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La geste des enfants terribles
De l’anti-social aux jeux rythmés-mélodiés

Christophe Grosjean – Musicothérapeute – Besançon
tof.grosjean@orange.fr

5èmes rencontres de musicothérapeutes
Paris, novembre 2011

Introduction : Depuis un peu plus de trois années, j’accueille des enfants et des adolescents adressés par un ITEP, pour des ateliers de musicothérapie, au sein des locaux d’une association ; ces ateliers prennent la forme de séances d’une heure hebdomadaire, deux groupes de trois jeunes se déplaçant avec un éducateur (celui-ci ne participe pas aux séances) chaque semaine. Le projet est annuel, établi sur le calendrier scolaire puisque l’institution vit au rythme de ce calendrier, et implique des enfants sur une année complète, parfois deux, sauf éventuel cas de refus de continuer d’un jeune, situation inédite jusqu’ici.

Les ITEP, Instituts Thérapeutiques, Educatifs et Pédagogiques, sont des établissements médico-éducatifs qui ont pour vocation d’accueillir des enfants et des adolescents présentant des troubles du comportement importants, sans pathologie psychotique ni déficience intellectuelle. Ce sont les anciens Instituts de Rééducation (IR), ou Instituts de Rééducation Psychothérapeutique (IRP).

Les jeunes qui atterrissent aujourd’hui dans des ITEP ont été affublés de différents noms d’oiseaux suivant les époques ; ainsi, et avant la nosographie actuelle, “pervers”, “pupilles vicieux”, "inéducables”, "irrécupérables”, “innommables”, “incasables” (voir Gilles Massardier, Relation d’aide et psychopathie : un “impossible travail” ?, sur les problématiques d’enfants et d’adolescents proches du public des ITEP). Plus récemment, anomie, tendance antisociale, psychopathie, ou encore complexe de déprivation (Winnicott, Déprivation et délinquance, 1994).

A propos de noms d’oiseaux, le lieu de l’Itep avec lequel je travaille a été nommé par le voisinage « La colline des fous ».

Et même si fou vient étymologiquement de follis, l’esprit, le souffle, l’âme, il reste que le comportement de ces jeunes est à la hauteur des dires. Leur tendance antisociale se traduit en effet par différents passages à l’acte : comportements agressifs précoces et exacerbés, consistant autant en actes hétéro qu’auto-agressifs, destructions, fugues, provocations sexuelles, vols, ceci selon les psychologues au détriment de toute élaboration mentale. A un certain moment, le comportement de ces enfants peut être vécu par l’entourage comme inadapté ou insupportable, d’où le placement en institution.

En atelier, les jeunes au départ sont généralement attirés par les instruments. Une première chanson rythmée pour les accueillir, chanson et rythme en responsorial. Le procédé est généralement abordable, l’effet de groupe aidant. Suivent quelques improvisations chantées pour se présenter, quand cela est possible, sur le canevas rythmo-mélodique installé. Puis encore quelques jeux avec les instruments, et hop ! Tout ça a pris environ 10 minutes et le groupe comme une tornade déboule dans la salle à la recherche d’autre chose…

Il est difficile de tenir à un jeu, difficile de jouer même, de se fédérer. Grande excitation quasi permanente, angoisses, violences et confusion entre les corps, transgressions de la loi… Tout ceci apparaît rapidement. Certains enfants ne supportent pas le groupe ; un des objectifs majeurs est de tenter de les rassembler, les fédérer autour d’autre chose que la violence.

Les propositions adultes sont souvent cassées. Les objets intermédiaires, très utiles un temps (tambourins, ballons…) sont rapidement refusés en situation tendue. On tâtonne de proposition en proposition, (celles-ci, même très ponctuelles, posant un certain nombre de situations, de possibilités de règles, qui seront parfois réutilisées plus tard par les jeunes) jusqu’à ce qu’un rituel cohérent et fédérateur naisse, qu’il soit redemandé, repris et développé par les participants. Beaucoup de protocoles ont ainsi été inventés au cours de ces années ; je vais vous raconter la geste de certains d’entre eux, en m’appuyant parfois sur des données psychanalytiques ou anthropologiques... Une première partie déroulera quelques protocoles nous ayant servi à détourner la violence physique et verbale. Dans la deuxième, nous aborderons une problématique individuelle et groupale, et les protocoles qui en sont nés pour tenter de pallier à ces problématiques. Enfin, une troisième partie où ces jeux rythmés s’inscriront dans une forme de dramatisation plus large.

Première partie : la violence et quelques rituels utilisés pour tenter de la détourner

Un jour lors d’un différend, je dis, ok vous voulez vous battre ; alors grimpez sur le ring. Je désigne d’un geste un tapis dans la salle, un possible contenant symbolique. C’est le terrain de catch ! Peut être pourra-t-on symboliser cette violence autrement. Le catch est en ce jour en plein dans leurs centres d’intérêts, ils ont dans les poches des cartes autocollantes de catcheurs et me les montrent, l’un d’eux enlève son pull pour me montrer qu’il porte un t-shirt imprimé d’un certain catcheur… Ils se rendent sur le tapis en paradant. Au début, il s’agit juste de mettre son partenaire en dehors du tapis ring en utilisant le poids de son corps, sans coups, comme dans la lutte. Un arbitre est désigné. La situation est réinstallée par les jeunes la séance suivante alors qu’un conflit apparaît, et le jeune moins concerné par le conflit en présence reste à jouer sur un instrument, il est l’arbitre ; l’arbitre musiquant devient partie intégrante du jeu-combat. Une proposition de règle arrive, mimer le combat, pas de coups portés. Ca semble leur plaire, ils simulent des coups, les figures se font déjà danse. Jouer à symboliser la violence semble paradoxalement la maintenir à distance.

Les rôles circulent, sans prise de pouvoir, ce qui représente une avancée. L’arbitre est le garant de la loi, processus intéressant chez des jeunes qui transgressent fréquemment ; il annonce le début de la partie, roulement de tambour, puis coup de cymbale. Il stoppe tout d’un signal également. Parfois un coup est porté réellement, on retire un point à celui qui transgresse la règle. L’enjeu semble de taille, gagner, le simulacre devient possible du coup. On en arrive progressivement à la forme suivante : les partenaires entrent sur le tapis, se présentent (d’abord, ils se nomment eux-mêmes par des insultes, puis par des noms, je m’appelle Bruce Lee…et moi Jackie Chan), et se saluent. L’attaque est proposée par un des deux joueurs, l’autre fait des parades, ceci pendant un cycle du rythme, puis les rôles s’inversent. Je propose un moment de donner des points aux plus belles figures, l’objectif change, la violence est quelque peu sublimée. Eh, comment elle s’appelle ta figure ? La wiz ka boum ! Les noms onomatopéïques sont parfois une jolie transcription du mouvement qu’ils désignent, une sorte de mimologisme. Du simple fait que ces figures portent des noms, on pourra commencer à les mémoriser et à les organiser, dans une mini chorégraphie martiale.

Dans ce jeu de catch, la musique a pris une part prépondérante, des balancements se font jour sur deux tambours, une plus grande cohérence en résulte petit à petit, ostinati ouverts, variations parfois... L’écoute, la relation à l’autre, sont davantage possibles, nous permettant crescendo et decrescendo collectifs, points d’orgue, arrêts assez précis. Les catcheurs en retour dansent de plus en plus leurs mouvements, se calant rythmiquement sur la musique. Le combat est complètement abandonné, il devient un jeu de danse collectif. L’un musique, deux personnes font des figures fixes, ponts, couchés, et un danseur fait des figures acrobatiques rythmées dans cet espace improvisé de corps, roues, sauts, roulades, figures de hip hop, sans contact, sans confusion des corps ; ils se montrent attentifs à ne pas heurter l’autre (c’est l’enjeu), à préserver sa sécurité.

Les gestes s’affinent et se font petit à petit moins nerveux, gagnant en structuration. Les danses s’agrémentent d’instruments que les danseurs manipulent. Boomwhackers en rythme, kazoos (mirlitons) pour mobiliser la voix, la cohésion du groupe est étonnante en terme de repérage dans le temps rythmique, le plaisir est manifeste.
Les bouches affichent des sourires jusqu’aux oreilles, qui tiennent même à la sortie de l’atelier.

Quittons le « catch » pour un autre protocole, la balle au tambourin (c’est un vrai jeu dans le département de l’Hérault, il y a même une fédération, la FFJBT, Fédération Française du Jeu de Balle au Tambourin ; moult pays pratiquent ce sport ; l’aspect rythmique n’y semble pas fondamental, contrairement à notre pratique ici) : différentes formes ont été tentées, avant que ne soit proposé un squash, un seul rebond étant autorisé au sol. Gagne celui qui fait le plus de renvois. Toum (tambourin) tak (mur) pou (sol), il faut garder le rythme et l’accélérer progressivement. Le jeu est alors individuel, les autres comptent les renvois en rythme, mais l’attente est difficile ; ils cherchent alors à empêcher le joueur soliste, surtout qu’il y arrive, le bougre, c’est insupportable ! La confrontation est comme souvent immédiatement physique, conduisant à une situation qui va vite dégénérer, je l’ai déjà constaté. Je lance une règle, pas de contact, on va essayer de le déstabiliser, ok, mais en le faisant rire verbalement. Un jeune prend la guitare (accordée sur un accord ouvert, permettant un bourdon porteur pour le chant, avec des possibilités d’accords sans doigtés compliqués) ; il chante à l’adresse du joueur, le chant et la guitare se calent de mieux en mieux sur le rythme de la balle. Il cherche progressivement des rimes, ce qui permet d’autres associations verbales, atténuant progressivement les insultes fréquentes. Ici et par exemple, tu mangeras des spaghettis pourris à midi, à la sauce au glaoui (une certaine poésie se dégage, même si cela reste encore « brut de décoffrage »). Le soliste accepte ce qui lui est adressé, il en rit et accepte de perdre du coup. Plutôt qu’une barrière rendant impossible la relation, la transformant en situation violente, la parole devient un matériau à malaxer, à organiser, générant du plaisir quand à articuler, un jeu donc.

Suite à quelques épisodes de ce type, un des jeunes revient avec des paroles chantées qu’il a inventé à l’extérieur. Il me le chante : Grosjean l’éléphant, quand il pête il fait du vent, il a peur d’un moustik qui va lui manger la tric, tric trac sort du sac, il te jette dans le lac… Le chant est rimé, le langage organisé, le rythmo-mélodisme proche de celui des comptines. Plutôt un progrès, quand on a en mémoire les premières arrivées et les premiers contacts : (moi) Bonjour ! (lui) Ta gueule !

L’obscénité traverse tout le folklore enfantin (voir Gaignebet, 1974), pas besoin d’être en Itep. Elle peut cependant être très débordante avec ces jeunes. La transgression s’inscrit ici dans un cadre rythmique et cyclique ; elle est une étape fondamentale vers la possibilité ultérieure d’aborder d’autres thématiques ; l’ethnologie nous rappelle d’ailleurs que la transgression est liée au sacré (voir Levi Makarius, 1974).

Manifestement, ces jeux participent à une certaine atténuation des insultes à l’extérieur. La règle à la sortie des séances redevient la règle communément appliquée à l’institution, et il semble qu’elle soit mieux appréhendée.

Intermède

(Sur l’air de Cadet Rousselle) : Bali Balo va à l’Itep, joue du pipeau avec son zeb, et quand il rentre chez ses parents, la purée sort, tous noyés d’dans, Ah, Ah, Ah oui vraiment, Bali Balo est un salaud ! Création « itepienne 

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Deuxième partie : l’ange qui fait la bête qui fait l’ange

Un autre moment, d’autres jeunes. L’un d’eux, dans des comportements très régressifs, avec des postures du corps surprenantes, très animales, a de grandes difficultés à accéder au groupe, sauf sur des temps courts ; la situation évolue, même s’il tente constamment de solliciter une relation privilégiée et individuelle avec l’adulte. Je sors des œufs maracas dans la période précédant Pâques, nous avions évoqué cet événement calendaire (ça se passe en 2008, la fête mobile est quasi en clé antérieure, tôt dans le calendrier donc, ici au 23 mars). Peut être une manière de symboliser le temps et ses métamorphoses, avec un jeune comme stoppé à un moment de son développement, chez qui « le temps ne passe pas » (l’expression est de Le Poulichet, 1994). Les œufs l’intéressent, il les prend, les soupèse, choisi les plus lourds produisant des sons graves et me laisse les légers aigus. A partir d’un banal jeu de roulades d’œufs (jeu traditionnel de Pâques, les œufs doivent rouler, ne pas être jetés puisqu’ils peuvent casser, et il s’agit de s’approcher au plus près d’un objectif sans le toucher, ici un tapis roulé), on en arrive à une situation en face à face, propice à l’antiphonique. Deux groupes de deux se forment. Je propose que l’on dise quelque chose quand on envoie l’oeuf, le temps que l’oeuf roulant chuintant déroule sa musique rrrr chhhhh jusqu’à son partenaire.

Des dialogues s’installent, en antiphonique. Le jeune dont j’ai parlé : Ta mère… L’autre s’étonne mais renvoie l’oeuf : qu’est ce qu’elle a ma mère ? Le premier relance : Ta grand-mère…Oui, ben elle habite à Machin et fait de très bons gâteaux alors… Le premier : Ton grand père... Il est mort à la guerre. Les figures familiales sont peut être un moyen de se réapproprier une forme de généalogie, d’évoquer d’où on vient, qui on est, chez ces jeunes en grande difficulté avec l’environnement intra et extra-familial. Progressivement on quitte ces figures pour d’autres thèmes. Le jeu sera repris plusieurs fois, les configurations de groupe pouvant changer, le jeune à l’écart voyant son rapport avec les autres se modifier. Il accepte d’avantage d’autres interlocuteurs que moi. Les autres viennent plus facilement solliciter la relation avec lui en retour.

Les postures animales du jeune, très moquées par les autres, factrices d’exclusion, deviennent ainsi un jeu, quand un autre se met à jouer le dompteur ( !), le troisième venant à rythmer les pas de la « bête ». La « bête » joue de ses attitudes, en rajoute même, elles ne servent pas ici de défenses, mais de possibilité de relation. Je prends une place de récitant / chanteur, ce qui m’amène quelque peu à l’extérieur, les laissant articuler sans ma présence physique dans le jeu, avec comme seule médiation celle d’une parole contant / mythifiant les événements qu’ils déroulent dans le « cirque ». Puis le dompteur se déclare garçon de piste, il installe des chaises comme obstacles pour le fauve. Ce dernier entre dans le parcours, et me demande rapidement de l’attraper. Je le suis, on se déplace sur les chaises en ayant le droit de ne tourner que dans un sens, c’est lui qui le dit, c’est sa règle, la loi, celle qu’il transgresse constamment et qu’il énonce et s’approprie ici. Au moment où j’arrive à l’attraper, il me dit : « Oh, trop facile, t’as des grandes jambes. On va à la vitesse du tambour. » On a donc le droit d’avancer à chaque coup du tambour, parfois syncopé, (nous menant à des mouvements en suspension, des petits arrêts, le fauve se montrant étonnamment enraciné), parfois accélérant. Jeu de relation rythme et geste qu’on avait tenté il y déjà un moment mais sans les chaises, et qui ressurgit ici autrement. On cherche alors à faire de grands pas, lui pour fuir, moi pour l’attraper.

A la séance suivante, et pendant que le jeu réclamé unanimement est mis en place par le garçon de piste (encore une construction, chez des jeunes qui détruisent plus souvent), le jeune « fauve » décolle de l’ostinato que je joue pour placer un complémentaire, il entre pour la première fois aussi clairement dans une relation moins fusionnelle...

Puis le garçon de piste a fini d’installer, le tigre se lance dans le parcours, je le suis. Le musicien nous donne le rythme aux tambours, et le garçon de piste modifie le parcours au fil du jeu pour pimenter la situation qui se transforme constamment. Je poursuis le tigre, je chante qu’il a à passer une rivière, les chaises sont des rochers sur lesquels on peut passer sans tomber dans l’eau... Il cherche à tricher en passant par terre, dans l’eau donc. Je dis attention aux crocodiles,ils vont te mordre le pied. La situation imaginaire qu’on développe l’aide à appréhender la nécessité de la règle, il peut mieux alors la respecter.

Progressivement, ils sont les trois à tenter de passer la rivière. Je me place au milieu des chaises et je deviens le crocodile, et si je les croque ils prennent ma place, chacun devenant progressivement un soliste cohérent face au groupe ; je ne peux les toucher que s’ils posent les pieds au sol, dans l’eau donc. L’un des jeunes m’appelle Crojan quand on est dans le jeu, je chante je suis CROjan le CROcodile, si j’attrape untel, j’en fait de la mortadelle... Chacun se lance à improviser des couplets, le « tigre » ose lui aussi la parole chantée, et certains dires les amusant sont repris par les trois comme un refrain. « Crojean, t’as la rage, tu peux pas nous mettre en cage ». Je rythme au tambourin, en augmentant petit à petit la cadence pour qu’ils se déplacent plus vite, gageure supplémentaire.

Le crocodile s’endort régulièrement, fatigué, histoire de voir ce que les jeunes vont faire pendant ce temps… Ils inventent des provocations dansées, chantées, en déroulant des chorégraphies de l’instant, sans concertation, avec une réelle cohésion de groupe. Un French Cancan en ligne par exemple, les jeunes se tenant par les bras, en chantant la mélodie typique de cette danse, tout en s’approchant du crocodile pour le narguer. Le jeune « tigre » est plus verticalisé, ouvert, il joue avec les autres plutôt que d’en avoir peur.

Quelques « noms d’oiseaux » me venaient en tête à moi aussi, à les voir en début de projet. Des « furieux » (du latin « furor », folie, égarement, qui a longtemps désigné les fous agités ou dangereux. Les Anciens comparent en effet le fou furieux avec un animal enragé, la fureur, rage dévorante, dénaturant l’homme et le ramenant à l’état de loup). Des Berserkirs (guerriers de l’ancienne germanie, supposés se transformer en ours lors des combats). Mais ces « furieux », ces Berserkirs, changent, apprivoisent petit à petit leur part animale.

Bien sûr, parler c’est vite fait, agir c’est bien plus long, comme le dit une formule dans les contes russes ; ce processus dont je vous décris les grandes lignes s’est déroulé sur plusieurs mois. L’éducateur accompagnant me parlera du lien s’étant créé entre ces trois jeunes, lien qui continue au-delà de l’atelier, et qui se répercute sur la plus grande cohésion de la classe spécialisée dont ils font partie. Les jeunes attendent la séance, sont toujours motivés, le jour de l’atelier est pour eux un repère fort. Je repense au contexte de départ avec ces jeunes, proposés pour le groupe par l’institution car n’accrochant à rien, souvent en conflit et faisant régulièrement exploser la classe.

Intermède

Le lion, roi de la savane et des animaux, convoque une réunion ou doivent être présents tous les animaux. Mais pour accéder à son palais ou se passe la réunion, il faut passer une rivière peu profonde mais remplie de crocodiles continuellements affamés. Il n'y a pas de pont. Comment traverser ?

Ben, on traverse en marchant, tout simplement, vu que les crocos sont partis à la réunion!

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Troisième partie : une dramaturgie rythmée et contée

Dans un autre groupe, un ado se grime avec des balles en mousse enfilées sous le t-shirt, il a de faux seins. Cet élément se répète. Un autre finit par l’appeler maman. Je suis sur la réserve mais j’essaye de n’en rien paraître, j’attends de voir ce qui va se passer. Et il me semble que sans expérience informe, pas de création. Je pense alors aux jeux d’inversion du Carnaval, « immense construction rituelle qui, en acceptant de faire régner le chaos, de retourner à l’élémentaire, à l’ordure, à la nuit, tente d’ordonner une Nature faite de contrastes en rejouant chaque année la Création… A un moment de l’année où le temps bascule, hésite puis repart, le combat rituel des contraires dramatise tous ces passages entre termes contradictoires… En lui cohabitent toutes les différences que le rituel est chargé de produire à nouveau. Car, à la fin, tout se sépare et s’organise, l’ordre du temps et l’ordre de la société se réinstallent. » (Fabre et Camberoque, 1977).Comme le dit joliment une formule des Dogons du Mali, « mettre le monde à l’envers pour mieux l’aider à marcher à l’endroit » (Calame-Griaule, 1987) ?

Le rôle de la mère « gros tambour » (c’est l’instrument symbolique derrière lequel elle agit, comme un énorme ventre, sur lequel elle parle / rythme) est pris tour à tour par chacun, la mère gentille, la mère méchante qui punit abusivement et qui se montre violente, tapant les petits tambours substituant alors les corps, la mère qui veut tuer ses enfants, celle aussi qui gère le quotidien, va prendre ta douche. Ils semblent rejouer des événements, comme une manière de symboliser certains vécus, fantasmes, certaines angoisses, en le symbolisant autrement. Les voix régressent, simulant les babils des nouveaux nés.

Puis je me fais affubler par les jeunes du rôle du père ! Les trois jeunes sont les enfants, la mère est mise de côté.

Immédiatement, ils jouent les enfants terribles, multipliant les transgressions qu’ils jouent ici sans passage à l’acte, encadrés par des éléments rythmiques. Le rythme est partout, la relation se fait danse : le père se retourne quand ils font un bruit (alors qu’ils sont supposés dormir), ils se recouchent en même temps ; le père repart et la situation se répète, varie.

Au matin, c’est le déjeuner, biberon pour tous, symbolisés par les mêmes balles mousses qui imitaient précédemment les seins de la mère ! L’un d’eux a pris pour biberon un énorme ballon de kiné, il dit qu’il a un biberon de 50 litres, il est un bébé d’un jour qui a la taille d’un enfant de 10 ans ! Très Gargantuesque !

« Enfants terribles », comme dans certains contes africains (Görög-Karady, 1980), où le héros ou anti-héros commet des méfaits gratuitement, parfois « par pure perversité », et qui « incarne d’un certain point de vue un type de héros démesuré qui met la société en danger de destruction » ; dans les contes, il est alors aussi un grand initié, « qui peut tout se permettre parce qu’il connaît la face cachée des choses ». Bien sûr, nous concernant, on ne peut gratifier nos héros asociaux du titre d’initié suprême ; mais ils sont de jeunes adultes en devenir, inventent-ils un jeu, une épreuve initiatique pour symboliser ce passage d’âge ?

Dans les jeux qu’ils créent dans l’histoire, ils finissent par s’échapper de l’enceinte de la maison en simulant l’ascension musiquée d’un arbre tambour. Ils crient à Dieu au passage depuis leur hauteur ce qu’ils pensent de lui !!! Ils quittent donc le foyer, s’émancipent : un jeune grimpe sur le tapis, et déclare qu’il part en tapis volant. Je dis qu’il leur faut une formule pour démarrer, je fais semblant de chercher… Un jeune crie, ce sera le signal de départ, en attendant mieux. Puis pour atterrir, un deuxième jeune lance une formule plus ambitieuse, sambayoulé, sambayoula. Ils disent aller à Paris, seuls, sans le père. Ils quittent leurs postures de bébés, pour prendre des statures de guerriers. Ils disent avoir des techniques de combat apprises dans le monde, l’un dans le monde arabe, l’autre dans le monde indien, le troisième n’en sait rien, il lui est difficile d’imaginer.

Je suis en dehors de la « geste », alors j’y prends une autre place, récitant musiquant, ils se mettent à jouer danser leurs histoires en relation avec mon récit chanté rythmé. Paris a été envahi par des dragons à sept têtes, il y en a sept. Le jeu détourne la violence parfois sans distance, l’un des jeunes en générant énormément, sur des adversaires imaginaires, les dragons. Nos St Georges sont les acteurs de combats dansés qui se succèdent, épées boomwhackers et boucliers tambourins en mains. Mais de plus en plus de dragons se sont donné rendez-vous dans la salle de musicothérapie. Un jeune a été empoisonné par le souffle du dragon, il devient dragon lui-même. Les autres essayent de lui jouer de la musique pour le calmer, de beaux ostinatis pentatoniques se mettant en place, mais le dragon déteste la musique (a-t-il lu Pascal Quignard, La haine de la musique ?). Un jeune l’exorcise en lui lavant les oreilles à grand renfort de sons de maracas pour le ramener à lui.

On joue, ils inventent... On fait semblant, on dirait que… L’accès à des possibles symbolico-imaginaires s’élargit, tenant à distance l’excitation exacerbée et l’angoisse.

Le jeu du tapis volant devient un rituel, il nous conduit dans l’aventure et dans le verbal. Dans le jeu, certains « meurent » parmi les trois, ils sont soignés par des potions magiques. Le rôle de « soignant » est pris en charge par le jeune qui génère le plus de violence, celui qui avait aussi le plus de difficulté à imaginer, et qui se met alors à inventer. La potion magique est faite de sang de dragon, puis de divers fluides dragonnesques ; ils renaissent à chaque fois plus fort. Je repense au fait que les dragons sont parfois des Grand Digérants dans certains contes ou récits hagiographiques ; ils pouvaient symboliser une fonction rituelle d’avaleurs / digesteurs, l’avalé traversant le processus de la digestion dans la caverne du ventre et renaissant autre. Pas forcément d’avalements ici, mais des renaissances.

Je me demande alors si l’atelier de musicothérapie ne peut remplir, hors contexte religieux ou de tout dogmatisme cela va de soi, une fonction proche de celle d’un rite initiatique, avec ses passages symbolisés par des morts et des renaissances ? Ces rites peuvent être en tout cas une source d’inspiration intéressante. Ici, les renaissances sont impulsées par les « soignants », qui affublent parfois le « mourant » d’un poil d’ours pour qu’il soit fort ; d’une fourrure de guépard, il courra ainsi très vite ; d’une fourrure de lion, il aura beaucoup de courage ; d’une plume d’aigle placée dans la tête pour l’intelligence. Les fins de séances sont marquées par un autre rituel, on se réveille, on a rêvé tout cela, ou l’un d’eux prend le soin de retransformer tout le monde avant la sortie, qui se fait tranquillement.

On boucle parfois la séance par des jeux de récapitulation, chacun à son tour prenant la parole dans un chant pour raconter son vécu de la séance du jour ; les difficultés d’élocutions de certains conduisent moins au mutisme. Une mélodie simple servira de matrice aux paroles chantées improvisées.

Parfois quand la parole est plus difficile, je propose de dessiner à la fin de la séance, dessiner par exemple leurs personnages dans l’histoire. L’un d’eux copie le personnage que j’ai griffonné, en lui ajoutant des dents qui lancent des flammes. Le deuxième dessine des sexes masculins, je les transforme en personnages, forme de squiggle qui se développera un peu. Le personnage du troisième a des arbres fruitiers sur les pieds et la tête, avec des sortes de petites pommes, d’oranges, promesses de fruits en devenir ? Ces moments dessinés serviront de support à la création de masques, masques que l’on retrouvera plus tard.

Dans notre petit conte en mouvement, les passages rythmés construits et en relation se multiplient. Ils ponctuent notre jeu, entre formules vocales, mises en chant, répétitions et variations, respirations musicales, petites « chorégraphies ». Le désordre « irréductible et nécessaire » dont ils sont les acteurs contient en germe son inverse, l’ordre (voir Balandier, 1988), notre microcosme de monde s’organise.

Notre scénario me fait penser à certaines épopées de peuples de tradition orale, qui, lorsqu’elles était contées ou jouées / dansées, étaient « considérées comme capables de rétablir l’harmonie cosmique. » (Sukanda-Tessier, dans Cahiers de littérature orale n°61, 2007). Nous ne rétablissons sans doute pas l’harmonie cosmique dans nos séances, mais les mondes créés par les ados s’organisent cependant, activant peut être une possible « efficacité symbolique » (selon la formule de Claude Levi-Strauss dans Anthropologie structurale).

Vers la fin de l’année scolaire, donc vers la fin des séances pour ce groupe, l’anniversaire du jeune aux fruits en devenir tombe le jour de la séance. On musique pour l’occasion, il est au piano, et il improvise une bien jolie mélodie pentatonique (nous avons collé des pastilles comme repères sur des notes). J’improvise un chant d’anniversaire. Celui qui est nommé au chant a un plaisir évident. Des bouts de chants sont lancés par les jeunes. J’apprends à travers cela que des jeunes de l’institution ont des morpions.

Immédiatement, ils se grattent, jouent les enfants qui ont des morpions. Le « père » les envoie à la douche. Douche maracas, lotion grelot. Le « père » se récupère un morpion géant (le ballon de kiné), ils tapent dans le ballon pour en délivrer le père, une certaine violence continuant à se détourner sur des objets symboliques. Les morpions sont éliminés par une procession au son des kazoos, la Marseillaise est entonnée !

Du coup, ils repartent à jouer les enfants, ils ne peuvent parler que par le kazoo, comme un babillage. L’heure de la naissance du jeune qui est né ce jour approche, en plein milieu de la séance, joli hasard (hasard aussi qu’il connaisse ces repères dont la plupart de ces jeunes sont coupés) ! On m’affuble d’un gros ventre (le ballon de kiné toujours, du biberon géant, au morpion, pour finir au ventre de la mère, la boucle est bouclée !). Le premier à sortir (il y en a plusieurs manifestement ! L’échographie ne l’avait pas révélé !) n’est pas l’enfant qui a son anniversaire ce jour… Cet enfant inattendu rentre de nouveau chercher son « frère » qui ne veut pas sortir, qui dit qu’il est bien au chaud.  Le troisième, le « soignant », met un coup dans le ballon, ce qui les propulse hors du ventre. Ils sont nés, ça y est. Ils babillent mais peuvent devenir compréhensibles au travers du kazoo, devenu cette fois un instrument porteur de paroles articulées. Ils racontent alors leur vécu intra-utérin… Puis le « soignant » transforme les nouveaux-nés de sa baguette magique maracas, ils grandissent, se redressent, parlent. Ils décident de quitter leurs noms de naissance symbolique, Sanguku et… Jésus (celui qui a son anniversaire ce jour ! Il est né le divin enfant ! Fini la Toute Puissance ?), pour prendre leurs vrais noms. L’occasion est belle, on organise un rituel de baptême, avec un chant. Le troisième jeune, le « soignant », est dans une autre dynamique, il prend la place de l’officiant qui nomme en versant l’eau sur les têtes. Il s’agit peut être d’affirmer leur identité au travers de leurs véritables noms, qu’ils s’accaparent à nouveau, pour se réapproprier leur propre histoire, se réinstaller dans le temps ?

Je parlais du Carnaval tout à l’heure. Virginie Chardenet dit ceci des rituels d’inversion des garçons au Carnaval de Pézenas : « Les garçons au corps grotesque qui transcende les lois symboliques partent à la conquête du noyau d’eux-mêmes, de leur représentation narcissique primaire tout à la fois merveilleuse et monstrueuse, et de l’énigme de leur existence. Ils jouent alors de manière parodique le mythe de leur origine grâce auquel ils vivent héroïquement une seconde naissance, libératrice du complexe oedipien, qui constitue une assomption de leur identité d’homme. » (Chardenet, 2010). Un processus semblable pourrait être en marche ici.

C’est la nuit (ils ont fermé les volets), le père va se coucher, les enfants sont au lit. Ils jouent à faire peur au père qui croit qu’il y a un fantôme (c’est eux qui nomment l’innommable angoissant, qui mettent des mots pour éloigner l’indicible).

Les masques que nous avions fabriqués à partir de leurs dessins de fin de séance, et dont je parlais tout à l’heure, prennent une place, découpés dans des assiettes en papier. Celui qui est utilisé a un visage terrible. « Oh, comme tu as de grandes dents… » Un jeune est au piano, laissant résonner des notes graves comme dans un film d’horreur. Ils jouent avec le masque à « faire peur », prennent des voix graves.

Le masque se fait rythmique lui aussi, avec l’utilisation d’un deuxième masque, souriant et tranquille, alternant avec le premier grimaçant et terrible. Le jeune qui vient de passer son anniversaire en joue, faisant se succéder le personnage gentil qui dit « Tu veux jouer avec moi ? », puis le personnage terrible qui fait peur de sa voix gutturale, avec le tapis glissé sur son dos comme une cape, lui donnant un aspect fantomatique impressionnant. Les deux autres jeunes musiquent les contrastes des deux personnages, derrière, comme un chœur antique. Deux masques, deux figures opposées, deux pôles rythmiques en somme, activant peut être une façon d’être moins mesurée, une ouverture vers d’autres choix, chez des jeunes qui quelque part sont figés en figures archétypales de la colère et de la destruction.

Le personnage terrible « tue » le père quand celui-ci dit « oui, je veux jouer avec toi ». Est-ce une manière de terminer son cycle de métamorphoses, d’abord une renaissance à l’heure de sa venue au monde, son nouveau baptême et nomination, puis la destruction de l’objet au moment où celui-ci accepte de jouer avec lui, de relationner ? Puis il réanime le « père » avec une potion magique.

Winnicott, dans un chapitre de Jeu et réalité nommé L’utilisation de l’objet, parle de l’agressivité, de la destruction de l’objet. Il distingue 5 phases :
1. Le sujet se relie à l’objet.
2. L’objet est en train d’être trouvé au lieu d’être placé dans le monde par le sujet.
3. Le sujet détruit l’objet.
4. L’objet survit à la destruction.
5. Le sujet peut utiliser l’objet
.
Il rajoute : L’objet est toujours en train d’être détruit. Cette destruction devient la toile de fond inconsciente de l’amour d’un objet réel ; c'est-à-dire un objet en dehors de l’aire de contrôle omnipotent du sujet. […] La destructivité, à laquelle s’ajoute la survivance de l’objet à la destruction, place celui-ci en dehors de l’aire des objets établis par les mécanismes projectifs mentaux du sujet.

Le père est réanimé, il est nécessaire que l’objet reste bien vivant, ils ont manifestement besoin qu’il soit là finalement pour relationner.
Le même jeune demandera à construire un nouveau masque à la dernière séance. Il aimerait un masque qui puisse à lui seul exprimer les deux caractères opposés de nos masques.
Le masque qui surgira de ce désir sera un masque neutre, creuset de tous les possibles, sans caractère définitif et arrêté, masque qu’on utilisera tour à tour dans un jeu dansé : les musiciens proposeront et annonceront un état, un mode de jeu (triste, joyeux, agressif, fatigué, explosif, tonique…) et le masque en retour  jouera à exprimer dans sa danse des caractères moins binaires, mesurés, plus ouverts à la diversité foisonnante des possibles.
Les temps de parole en présence de l’éducateur à la sortie de séance sont parfois étonnants, des pensées s’élaborent. Un des jeunes dira, « ici, je suis différent, je joue, je n’arrive pas à être comme cela à l’Itep, je suis alors toujours énervé ». Il dit aussi qu’il aimerait être toujours comme ici…

Histoire en devenir, que je concluerai ici provisoirement par une devinette :

Où force, rage, ni violence / Ne sont parvenues à passer, / Elle fait un tour, et c’est assez / Pour triompher avec aisance. / Tant de gens seraient à la rue / S’ils l’avaient perdue !

Qui est-ce ? La clé (Beisner et Charpentreau, Les cent plus belles devinettes)

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BIBLIOGRAPHIE

Balandier Georges, Le désordre. Eloge du mouvement, Fayard, Paris, 1988
Beisner Monika et Charpentreau Jacques, Les cent plus belles devinettes, Gallimard
Calame-Griaule Geneviève, Des cauris au marché. Essais sur des contes africains, Société des Africanistes, Paris, 1987
Chardenet Virginie, Destins de garçons, en marge du symbolique, Jean le Sot et ses avatars, José Corti, Paris 2010
Fabre Daniel, Camberoque Charles, La fête en Languedoc, Privat, Toulouse, 1977
Gaignebet Claude, Le folklore obscène des enfants, Maisonneuve et Larose, Paris, 1974
Görög-Karady Veronika, Histoires d’enfants terribles, Maisonneuve et Larose, Paris, 1980
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Levi Makarius Laura, Le sacré et la violation des interdits, Payot, Paris, 1974
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Quignard Pascal, La haine de la musique, Folio Gallimard, Paris 1996
Sukanda-Tessier Viviane, Les cinq éléments dans la littérature orale à Sunda (Java Ouest), dans Cahiers de littérature orale n°61, « La ronde des éléments », 2007
Winnicott D. W., Déprivation et délinquance, Payot, Paris, 1994
Winnicott D. W., Jeu et réalité, Gallimard, Paris, 1975