Les rythmes du temps et l'accès au langage
dans les recherches de Marcel Jousse.
Willy Bakeroot
En raison du thème choisi cette année, il m’a
semblé important
et intéressant de reparler de Marcel Jousse. C’est, sans doute,
un de ceux qui a approché au plus près
des phénomènes touchant à l’avènement du
langage chez les enfants.
Nous en avons parlé durant les formations. Cependant, on n’intègre
pas Marcel Jousse rapidement. Pour en profiter au maximum, il est bon de le
remâcher
et donc, pour utiliser le concept moyen-oriental de la manducation de la parole,
de le manduquer.
Pour me piquer au vif, je me suis mis à relire les pages vengeresses
que Henri Meschonnic a écrite sur Marcel Jousse, dans son ouvrage sur
la critique du rythme.
Il y a une vingtaine de pages qui sont bonnes à lire tant
elles sont une critique acharnée des théories de Jousse. Cela
amène à se poser des questions qu’on ne se pose pas nécessairement
lors d’une première lecture de Jousse.
Il lui reconnaît tout de même des qualités. Par exemple,
il reconnaît qu’il est un des premiers, sinon le premier, à faire
du geste un élément essentiel de l’anthropologie. « Le
geste, c’est l’Homme ». (p50)
De même il le crédite d’avoir mis en évidence
que « l’homme
pense avec tout son corps. » (p30)
Mais dans l’ensemble, il lui reproche bon nombre de partis pris, souligne
des erreurs de traduction de textes de références, met en cause
sa primauté du naturel sur le culturel lui reproche aussi de favoriser
une métrique trop binaire.
Le livre d’Henri Meschonnic est une critique fondamentale du rythme
sous toutes ses coutures. Il parcours les discours de tous les auteurs qui
ont traité de ce thème et n’épargne personne.
La
difficulté de lecture du livre vient de ce qu’il faudrait
connaître le contenu de la pensée des auteurs qu’il cite.
Comme il en cite à foison, on ne sait pas toujours qui parle ni de
qui il parle. Sa culture est telle que l’on est assez vite dépassé par
l’ampleur des choses traitées.
La difficulté vient aussi de son style haché,
elliptique et trop rapide dans ses affirmations.
Ça ne se lit pas comme un roman, c’est le moins qu’on
puisse dire.
Partout il guette ce qui pourrait mettre le rythme en forme
ou en définition
trop simple et dénonce toute réduction abusive. La dédicace
de « La critique du rythme », qui
se trouve sur la première page, est adressée à l’inconnu.
Ce n’est pas peu dire sur son acharnement à river son clou à qui
prétend domestiquer le rythme.
Les pages sur Marcel Jousse font suite,
sans transition, à celles
sur la psychanalyse qui en prend, elle aussi pour son grade et à laquelle
il reproche d’en rester au stade binaire et métrique du fort-da.
Je
ne m’aventurerai pas à commenter « La critique
du rythme ». J’en serais bien incapable. Mais sa lecture
même superficielle est salutaire car elle est déstabilisante
et amène à se poser des questions. Mais cela demande à être
décanté.
Je vous propose de revoir rapidement ce que dit Marcel Jousse. Nous évoquerons peut-être plus tard ce qu’en dit Henri Meschonnic.
Marcel Jousse part du réel. Le réel physique
dans lequel l’enfant
est plongé dès sa naissance. Le réel, « res »,
chose, on ne sait pas ce que c’est.
Ce que l’on peut dire, c’est que le réel est un peloton
d’énergie.
Marcel Jousse l’aborde en considérant qu’il est composé de
milliards d’interactions triphasées. L’interaction triphasée
est composée d’un agent agissant un agi. Ces interactions triphasées
s’articulent
les unes aux autres.
Il prendra l’exemple suivant : une chouette agrippe un tremble. Un agent agissant un agi.
Il cherchera quel est le geste fondant
chacune des trois parties. Pour cela, il fera appel au participe présent, forme verbale signifiant la participation
active : La chouette est un ocularisant, agrippant, un arbre qui tremble
tout le temps, un tremblant.
L’ocularisant agrippant un tremblant.
Le tremblant pouvant alors devenir
un agent agissant un autre agi.
L’enfant plongé dans le réel se trouve
en permanence devant ces interactions.
Comme il est essentiellement mimeur,
il va les mimer.
Il se pose là un problème car le mime de l’enfant n’est
pas le mime d’un adulte. Celui qui mime dans la perspective d’un
spectacle préparera volontairement son geste. Quelquefois il le répétera
longtemps avant d’obtenir le résultat nécessaire.
Il n’en va pas ainsi pour l’enfant qui mime spontanément,
sans préparation. C’est pourquoi Jousse parlera plutôt
de mimisme pour les gestes de l’enfant et réservera le terme
mime pour le travail de l’adulte. L’enfant mimismera l’interaction
triphasée. Devant la
chouette, il mettra ses mains en arrondi devant ses yeux, pour agripper, il
fera le geste d’agripper avec ses mains puis il tremblera devant cet
arbre qui tremble en permanence.
Il ne s’agit pas là de véritables gestes complets mais
plutôt de velléités de gestes. Un début de mime
qui contient la racine du geste complet.
Le mimisme se distribuera en kinémimisme, mimisme des gestes et phonomimisme, mimisme des sons et de la parole.
La structure entière du geste complet s’imprimera dans le corps de l’enfant. Cette action formera un mimème, une unité de geste. Le mimème est au geste ce que le phonème est au langage.
Le mimème sera intussusceptionné.
(pris dehors et mis dedans) (1)
Ainsi mis à l’intérieur
il formera une unité de mémoire. Les mimèmes se rajoutant
et s’imbriquant aux mimèmes construiront la mémoire. Marcel
Jousse décrira la personne humaine comme un édifice
de mémoire. Toute son œuvre est marquée par la réhabilitation
de la mémoire.
Si, dès le départ, les mimèmes s’imbriquent aux
autres mimèmes, dans un processus de construction de la mémoire,
on assistera, en fin de vie, à une désimbrication des mimèmes
préludant à une perte de la mémoire.
Ces phénomènes de mimisme, de fabrication de
mimèmes,
d’intussusception, décrivent le jeu extérieur de ce que
Jousse nomme le Cosmos. L’enfant est plongé devant (ou dans) ce
réel
qui le modèle
comme un sceau marque la cire molle et chaude. Le réel
est un envahisseur qui engendrera
une sorte d’ivresse du réel. Ivresse qui poussera l’enfant à l’exprimer.
Ainsi,
du stade de l’intussusception des propositions du réel,
l’enfant passera au stade du rejeu et de l’expression.
L’intussusception des lois du JEU du réel donnera suite au REJEU.
Ce mécanisme de construction de la mémoire n’est pas très éloigné de ce que Freud décrit pour les représentations. La différence est que Freud ne parle pas du corps.
Un problème se pose et concerne le mimisme. Il est plausible que l’enfant mimisme les 3 gestes articulés dans une interaction mais comment le fait-il ? Nous y reviendrons.
Ayant acquis les lois du réel, l’enfant va les rejouer par l’intermédiaire de ses possibilités corporelles. L’interaction triphasée deviendra le « geste propositionnel ». Alors, entre en jeu le souffle et le rythme qui vont s’articuler avec la constitution à deux battants de l’être humain. Le souffle est intimement lié aux mouvements du corps qui énonce rythmiquement le rejeu des triphasismes.
Marcel Jousse va emprunter à une vieille tradition orientale le schéma
du Septenaire :
« Il y a la gauche, il y a la droite, il
y a l’avant,
il y a l’arrière, il y a le haut, il y a le bas et, au milieu,
l’homme qui fait le partage. »
C’est donc un travail d’organisation balancée
du rejeu.
Le petit d’homme va rejouer et s’exprimer d’abord avec
son corps tout entier. Il s’exprimera par des gestes qui s’affineront
progressivement et qui se dirigeront vers le geste le plus pratique pour s’exprimer :
le geste laryngo-buccal, la parole.
La parole est un geste.
Le balancement gestuel va se retrouver dans l’expression enfantine des comptines qui se balancent en deux ou en quatre segments
Un deux trois, nous irons au bois / Quatre cinq
six, cueillir des cerises
Sept huit neuf dans mon panier neuf / Dix onze douze, elles
seront toutes rouges.
Nous entrons là dans une loi propre au style oral : le bilatéralisme le répartition en deux phases de gauche à droite du langage.
Les proverbes et les sentences se répartissent aussi par deux :
Tel père, / tel fils
Nul miel / sans fiel
Qui veut voyager loin, / ménage sa monture.
Etc.
Le blatéralisme se traduit par la répartition en deux phases des gestes interactionnels
Cette loi se retrouve, par exemple, dans les textes des psaumes. Les deux premiers versets vont ensemble, les deux second aussi mais différemment des premiers : Psaume 68 verset 1 à 4.
1) Sauvez-moi ô mon Dieu / car les eaux
me sont montées jusqu’au cou
2) Je suis enlisé dans
une vase profonde/ où il
n’y
a pas de quoi poser le pied
3) Je suis tombé au fond des eaux
/ et
les flots me submergent
4) Je me suis tant épuisé à crier
/ que
ma voix en est rauque
5) Mes yeux n’en peuvent plus / de guetter
mon Dieu
Etc.
Dans les monastères, ou dans beaucoup d'église, la récitation des psaumes se fait (ou se faisait) sous la forme antiphonique. Les récitants sont répartis en 2 groupes et assis dans des stalles qui se font face. Le groupe de droite commence à chanter les deux premiers versets, celui de gauche chante alors les deux seconds puis le groupe de droite chante les deux troisièmes et ainsi de suite.
En termes musicaux, cela s’appelle l’antiphonique.
Le procédé de l’antiphonie sera repris
en musicothérapie active.
La plupart des comptines ou des proverbes ou
sentences sont témoins
de ce bilatéralisme.
Le bilatéralisme est un ordonnancement du langage. Cet ordonnancement
permet une bonne compréhension de la part de celui qui écoute.
Un dernier concept qu’utilise Jousse est le formulisme.
C’est une loi générale des peuples traditionnels. L’orateur
traditionnel n’invente pas, il emprunte au langage environnant les formules
avec lesquelles il va créer son discours.
Le monde des enfants est un
monde formulique qui emprunte de la même
manière aux formules du contexte langagier.
« Le Grec se dresse en face de la nature entière pour essayer de l’encercler de plus en plus globalement. Le Palestinien s’accroupit en face d’un texte révélé pour essayer de le scruter de plus en plus atomiquement. » (M.Jousse, Anthropologie du geste)
Voilà donc, en bref, quelques points clefs des recherches de Marcel Jousse.
Il me paraît important de mettre en évidence : l’aspect temporel de ses positions.
L’interaction triphasée est une donnée temporelle qui
se déroule en trois phases successives. L’enfant la reçoit
comme telle et de plus la mimisme avec ses gestes qui sont obligatoirement
partie-prenante du temps.
Les discours psychologiques ambiants nous ont habitués à voir
les choses en termes d’images et d’images fixes ou de schémas.
L’image de la mère, l’image du père. En psychomotricité,
la cohérence corporelle est fixée sur le schéma corporel.
La nosographie psychiatrique est composée de catégories fixes
qui font office de loi. Nous parlons alors d’identification à ces
images ou nous concluons au bien-fondé de catégories réductrices
et enfermantes. Ces discours occultent en partie une véritable compréhension
des processus temporels de l'évolution qui va de l'enfant à l'adulte.
Ici, ce n’est pas le cas.
Bien que inconfortables, ces positions sont intéressantes pour des musicothérapeutes qui travaillent constamment sur rythme-musical et donc sur le temps.
Je retiens aussi de Marcel Jousse deux choses importantes.
La première est que c’est le réel qui nous modèle,
ce qui veut dire que tout s’apprend dans la mesure où nous sommes
prêts pour l’apprentissage. Tout s’apprend à condition
que nous ayons suffisamment de créativité pour être partie
prenante de ce réel avec notre corps. Le petit d’homme n’a
pas la science infuse. Il ne peut dire que ce qu’il a entendu et faire
ce qu’il a vu faire. Cependant, grâce aux premiers mimismes, l’enfant
intègre les séries primaires symboliques dans lesquelles il
est plongé. Il investit alors le réel dans la mesure où ces
premières intégrations symboliques lui permettent de le faire.
Ces investissements sont propres à sa singularité et se déroulent
par la vertu de sa première mémoire.
En ce sens, deux enfants
ne mimismeront pas la même interaction triphasée
de la même manière. C’est peut-être là qu’on
trouvera l’origine du style personnel ?
La seconde est que les bases de la construction de la personne
humaine sont toujours en mouvement.
Ce sont des choses qui
participent d’abord du temps et donc du rythme.
Et parce qu’elles participent du temps, elles sont difficiles à mettre
en catégories.
Par là même, il est toujours difficile d’en
parler.
Mais nous pouvons les vivre pendant les séances dans la diversité des
protocoles que nous pouvons aménager à souhait.
Rappelez-vous le savoureux texte de Saint Augustin :
« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne
ne me le demande, je le sais, mais si on me le demande et que je veuille
l’expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment,
je sais que si rien ne se passait, il n’y aurait pas de temps passé ;
que si rien n’arrivait, il n’y aurait pas de temps à venir ;
que si rien n’était, il n’y aurait pas de temps présent. » (Les
Confessions, Trad. J. Trabucco, p.264, Garnier-Flamarion)
Le mimisme ne me semble pas réservé à la
prime enfance. Je crois qu’il dure toute la vie. La perte de mémoire
de la vieillesse intervient peut-être lorsqu’il n’y a plus
grand-chose à mimismer
ou encore parce que cela ne vaut plus la peine de les mimismer. La
perte de la créativité se fait alors sentir et les gestes
propositionnels se désimbriquent jusqu’à l’incohérence.
Les
enfants continuent à mimismer à tout âge. Nous pouvons
en tenir compte pendant la durée d’une thérapie.
Se pose ici la question du mimisme chez les psychotiques ou chez les autistes.
Elle est liée à l’acquisition de la mémoire. Mais
un psychotique a-t-il une mémoire ? Un psychotique mimisme-t-il ?
Il
y aurait une recherche à faire sur ce thème.
A savoir que, malgré la variété des formes de la psychose,
on peut déceler ce qui pourrait être une constante : le
refus du mimisme au nom de la toute-puissance associée à la
sauvegarde d’une entité personnelle.
Pour le psychotique ou l’autiste, l’extérieur est vécu
comme dangereux et mortifère. Il n’engage donc en rien son corps
qu’il sait fragile et se barde de défenses qui annulent toute
entrée dans le geste et donc dans le rythme et donc dans le temps.
Marcel Jousse
dit que « nous ne connaissons le monde que par les
gestes que nous lui infligeons en recevant les siens. C’est pour ainsi
dire une sorte de duel tragique. Le monde nous envahit de toutes part et
nous conquérons le monde par nos gestes ? »
Encore faut-il que cet extérieur soit vécu
comme bienveillant.
Il est bon de rappeler que pour exister le psychotique a sans doute besoin
de ce sentiment de toute-puissance. Il en aura besoin tant que son rapport au
monde n'aura pas atteint la sérénité voulue. Nous devons donc accepter ce symptôme
puisque un des objectifs de notre travail consiste à favoriser progressivement,
chez lui, la reconnaissance de l'existence de l'Autre bienveillant.
J’ajouterai cette phrase clé : « Nous ne
pouvons pas nous empêcher de rejouer ce qui est entré en nous.
Aussi, le petit enfant ne fait-il que cela, spontanément. Il est
chaque jour de plus en plus irradiant de mimèmes et il rejoue ce
qu’il a intussusceptionné par ses souples mécanismes
enregistreurs. La véritable mécanique du jeu humain, c’est
que, ayant reçu le réel, il peut, avec de l’absence,
malgré l’absence, faire une présence et rejouer sans
l’objet. » (p62)
Cependant, il y aurait à approfondir la notion de rythme. Lorsqu’on
lit le livre de Meschonnic, on finit par s’apercevoir qu’il élimine
systématiquement les tentatives de définitions du rythme. Ce
n’est pas pour rien que, sur la première page, il dédicace
son livre à l’inconnu.
Le rythme, comme le temps restera sans
doute toujours un inconnu. Rabelais ne se prive pas de dire que Dieu c’est
le temps.
À Marcel Jousse, Henri Meschonnic lui reproche son
naturalisme. Il le taxe de nostalgique d’un réel qui contiendrait
la substance physique et gestuelle de ce qui va devenir un langage. Il le
trouve nostalgique d’une
nature idéale originaire. Pour lui, le langage serait calqué sur
le réel de ce qu’il désigne.
Il lui reproche aussi la métrique
issue du balancement corporel. Henri Meschonnic met toujours en avant le culturel.
Il annonce bien fort que le rythme est intime avec le sens. Il n’est
donc pas un objet extérieur qui peut être asservi à une
métrique quelle qu’elle soit.
Mais je préfère attendre une lecture plus approfondie et donc une meilleure intussusception avant de m’avancer à gloser sur le discours d’Henri Meschonnic.
Cependant, et pour l’instant du moins, les répartitions bilatérales de Marcel Jousse sont, pour nous musicothérapeutes, des auxiliaires précieux à conditions qu’elles ne deviennent pas un enfermement métrique. Liés au sens, ces balancements rythmiques sont à cultiver comme des enracinements qui permettront sans doute l’avènement du rythme singulier des gens dont nous avons la charge.
Je fais donc ici une syncope afin de laisser surgir l’inconnu.
(1) Intussusception est un terme de botanique qui désigne la pénétration par endosmose des éléments nutritifs à l'intérieur des cellules des êtres organisés.
Il s'étend aux personnes humaines : Assimilation spontanée, lente et intuitive.
Intus : dedans et suscipere : prendre.
Bibliographie
- Marcel Jousse, Anthropologie du geste, Gallimard
2008
Ce livre récemment réédité contient 3 volumes des oeuvres
de Marcel Jousse
- Henri Meschonnic, Critique du rythme, anthropologie historique
du langage,
Verdier 2002.
Cf. http://www.marceljousse.com/index.php