Musicothérapie active
Écoute ou observation
- Ne pourrais-tu pas écrire quelque chose sur le rapport
entre les mythes et l’observation ?
- Tu sais, les mythes, c’est plutôt du
côté des oreilles que du côté des yeux.
- Et la Gorgone alors ?
- Bien sûr, la Gorgone, un mythe parmi d’autres,
chaque fois qu’elle observe elle pétrifie. Ce sont
d’ailleurs toujours des histoires horribles.
- Comment horribles ?
- D’abord elles étaient trois soeurs Sthéno
(forte), Euryalé (errante) et Méduse (rusée).
C’étaient trois belles filles. Sans vouloir dire qu’elle
n’avaient pas les deux pieds sur la terre, elles vivaient quand
même en dehors des frontières du monde.
Un jour, Méduse s’est unie à Poséidon
dans un temple d’Athéna. Sacrilège ! Athéna furieuse
a changé Méduse en monstre ailé avec des yeux
étincelants, des énormes dents, une langue sortant de sa bouche,
des griffes de bronze, une chevelure de serpents.
Terrible punition ! Depuis, son regard pétrifie ceux qui se
trouvent dans son champ de vision. En outre, d’immortelle elle est
devenue mortelle, contrairement à ses deux soeurs.
- Mais alors, on avait intérêt à ne pas la
voir.
- Oui mais surtout à ne pas se faire voir par elle. Aller
se faire voir par Méduse, c’était s’exposer à
être transformé en statue.
- Mais Persée alors ?
- Lorsque Persée (destructeur) est parti chasser
Méduse, à la suite d’un pari malheureux qui lui avait
échappé, Athéna, complice, lui avait bien conseillé
de ne pas regarder la Méduse en face, sous peine d’être
pétrifié. Il devait seulement regarder son image
réfléchie dans un miroir. De plus, il fallait qu’il se
coiffe de ce qui le rendrait invisible : le casque d’Hadès.
C’était un casque fabriqué avec une peau de chien.
Les Nymphes lui firent cadeau du casque et Athéna lui donna
une énorme serpe (harpè). Ainsi paré, Persée est
arrivé là où était Méduse. Il s’est
coiffé du casque pour devenir invisible. Il a détourné la
tête et regardé la face de Méduse qui se reflétait
dans le bouclier qu’Athéna avait placé devant la Gorgone.
C’est ainsi qu’il a pu couper la tête à cette horrible
surveillante. Sa réussite tient à ce qu’entre la face de
Méduse et lui, on s’est arrangé pour placer un simulacre :
le reflet.
- Et qu’est devenue la tête ?
- Persée a mis la tête de Méduse dans un sac
et s’en est servi comme arme. Quand il en avait besoin, il sortait la
tête et montrait les yeux. C’était sans appel.
Les anciens boulangers grecs plaçaient des
représentations de têtes de Gorgones sur les portes de leurs
fours. Ils interdisaient ainsi aux curieux d’ouvrir la porte pour
regarder à l’intérieur et empêcher le cours normal de
la cuisson du pain.
- Cela met en évidence la puissance du regard.
- Dans la tradition populaire européenne, il est dit que si
nous rencontrons un loup dans la forêt, il est indispensable de
l’avoir vu le premier afin qu’il perde tout pouvoir sur nous. Si
c’est lui qui nous a vu le premier, nous sommes perdus. On dit la
même chose pour les rencontres avec le diable, c’est pourquoi il
est conseillé de se travestir afin qu’il ne puisse pas nous
reconnaître. D’autre part, la meilleure parade contre le diable est
de connaître son nom. Si l’on connaît son nom avant
qu’il ne connaisse le nôtre, tout danger est écarté.
- Mais regarder et être regardé, ce n’est
tout de même pas toujours pétrifiant ?
- Heureusement, les gens qui se sentent regardés ne se
transforment pas nécessairement en pierre. C’est plutôt chez
celui qui regarde qu’une sorte de pétrification opère,
à la fois dans sa perception des autres et aussi dans son propre fonctionnement,
par les catégories mentales auxquelles il obéit. Le regard tue
toujours un peu en réduisant le vivant aux formes des systèmes de
pensée.
- Le regard réduit donc aussi celui qui regarde, un peu
comme chez Narcisse ?
- L’aventure de Narcisse aboutit au suicide. Ne pouvant
atteindre son idéal, double de lui-même, il se perça
d’un couteau. Curieusement, de ses gouttes de sang naquit une fleur
blanche à corolle rouge dont on extrait un baume qui soigne les oreilles.
Curieux avatar de celui qui fixait son regard sur sa propre image
(l’autre lui-même) et dont les oreilles ne pouvaient entendre que
son propre écho. Ici, l’observation meurt pour faire place
à ce qui va restaurer l’écoute.
- Mais l’observation alors ?
- Le mot observation est ambigu. Il vient d’une racine qui
signifie “faire attention”. Mais sa configuration
étymologique donne des sens qui tournent tous autour d’une
attention qui crée de la dépendance : l’observance des
règles ou une observation en cas de faute. On y trouve aussi la
servitude, le serf et même l’esclave (servus).
Bien sûr il y a le “faire attention” et le
“respect”, mais bien plus dans le sens du respect des règles
que de celui des personnes. Il s’agit d’être au plus
près des convenances et de la droite ligne.
On ne peut observer sans partir de catégories
théoriques qui sont autant de mythes acceptés culturellement
comme rendant compte de la réalité. Ils sont pourtant bien
conventionnels. Ces catégories font partie de ce qu’on pourrait
appeler une “machinerie théorique” qui sert surtout à
permettre aux observateurs de se mettre d’accord entre eux sur ce
qu’ils ont cru voir. Étymologiquement, le mot
“théorie” signifie “procession des dieux”.
La réalité, c’est autre chose, elle nous
échappe comme nous échappe la partie cachée d’un
iceberg, nous n’en observons qu’une partie infime qui ne rend pas
compte de ce qu’il y a en-dessous.
- Et dans le cas de Narcisse ?
- Narcisse veut être au plus près de ce qu’il
imagine être lui-même. Il n’imagine que ça et
c’est là qu’on peut remarquer son manque
d’imagination. Il s’observe au sens de l’observance. Son tort
est de ne pas croire au simulacre. Comme dans la psychose, il n’a pas
assez d’imaginaire pour permettre à son imagination de penser
autre chose.
- Comment ça, “penser autre chose” ?
- Oui, ou penser différemment. Le mode de pensée va
fonder un certain regard. Ce que je viens de raconter tient à une conception
de la mythologie grecque qui est, disons “littéraire”, vue
d’en-haut, dans les livres.
Or, ce livre d’image qu’on nous a
“fourgué” n’a pas grand chose à voir avec la
vie des mythes de la Grèce ancienne. Il nous manque les données
concernant leurs valeurs d’usages, les rites qui en découlent,
leurs rapports avec l’organisation du temps, leurs cohérences dans
le quotidien.
Nous restons fixés à des arrêts sur image. Les
exemples grecs nous permettent de gloser sans fin sur ce qui serait des
modèles de comportements psychologiques. C’est d’ailleurs
plus ou moins ce que je viens de faire jusqu’à maintenant. Ce
n’est pas entièrement faux mais ça se limite à la
sphère des yeux et à celle de l’espace. De nouveau, cette
perspective induit la voie de l’observance religieuse de la divine
théorie.
- Comment dépasser la simple logique du regard pour
mieux entrer dans la logique mythique ?
L’abord de la mythologie qu’on pourrait appeler
“mythologie chrétienne” permet d’entrer plus à
fond dans la compréhension de la logique mythique parce qu’elle
est plus proche de nous et de notre fonctionnement même si nous avons
délaissé le sens et abandonné nombre de rituels qui en
découlaient. Culturellement et socialement elle reste sous-jacente
à notre mode de vie.
- Mais le mot “mythe” n’est-il pas un mot
grec ?
- Oui, les Grecs avaient le terme “muthos” qui
signifie tout simplement “parole”, “parole
prononcée”, plus précisément “je parle”.
Jean-Pierre Vernant fait remarquer que “muthos” faisait pendant
à “logos”. Le premier désignant la parole
prononcée et le second désignant la forme qu’elle prenait.
Il va sans dire que “logos” est plus particulièrement
concerné par l’écriture car la parole n’a pas de
forme, puisqu’elle est “son”. Parler de la
“forme” d’un son est antinomique ou tout au moins une
pirouette du langage.
La mise au point d’un système d’écriture
alphabétique et sa généralisation par les grecs -
technologie fascinante - à fait oublier petit à petit le sens du
“muthos” au profit du “logos”. Plus tard,
l’invention de l’imprimerie et la multiplication de la reproduction
mécanique ont constitués un univers dans lequel nous baignons et
qui nous gouverne. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus vivre sans papier et
nous sommes gouvernés par les obsessionnels du classement et d’un
ordre qui ne nous concerne pas sauf à nous inclure dans sa logique.
L’arrivée de l’informatique n’a fait qu’augmenter
ce genre d’obsession.
- Et la mythologie “chrétienne” ?
- On y trouve plus clairement que dans la mythologie grecque (du
moins dans la “mythologie” grecque que nous connaissons) un souci
de l’organisation du temps, à commencer par le temps calendaire.
Nous ne sommes plus dans les images mais dans une circulation de souffles qui
mettent en jeu les fonctionnements des conduits du corps humain, bouche,
oreilles, gorge, souffles spermatiques et souffles menstruels. Ces mythes
accompagnent le temps, le scandent, lui fournissent des repères et du sens.
Au contraire des images que nous pouvons regarder avec distance,
ils nous conduisent sur le fil du temps par la parole qui le
génère et nous implique dans la temporalité.
- Mais qu’est-ce que le temps a à voir avec le
mythe ?
- Il y a plusieurs définitions du mythe. Il est
d’ailleurs difficile de le définir parce qu’il
échappe aux catégories habituelles. Jouant sur plusieurs
registres, il obéit à la combinatoire et ne peut se
réduire aux catégories de l’espace dans lesquelles nous le
plaçons presque toujours. On ne le perçoit plus “vecteur de
temps” mais par une succession d’ “arrêts sur
image”, comme dans une bande dessinée. Nous sommes
d’ailleurs, aujourd’hui, noyés dans un monde d’images.
Pour échapper à ces cristallisations, il me semble
que la meilleure solution est de s’en tenir à son sens premier
donné par l’étymologie. Il désigne la
“parole” et “acte de parole” ou “parole
prononcée”, on est donc sur le fil du temps : le temps de la
parole. La parole est indissociable du temps. On ne peut rien dire en une
seconde, sauf quelque signe limité. Elle est un rythme qui épouse
un temps et lui donne une cohérence. Le mythe est fait pour être
dit et être écouté, c’est là qu’il donne
le plus fort de son impact. Dès qu’il est écrit, il perd sa
force et sa cohérence.
- L’acte de parole organise donc un temps mythique ?
- En effet, la parole prononcée mythifie ce dont on parle
en faisant accéder la chose au discours. L’étymologie du
mot parole nous apprends que parole signifie “jeter à
côté”. Rejoindre le réel n’est possible
qu’imaginairement, dans la psychose par exemple.
- Et les oreilles dans tout ça ?
- L’habitude de l’écriture nous a fait prendre
le mythe comme une image un peu irréelle. C’est que nous le
plaçons toujours du côté du regard et nous voyons les
mythes dans des livres écrits par des ethnologues compétents.
Mais si nous reprenons le mythe dans son sens premier, nous le
plaçons d’abord du côté du circuit
“bouche-oreilles” puisque c’est avant tout une affaire de
parole et de langage. Il va sans dire que la parole est un geste, le geste
“laryngo-buccal” comme l’appelle Marcel Jousse, il
s’incarne dans le temps du mouvement et fonde toute symbolisation.
C’est sans doute à cause de sa réalité combinatoire
qu’il est si souvent associé à un rituel.
- La thérapie comme rituel ?
Oui, au sens ou le rituel incarne une parole gestuée
à propos d’un drame souvent difficile à décrire mais
dont on peut en jouer certaines composantes. Ce que l’on appelle
l’observation, n’a alors plus rien à voir avec la
Méduse. Ici, on accompagne en se laissant envahir par la parole du
patient tout en articulant avec sa parole. On participe à une aventure
temporelle en participant à la création d’un mythe commun
qui nous emmène, comme un véhicule, dans un cheminement
restaurateur.
Le temps de
l’observation coïncide ici avec celui de la thérapie, il ne
s’en distingue pas et ne le précède pas. Les
thérapeutes connaissent l’aspect bien relatif des descriptions
catégorielles que l’on fait sur les malades. Elles
n’accompagnent pas vraiment le temps de la thérapie.
La succession des séances de thérapie est une
aventure symbolico-imaginaire de consistance mythique qui se doit de prendre en
compte l’insolite et le nouveau permanent. La quintessence de cette aventure
passe par la bouche et les oreilles et oblige sans cesse à “fermer
les yeux” sur l’incohérence et la mouvance des situations.
Le thérapeute est impliqué dans la relation
temporelle avec le patient et n’a que faire des arrêts sur images.
Ces “fixations” qui servent parfois d’appui pour la
sécurité du thérapeute peuvent aussi amener à des
situations où “ça n’avance plus”. C’est
que les situations sont alors verrouillées dans un espace où plus
rien ne bouge. Le contrôle a tout éteint et on n’entend plus
rien, la créativité s’est réduite à deux
dimensions.
Le médecin François Rabelais conduisait les
voyageurs de la Dive bouteille vers la quête d’un son à
entendre et non d’un monument à voir. La princesse Quintessence a
un gosier de velours si précieux que ses servantes mâchent pour
elle les aliments qui la sustenteront. Puis, c’est par son chant,
accompagné d’un orgue en bois, qu’elle guérit les
malades qui l’écoutent. Elle introduit au “trink”
final du débouchage des conduits et de la libération de la parole,
loin de la fixation des observations inquisitrices.
Willy Bakeroot - psychanalyste et musicothérapeute.
Viroflay le 15 juin 2000 - Sainte Germaine
Article
paru dans la revue : “Les professionnels de
l’enfance” n° 10
- mars-avril 2001