets bénéfiques, tant au niveau individuel (construction de l'identité) qu'au niveau de la vie du groupe.
Mouvements et déplacements, grâce à leur construction naturelle, donnent l'occasion de réviser, de "revisiter" les fondements de la psychomotricité, d'asseoir ou consolider le schéma corporel. L'exercice de la marche et le déploiement du mouvement fonctionnel, la sollicitation globale du corps, conduisent à le sentir unifié, centré, à en éprouver l'unité, l'intégrité, à en avoir une meilleure conscience, un contrôle plus sûr, une tenue plus ferme, une structuration en axes (vertical, horizontal ou sagittal), un placement rigoureux (alignement des segments), une coordination affinée. Il lui devient alors possible, non seulement de réaliser des performances gratifiantes mais de ressentir journellement par la suite le sentiment de bien-être créé par la disponibilité, la fluidité, l'aisance corporelle.

Si la conscience du corps organise l'espace (interne et externe), le sens du rythme permet de structurer le temps. Les danses populaires donnent donc des repères spatio-temporels. L’égrènement régulier des pulsation, n’est-il pas la sensation originelle du temps ? « La cadence est la forme du temps » écrivait Nietzsche.
Pour toutes ces raisons, la danse ne concerne pas seulement le "corps", comme on l'entend dire parfois, mais elle structure aussi l’esprit renforçant les capacités de concentration, de mémoire, d'imitation et d'apprentissage qui intéressent de nombreux processus cognitifs, avec l'avantage d’effectuer ce travail dans le plaisir.

4. La répétition au service de la vie.

Qu’est-ce qui fait que la répétition, loin d’ennuyer, fait monter quelque chose de nouveau, que le danseur ne se savait pas héberger ? Etrangement, la répétition du geste induite par le retour régulier du repère rythmique ne procure pas l’ennui mortifère de la répétition qui a mauvaise presse en psychanalyse, associé à juste titre à la pulsion de mort : celle-ci enferme le sujet dans un système clos d’où il ne peut plus se libérer.
Tout au contraire, le danseur qui répète sur un rythme entraînant, des gestes simples éprouve le fameux « au-delà du principe de plaisir » dont parle Freud. Il découvre en effet une exultation, l’impression de s’envoler, un état de conscience particulier d’ordre extatique.

La balançoire en offre un exemple : chacun a pu éprouver le sentiment d’ivresse que procure son va-et-vient répété. C’est une propriété de tout geste répétitif, que d’offrir l’occasion d’y découvrir l’état d’exaltation décrit par le philosophe Nietzsche comme une ivresse des contraires née de l’alternance répétée de ses pieds lors des longues marches qu’il effectuait au-dessus de Nice. Du fait que le mouvement s’auto-entretient, le promeneur, l’enfant à la balançoire ou le danseur peut relâcher sa vigilance (c’est le fameux « lâcher-prise ») et se laisser traverser par le mouvement qui se joue à travers lui, qui se renouvelle à chaque retour du repère rythmique.
A chaque fois le geste s’efface, disparaît et recommence de plus belle, mourant et renaissant, comme le Phénix de ses cendres. Le mécanisme se poursuit automatiquement, il n’est plus besoin de le contrôler, c’est l’expérience de la transe au cours de laquelle le corps est possédé par le « démon » de la répétition, pour reprendre le terme par lequel Freud décrivait le moteur de la pulsion. Le corps devient le siège, la monture, le « cheval » du mécanisme autonome auquel il peut se laisser aller, s’abandonnant à cet Autre qui a pris le relais de son moi pour conduire son corps.

Autrefois en Grèce, dans les Mystères d’Eleusis, rites à la fois philosophiques, religieux et thérapeutiques, on nommait cet Autre Dionysos, le dieu de l’énergie vitale, de la danse, de la transe. Il était vénéré à Eleusis avec Déméter et Perséphone. C’est à lui qu’on attribuait la mystérieuse énergie que le danseur sentait monter dans ses membres à chaque retour du geste et le type de transe qu’il déclenchait portait un nom spécifique « enthousiasme » qui signifie étymologiquement « avoir le dieu en soi ». Le dieu en question était le dieu danseur, Dionysos, le dieu des contraires, le seul auquel Nietzsche, qui le nommait « ce grand caché », disait pouvoir croire et qu’il appelait de toutes ses forces.

5. La danse, une répétition du jeu du fort-da

Dionysos met en état de danse, de transe, de « transe-en-danse ». Il est le dieu double ivre de ses contraires, le dieu de l’ivresse, non pas seulement celle du vin à laquelle on a voulu le réduire, mais de toutes les ivresses, c’est-à-dire l’état de dépassement de soi. Dionysos est le Rythme fondateur de l’humanisation, du passage de la Nature à la Culture, donc de l’accès à la fonction symbolique.

On sait que pour parvenir à symboliser, l’enfant doit réunir les contraires absence-présence en inventant un jeu d’aller-retour décrit par Freud sous le nom de « fort-da ». Il a observé ce jeu sur son petit-fils qui faisait aller et venir une bobine que l’enfant tenait pas une ficelle, ce qui lui permettait de la lancer et de la faire revenir lançait, symbolisant ainsi sa mère allant et revenant. Je ne reviens pas sur la description de ce jeu, faite hier par Liliane Valentin, mais j’ajouterai qu’on peut comparer la jubilation de l’enfant découvrant ce jeu d’absence-présence (pas toujours avec une bobine, mais toujours par un jeu de contraires) à l’état de transe qui s’empare du danseur « jouant au geste répétitif ». Lacan, du reste parle de ce jeu comme d’une incantation…

Le geste répétitif, en effet, n’est autre qu’une reprise du jeu du fort-da dans la chorégraphie, dont il constitue l’unité de base. En effet, il faut deux trajets de sens inverse pour revenir au point de départ et pouvoir recommencer. L’opposition binaire fondatrice est donc réactualisée dans la structure rythmique répétitive des danses des cultures orales. Elle se présente sous la forme d’un mouvement qui visite successivement deux pôles opposés en un aller et un retour d’égale durée constituant chacun la moitié du geste complet : le geste répétitif peut être représenté par une boucle composée de deux mouvements symétriques, deux demi-gestes opposés et complémentaires. Prenons l’exemple de la répétition d’un lancer de bras vers le haut. Pour pouvoir le refaire, il faut que les bras reviennent vers soi, se replient et redescendent. Le geste répétitif est donc agi par une série de contraires : haut/bas, centrifuge/centripète, tendu/plié…

Le jeu antagoniste des contraires se perçoit déjà au niveau purement physique : lorsque, par exemple, la position bras tendus qui contracte les triceps dure trop longtemps, elle entraîne en réaction la contraction des muscles antagonistes, les biceps, responsables de la flexion du bras.
Le mouvement s’effectue automatiquement et recommence de lui-même. Chacun des deux demi-mouvements, parvenu à son point extrême, semble appeler la naissance de l’autre … qui pourtant le détruit en se déployant et qu’il « tue » à son tour en revenant, ce qui crée une suite enivrante d’apparitions/disparitions et de disparitions/apparitions qui embarquent le danseur dans un mouvement perpétuel né de ce que l’interaction des contraires les appelle et les congédie tour à tour.

6. La transe, une assomption du sujet différencié

Chaque demi-mouvement du geste répétitif étant l’absence de l’autre, son « creux », son envers, son ombre, ils sont paradoxalement liés par l’absence. Celle-ci circule dans le mouvement, doublant continuellement celui qui se déploie. Le danseur fait l’expérience de la réalité de l’absence-présence à travers le mécanisme du geste répétitif qui reprend l’invention enfantine de l’assomption du sujet. Car dans cet appel qu’il lance à l’absent(e), cette demande d’amour adressée à l’Autre, lui arrive une réponse : « Deviens ce que tu es »… autrement dit : « parle », « sois », « adviens ».

Lorsqu’on voit un groupe dansant, effectuant un mouvement à l’unisson, on a d’abord l’impression que tous les danseurs font le même, reproduisant à l’identique un modèle, un énoncé collectif. Certains en déduisent, de façon superficielle, que les danses populaires étouffent le sujet, lui interdisent d’exprimer sa différence, coulent tous les membres du groupe dans le même moule. En réalité, si on affine son observation, on découvre qu’il n’en est rien. Par la répétition du geste, le danseur extrait progressivement sa différence. Elle émerge aussi du rapport avec l'autre (le prochain, le semblable, l’autre danseur) avec qui s’échangent des effets de miroir et de différenciation, de séduction ou de rivalité.
Ainsi s'opère pour chacun un jeu de va-et-vient, d'aller-retour, d'identification/désidentification à(/de) l'autre. "Etre comme lui"-être différent de lui", continuel jeu dialectique entre similitude et différence, entre fusion à et séparation, tel est le jeu que donne à vivre le dispositif des danses qui, de ce fait jouent un rôle important dans la construction de l'identité.

La psychanalyse apporte à la danse-thérapie d’autres concepts fructueux : elle nous permet de considérer le geste offert à l’ensemble du groupe comme un cadre, un énoncé collectif, un moule symbolique dans lesquels chacun peut couler son énonciation personnelle, donc sa différence. Sa singularité s’exprimera dans sa propre façon de rencontrer et recréer le geste. Ses pulsions s’articuleront à des représentations dansées qui lui permettent de les transposer, les rejouer, avec ses élans ou ses refus, nés de son histoire, donc de se représenter dans le langage corporel de la danse.

Ce qui se répète, c’est donc la Loi, la structure, ce qui se différencie c’est le sujet, donc l’histoire, mais il reste articulé à la Loi qui est intemporelle. Il honore ainsi à la fois son identité collective et singulière. Reconnecté avec le rythme fondateur, participant du mouvement de la vie, il a trouvé le secret de la légèreté, contre l’esprit de pesanteur que Nietzsche assimilait au Diable, à l’ennemi mortel. Il a, sans changer de peau, senti naître en lui le Danseur qui rend chacun, à sa façon et selon son style, joyeux, poétique, convivial, créatif.

BIBLIOGRAPHIE :

DIDIER-WEILL Alain, Invocations, Paris, Calmann-Levy, 1998.
FREUD Sigmund, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981 (1ère édition, 1927)
LACAN Jacques, Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973.
MORRIS Desmond, Le singe nu, Paris, Le Livre de Poche, Grasset, 1968.
SCHOTT-BILLMANN France, Le Besoin de Danser, Paris, Odile Jacob, 2000
Le Féminin et l'amour de l'Autre, Paris, Odile Jacob, 2006

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