EXTRAIT de "LE TEMPS SUSPENDU". Mémoire pour l'obtention du certificat de musicothérapie active de BUC-RESSOURCES. Promotion 10 - 22 février 2010.
Hugues HOLLENSTEIN
MARIE ET LE DRAGON
En Mars 2009, nous devions animer, ma compagne
et moi, un atelier d’expression
corporelle pour une classe de Première Bac Professionnel dans un Lycée
Agricole Privé d’un village rural du Cher.
Les 22 élèves de cette classe suivent un cursus de formation
d’ « aide à la personne ». Ils dorment à l’internat,
et rentrent à la
fin de la semaine chez eux.
Entre 18 et 20 ans, ils ont tous plusieurs années de « retard » avec
le cursus scolaire normal.
Plusieurs d’entre eux présentent des troubles de comportement
qui rendent difficile la cohérence du groupe.
D’une façon générale, nous ressentons un décalage
entre leur maturité et leur âge : énorme manque de
confiance en soi, expression orale restreinte au sein du groupe, difficulté à maîtriser
leurs émotions, pas beaucoup de persévérance dans les
efforts.
Par contre, nous trouvons dès la première rencontre une connivence
avec la classe, qui « démarre au quart de tour » sur
nos propositions de jeu en classe.
Le fait de commencer la rencontre dans leur
salle de classe, en sécurité,
facilite grandement le contact, parce que les élèves nous disent
leur appréhension d’un travail corporel.
L’équipe pédagogique, principalement féminine,
est très attentive à construire un milieu rassurant. Le lycée
joue le rôle d’une grande famille qui permet aux jeunes de se lâcher
tout en sachant que les limites leur seront toujours signifiées avec
indulgence.
Cet encadrement bienveillant entretient cependant une situation
où l’autonomie
et la préparation aux contraintes de la vie professionnelle sont peu
présentes.
Nous sommes choqués. La promiscuité des élèves,
qui étudient et habitent toute la semaine ensemble, produit des réactions
très vives d’agressivité ou de rejet, que nous avons du
mal à accepter telles quelles. Les conflits de personnes sont fréquents,
explosifs, et s’expriment avec beaucoup d’intolérance et
de violence verbale.
Nous sentons qu’il serait enrichissant que le groupe puisse trouver
d’autres bases de relations. D’une part en faisant l’expérience
d’un groupe uni et travaillant dans le même sens.
D’autre part en se redécouvrant mutuellement et en s’acceptant
en tant qu’individu.
Nous orientons donc cette semaine d’atelier sur la (re)découverte
de l’autre, la prise en compte de l’autre. Mais pour que chacun
trouve une place, il y a besoin de constituer un groupe accueillant.
GROUPE
Un groupe se construit par tout ce que ses membres expérimentent comme
vécus en commun. Selon que ces vécus sont joyeux ou tristes,
figés ou souples, ouverts ou fermés, il gagne son caractère
propre, et écrit sa propre histoire.
Cette structure seule ne suffit
pas : elle doit aussi permettre des interrelations
multiples entre les membres du groupe.
Il me semble que, pour être accueillant,
un groupe doit devenir indulgent. Il le devient par l’écoute,
et, par la confiance peu à peu
acquise par l’expérience, que chaque problème trouve solution,
que chaque nouvelle situation peut lui ouvrir une porte inattendue. La richesse
du groupe se trouve donc dans sa façon d’intégrer
et de jouer avec les différentes individualités.
Un groupe « suffisamment bon » (au sens que Winnicott donne de la mère « suffisamment bonne »), serait un groupe qui peut accueillir en son sein chaque individu, lui permettre de s’y fondre, mais aussi de s’en détacher pour exister (ex-sistere) par lui-même, par un jeu de fusion et de dé-fusion. C’est, d’un côté en se sentant appartenir au groupe, et de l’autre, en sentant que le groupe lui reconnaît ses particularités, que l’individu renforce sa confiance en lui. De même, c’est en sentant se réaliser ses membres que le groupe gagne en force et en plaisir d’exister.
Un groupe « fonctionne bien » quand il joue aussi bien
le rôle d’une matrice, lieu de ressourcement, que d’un tremplin,
pour s’en expulser, puis de nouveau y revenir.
Il doit donc permettre
de vivre des expériences dans ces deux sens. D’un côté en « fusion »,
en tant que corps global, de l’autre en « dé-fusion »,
en poussée vers l’extérieur.
Le moment de s’extraire du groupe est aussi fondamental que la sensation
d’en faire partie. En sortir, c’est accepter le regard du groupe
sur soi-même, c’est
s’affirmer.
C’est sans doute apprendre à s’aimer
soi-même à travers
ce que l’on montre de soi aux autres. Et c’est aussi accepter que
le groupe peut fonctionner seul.
Ainsi chacun fait l’expérience sur les autres et sur soi-même
de ses difficultés, de ses forces, de ses obstacles, et se réjouit
de voir chez les autres les résolutions de ses propres conflits. Le
groupe est un amplificateur.
HISTOIRE
Nous choisissons de travailler sur la base d’un texte de Nathalie Papin « L’habitant
de l’escalier ».
C’est l’histoire d’un voyage initiatique d’une jeune
fille, qui monte les 7 marches d’un escalier. Au cours de ces 7 étapes,
elle se libère de ses 7 peaux, et parvient à « l’Autre », « celui
qui n’a pas de Nom, celui qui habite en haut de l’escalier ».
Ce personnage me fait penser au Sphinx antique, qui attend sur le mont Cithéron,
celui qui répondra à sa devinette.
Nous utilisons également des bâtons de 30-40 cm, coupés sur place, et écorcés par les élèves, qui nous servent pour le travail rythmique, mais aussi en expression corporelle, comme prolongation des corps ou bien encore pour matérialiser des lignes, liens, barrières, échelle, portes, etc…
RESPONSORIAL
Je m’appuie, à côté de nos exercices corporels propres, sur quelques protocoles de musicothérapie active pour aider à structurer le groupe: Principalement sur des jeux rythmiques responsoriaux et antiphoniques. D’abord sur des jeux de présentation, puis des jeux rythmiques avec les bâtons, enfin , sur des dialogues de texte, entre soliste et chœur.
L’apport des protocoles de responsoriaux est très structurant. D’ailleurs, le groupe y prend un grand plaisir. Il met en mouvement un balancement entre question-réponse, qui crée une matrice apaisante car répétitive et fusionnelle. Le soliste s’offre au regard du groupe et nourrit son narcissisme, sans que ce soit une exposition trop dangereuse pour lui, car il peut facilement retourner dans le groupe après son passage. Le groupe, parce qu’il reçoit l’impulsion d’une personne à laquelle il légitime ce rôle, peut se laisser aller, sans arrière-pensée, à une réponse collective qui montre sa puissance. Il mêle créativité, jeu, nécessité de se dépasser (pour le soliste), écoute, tout en utilisant l’énergie positive du groupe.
Nous ressentons souvent, par des réactions de blocage, ou de perte d’énergie, ou d’agressivité vis-à-vis d’un des leurs, combien les élèves ont peur de l’échec. Il nous appartient de trouver des chemins de travail qui n’ont aucun lien avec la question de la réussite, mais plutôt du plaisir de construire. Justement, dans le dialogue entre un soliste et un chœur, l’échange est direct, il amplifie l’énergie du soliste, lui donne confiance en lui. Le groupe peut se rendre compte qu’il prend plaisir à renvoyer ce qui différencie un soliste d’un autre. Il s’aperçoit ainsi de la richesse des différences, ce qui paraît très nouveau pour ce groupe.
Nous vivons, dans le temps intensif de cette semaine, une réelle métamorphose
du groupe, qui, je le rappelle, se connaît déjà très
bien.
Au bout de trois jours, nous voyons que peu à peu, le groupe prend
très à cœur l’envie de voir « fonctionner » ensemble
du groupe.
Les élèves finissent par se détacher parfois de notre
impulsion, pour provoquer eux-mêmes la reprise d’une scène.
Ils s’énervent entre eux, s’insultent ; C’est
leur langage, mais au fond, ils découvrent l’intérêt
d’une réalisation de groupe, où tout le monde doit être
inclus.
JE N’AI PAS DE NOM
« Tolérer l’incertitude, accepter l’inattendu ou l’insolite, sont des préconditions indispensables pour investir son proche environnement et développer des capacités d’apprentissage. » (1)
Dans une des scènes de la pièce, le groupe joue un rythme en
chœur et désigne un garçon en s’accroupissant sur
un arrêt. Celui-ci, restant debout, a l’air d’émerger
du groupe. Le silence du groupe lui donne la parole : il doit dire une
phrase, puis se refond dans le groupe, qui va désigner quelqu’un
d’autre.
Félix se prête au jeu très volontiers, mais, à chaque
fois qu’il est désigné, et que c’est à lui
de dire, il oublie son texte pourtant très court : « Ne
me demande rien, ne me demande pas comment je m’appelle, je n’ai
même pas de nom ».
Il est désigné, il se lève… et
reste suspendu. La tension est trop forte : partagé entre l’envie
et la peur, peut être aussi la peur de se tromper, il reste coi. Peut-être
aussi, qu’inconsciemment, prononcer « je
n’ai pas de nom » contredit la place que lui donne le groupe,
qui le fait, au contraire, exister. Ce qui est frappant, c’est qu’il
connaît ses phrases, mais
que le silence imposé par le groupe qui lui donne la parole, lui fait
envoler ses mots, et peut être même sa présence toute entière.
A
chaque fois que ce passage arrive, je suis dans l’espoir que ses paroles « sortent » enfin.
Je n’arrive pas à me détacher de cette envie, ce qui n’est
forcément une bonne chose, parce que je vois bien que cela rajoute forcément
de la pression à la situation.
Nous partageons tous son angoisse, et c’est avec délectation qu’au moment de la présentation publique, Félix « sort » ses phrases sans heurt, en réel dialogue avec le groupe. Il réussit à trouver sa place, à sortir du groupe, à l’écouter, et à lui répondre en tant que lui-même.
Et à travers lui, chacun trouve une issue à ses propres sentiments d’angoisse. Chacun ressent qu’il a grandit, et que c’est le groupe en entier qui s’en ressort raffermit.
Duclan Donnellan, dans son livre « L’acteur et la cible », décrit d’une manière fort juste ce mécanisme de blocage : « Il n’existe qu’un temps réel, c’est le présent. La peur ne peut exister dans cette dimension. Elle doit donc inventer une dimension temporelle factice, (…) le passé et le futur (…). La Peur gouverne le futur sous le masque de l’anxiété, et le passé sous celui de la culpabilité. L’acteur dupé abandonne la cible au présent, pour s’enfuir avec la Peur dans le passé et le futur, ce qui crée le blocage .(…) Tous les problèmes de blocage se résolvent au présent. » (2)
Ce que je reçois en plein corps ici est moins le problème du blocage que celui de l’arrêt qui est devenu pour Félix un objet d’angoisse. Au moment où la parole lui est donnée, il existe seul. Il renaît. Le silence lui fait prendre conscience de ses responsabilités et de son pouvoir. Effectivement, le temps, pour un moment, suspend son envol. La matrice sécurisante du groupe musiquant en rythme s’ouvre, pour laisser sortir Félix, qui doit s’affirmer seul face aux autres. Dans l’arrêt, il n’est plus une partie d’un tout, mais s’affirme comme une partie hors du tout.
Dans ce jeu, le groupe joue un rôle de
va-et-vient : il éjecte
Félix, puis il le reprend avec lui, rejouant la situation du bercement
de la mère qui prépare l’enfant, selon Winnicott, à accepter
de le quitter, dans ce mouvement de balancement: aller dehors, et revenir (le
holding). Par un processus analogue, c’est dans l’aller-retour
entre le groupe et lui-même que l’individu se développe
au sein du groupe. Ainsi Félix refait-il l’expérience primordiale
de quitter sa mère (le groupe) et découvrir son existence, son
individualité. Il rejoue le stade du miroir : il découvre
sa propre image, et le corps de sa mère sans lui. Cet éloignement
peut être
jubilatoire, mais peut aussi amener une phase dépressive.
Le jeu
suspend le temps : il y a silence. Le temps est laissé pour
que Félix se rende compte de son existence.
Le jeu lui demande de prendre la parole, d’utiliser le langage. De même que le langage naît chez le bébé au moment où sa mère le laisse seul, et qu’il a besoin de l’appeler pour la faire revenir. Ici, quand Félix trouve le moyen de parler, il lance son cri. Le groupe est là pour le réintégrer, et le remporter avec lui. La valeur du temps de silence joue un rôle important, car elle laisse Félix libre de dire ou de ne pas dire, de s’apercevoir de sa difficulté, et de son envie.
J’apprends, grâce à la réaction
du groupe, qui attend et ne propose rien d’autre qu’une porte ouverte, à quel
point il faut laisser le temps agir , et la personne trouver elle-même
sa solution. C’est cela qui le fait avancer, et non une proposition extérieure.
Le silence agit comme un élément de maturation.
Il permet à Félix d’avoir
tout à coup une image
de lui-même. « Tel qu’en lui-même enfin l’éternité le
change »
Etienne Decroux aimait à citer ce vers de Mallarmé. Le temps suspendu a valeur d’éternité.
DÉBLOCAGE
Un des exercices très prisés
est celui-ci :
Chacun
son tour, un jeune propose une phrase rythmo-musicale avec ses bâtons,
le groupe le reproduit en chœur, et essaie de garder ininterrompu le
passage d’une phrase à l’autre. Au début, plusieurs élèves
refusent de lancer une phrase rythmique : Cécilia se fait prier,
Marie (qui tend à s’isoler
du groupe) refuse carrément. L’ensemble des phrases musicales
du cercle n’arrive pas à s’enchaîner d’une façon
fluide, provoquant une certaine agressivité du groupe en retour. L’harmonie
du groupe est fragile.
Pourtant, chaque jour, ce jeu gagne en participation
et en fluidité,
mais bloque toujours sur Marie. Elle laisse percevoir un refus de s’intégrer
au groupe, qui s’exprime
en sorte de mépris des autres, ou dégoût. Elle reste cependant
tout de même dans le cercle, ce qui n’est pas toujours le cas dans
d’autres exercices.
Jusqu’au 4ème jour, où, comme pour se débarrasser
du conflit que fait naître son refus, elle « envoie » d’une
façon désinvolte une frappe de bâton, juste un coup, que
le groupe lui renvoie avec plaisir : la relation est faite…
Soulagement d’un blocage défait, joie de voir enfin le flux des propositions rythmiques ininterrompues, le groupe exulte, ravi d’avoir enfin trouvé sa cohérence. Et Marie, tout en faisant comme si rien d’important ne s’est passé, ne peut cacher sa satisfaction d’avoir rejoint sa « famille ». L’importance de ce déblocage permet ensuite de prendre de plus en plus de plaisir à poursuivre le jeu de façon ininterrompue. Le groupe trouve une nouvelle confiance en sa capacité d’intégrer Marie. Il est en même temps beau de constater que le groupe considérait comme un échec de ne pas réussir à l’intégrer.
Marie, qui tient à marquer son pouvoir d’être « avec » ou « hors de », expérimente aussi le plaisir de se laisser emmener.
DIALOGUE
J’utilise aussi ce principe de « question-réponse » dans
un exercice corporel : Les élèves travaillent deux par deux,
en dialogue.
Pendant que celui qui « reçoit » est en attitude,
l’autre, sur l’inspiration, fait une variation de mouvement, sorte
de question corporelle vers son partenaire, puis termine son mouvement sur
une attitude.
Le « recevant » alors « répond » par
une phrase corporelle, sur l’expiration, jusqu’à un stop
en attitude. Puis, devenu à son tour « questionneur »,
propose une nouvelle phrase-question à l’autre jusqu’à un
arrêt en attitude. Son partenaire reste donc sans bouger pendant deux
temps : pendant la
phrase-réponse à sa propre question, et la nouvelle question
de l’autre.
Ce jeu permet d’installer le principe du dialogue corporel, puis du
dialogue des émotions dans le jeu d’acteur
Au fur et à mesure, les mouvements sont respirés différemment. Les phrases rythmiques et corporelles prennent de l’ampleur, de la liberté et de la vie, les deux protagonistes élaborant peu à peu un jeu de question-réponse tantôt abstrait, tantôt concret. C’est un antiphonique corporel qui nécessite à tout prix l’arrêt, l’écoute, et en même temps l’initiative quand c’est à son tour de « parler ».
L’arrêt doit rester vivant, sinon
l’énergie ne se
transmet plus : celui qui « écoute-regarde » fait
l’expérience d’une attente active, comme l’exprime
si bien Marcelli dans « la surprise chatouille de l’âme » : « l’attente
nécessite
une présence préalable,
une expérience antérieure sur lesquelles elle s’appuie.
Sans cela, l’absence est vide, néant, non pensée. L’attente
est l’aiguillon de la pensée ». (3)
Dans cet échange, celui qui agit peut s’échapper, courir,
jouer avec la lenteur… Celui qui attend sait que ce sera bientôt
son tour de bouger, et, s’appuyant sur ce que l’autre vient de
faire pour lui, il se charge de l’excitation de son attente pour préparer
sa réponse.
MARIE ET LE DRAGON
Marie a beaucoup de difficultés :
elle n’a pas peur de faire,
mais elle « entre » dans des phrases corporelles continues
qu’elle n’arrive pas à arrêter, comme si son besoin
de bouger n’est pas lié à un dialogue, mais plutôt à une
fuite de l’environnement extérieur, à un repli. Ses mouvements
sont fluides, sans variations rythmiques, sans syncopes, répétitifs.
Son partenaire ne peut qu’assister à sa danse, sans pouvoir y
entrer, Marie ne lui reconnaît pas d’existence : il manque
la porte, il manque l’arrêt. Il manque la différentiation,
il manque le jeu, la surprise.
« La surprise donne à l’écoulement
du temps et à la récurrence des évènements la
nécessaire
ponctuation : sans surprise, il n’y a pas de rythme possible.
Mais la surprise est aussi un élément indispensable à la
constitution de soi grâce à l’effet de différenciation
qu’elle crée entre soi et autrui. » (4)
Le pas que Marie a réussi à faire
vis-à-vis d’elle-même
et de sa place dans le groupe trouve une belle issue au dernier jour du stage.
Le groupe présente donc en fin de semaine à leurs camarades
de lycée « L’Habitant de l’escalier »,
créé sur la base de tous leurs travaux de la semaine.
Dans
une des scènes, Marie joue la tête d’un dragon fait
par quatre personnes. Ce dragon se déplace vers quatre groupes de chasseurs
situés aux quatre coins de la pièce.
La tête du dragon vient les menacer et s’arrête en attitude
d’attaque à laquelle les chasseurs répondent par un ostinato
joué avec leurs bâtons.
Animés ainsi l’un après l’autre par le dragon, les
ostinati des quatre groupes s’imbriquent l’un dans l’autre
pour une musique rythmique, ma foi très réussie.
Je suis troublé de voir combien Marie est tiraillée entre l’envie d’exercer son pouvoir (c’est elle qui dirige le dragon, et met la musique des chasseurs en mouvement), et sa difficulté de quitter les mouvements continus de sa tête de dragon (sorte de danse des bras peut-être inspirée d’un passé de majorette).
Je ne sais pas si je l’aiderais si je lui indiquais d’autres mouvements, elle doit trouver elle-même comment donner un sens à ses mouvements, comment se faire comprendre des autres, comment leur donner une place. En même temps, son manque d’arrêt empêche les groupes de réagir. Sa solution a été, face à chaque groupe, de se replier sur elle-même, de s’arrêter en se cachant la tête, laissant ainsi aux chasseurs la possibilité d’exister et de lui répondre, mais sans en être réellement le témoin.
SURPRISE
Cependant, accepter d’arrêter ses mouvements, et de ce fait, ouvrir une place à l’autre, annonce le début d’une distance, peut-être le début d’un jeu, et l’affirmation de son existence propre par rapport à un autre. En s’arrêtant, elle rend possible de se faire surprendre par l’imprévu : la réaction de l’autre.
« Nulle rencontre sans surprise : la surprise préside à toute rencontre, elle en est la condition." (5) C’est sur cette réflexion que Daniel Marcelli termine son livre sur la surprise.
La différence entre l’arrêt
et la surprise, c’est
que dans l’arrêt, c’est le sujet lui-même qui propose
une occasion de se faire surprendre, il invite au dialogue. En suspendant son
mouvement (parlé ou bougé), il se surprend
lui-même, car si l’on décide de faire un arrêt, on
prévoit rarement où cet arrêt nous surprend. Son arrêt
lui offre tout à coup une image de lui-même,
que son interlocuteur, dans sa réponse, lui renvoie encore une fois.
C’est au moment de l’arrêt que nous nous rendons compte
de ce que nous sommes en train de dire ou de faire, et nous trouvons dans la
réponse de l’autre une nouvelle interprétation de cette
image. L’arrêt nous expose doublement, à notre propre regard,
et à celui de l’autre.
Sans doute est-ce une des raisons pourquoi il est si difficile à Marie de poser une marque dans l’incertitude de son existence. Comme pour Orphée, qui, dans sa descente aux enfers, meurt pour s’être arrêté et retourné, l’arrêt porte en lui l’inquiétude d’une fin possible. Il porte en lui l’angoisse de la séparation, en même temps qu’il me semble être le point de départ de l’ouverture à l’autre.
(1)
Marcelli Daniel, La Surprise, chatouille de l’âme, Ed. Albin Michel,
2000-2006, p176.
(2) Donnellan Declan, L’acteur et la
cible, Ed. L’Entretemps, 2004, p
(3) Marcelli Daniel, La Surprise, chatouille
de l’âme, Ed. Albin Michel, 2000-2006, p98.
(4) Marcelli Daniel,
La Surprise, chatouille de l’âme, Ed. Albin Michel, 2000-2006,
p48.
(5) Marcelli Daniel, La Surprise, chatouille
de l’âme, Ed. Albin Michel, 2000-2006, p279, conclusion