Musicothérapie active

 

Vous avez dit créativité ?

 

Jacqueline MAQUEDA

Orthophoniste – Musicothérapeute (Lyon) (1)

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Soyez créatifs ! Quelle est donc cette injonction, douce et violente à la fois, qui peut inciter autant de plaisir imaginaire chez certains que d’insécurité inhibitrice chez d’autres ?

Qu’est ce qui donne à l’un la sécurité suffisante pour oser s’aventurer dans les contrées inconnues de l’imaginaire, et à l’autre le sentiment d’inquiétante étrangeté qui impose de s’agripper à la réalité perdue ?

Quand on pense à créativité, le lien se fait presque naturellement avec imaginaire et jeu. Et la capacité de jouer, c’est le pouvoir de lier l’imaginaire et le réel, dans un entre deux qui permet un va et vient créatif. Dans la psychose ce lien entre imaginaire et réel est altéré, le patient psychotique se retrouvant prisonnier d’un imaginaire destructeur et terrifiant.

 

Sur quoi se fonde ce concept de créativité ? En étayage sur ce père spirituel “suffisamment bon” qu’était Donald W. Winnicott, je vais tenter une modeste approche de ce que je comprends de ce vocable si attractif et parfois si angoissant.

 

Winnicott et la créativité

 

Il la différencie de la création et de l’oeuvre d’art. Pour lui, elle permet l’approche de la réalité extérieure. C’est un mode créatif de perception qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue. Ce qui s’oppose à la soumission au monde extérieur qui ne serait que s’ajuster, s’adapter, sans véritable expression de soi.

 

La créativité est en lien étroit avec la théorie sur le jeu et l’espace transitionnel (ou potentiel). Le mot “transition” doit être pris au pied de la lettre. Pour que le bébé, puisse renoncer à l’omnipotence magique des premiers mois, et affronter victorieusement l’épreuve de réalité, c’est à dire reconnaître l’existence d’une réalité extérieure à la réalité interne, il a besoin qu’entre le “dehors” (le monde réel extérieur) et le “dedans” (la réalité psychique interne) , une aire intermédiaire d’expériences se dessine, qui n’appartienne ni à l’un ni à l’autre, et dont l’objet choisi (le fameux doudou) en sera le précieux et fragile témoin. Il faut l’illusion préalable pour que puisse advenir la désillusion. Il faut que le bébé vive l’illusion que l’objet qu’il perçoit objectivement, est subjectivement conçu, trouvé et créé par lui, pour que puisse advenir ensuite la désillusion.

 

L’espace intermédiaire (ou “espace potentiel”) ainsi aménagé survit à la désillusion, il devient progressivement l’espace de jeu (playing) qui va s’étendre jusqu’à la vie créatrice et à toute la vie culturelle de l’homme.

 

Pour le “créateur” aussi, l’objet est trouvé-créé, bien qu’il s’agisse finalement de trouver quelque chose de déjà là. On ne crée jamais ex-nihilo. Dans le champ culturel, il est impossible d’’être original sans s’appuyer sur la tradition.    

 

Jeu réciproque entre originalité et acceptation d’une tradition, en tant qu’elle constitue la base de la capacité d’inventer. En d’autres termes, c’est le jeu réciproque entre séparation affective et union.

 

L’espace de jeu est un espace d’illusion, qui ne peut fonctionner dans un groupe qu’avec la confiance entre chacun de ses membres.

“On dirait que je serais le chef d’orchestre et que vous seriez les musiciens”

 

Dans cette formulation employée si souvent par les enfants, et que nous reprenons en séances de musicothérapie, le conditionnel ouvre  l’espace de jeu, l’“aire intermédiaire”.

Intermédiaire entre quoi et quoi ? Dans cet espace, il  est question de faire semblant, ce n’est pas la réalité objective, mais un entre-deux à mi-chemin entre ce que je perçois objectivement et ce que je conçois subjectivement. Dans la situation de groupe, tout se complexifie du fait de la confrontation des différents désirs de chacun. Ce qui est encore une fois bien difficile pour les omnipotents que sont souvent, pour ne pas dire toujours, les patients psychotiques qui montrent une impossible écoute envers les autres dans un jeu musical collectif par exemple.

La vie serait-elle plus simple quand on est seul ?

 

Gabriel, enfant autiste de 10 ans frappe deux cymbales entre elles et raconte : “on dirait deux tartes aux pommes qui font la bagarre”.

 

Est-ce là une métaphore, une équation symbolique, un détournement d’objet, une pensée délirante ? On est en tous cas dans un mouvement de créativité et d’ouverture sur l’imaginaire : Gabriel s’approprie la réalité (deux cymbales) et les fait siennes, Il ne procède pas à une simple adaptation au réel (l’utilisation fonctionnelle et rationnelle des objets, en suivant le modèle donné par exemple). Bien sûr, l’expression libérée n’est qu’un moment, nécessaire mais non suffisant. Il faut que l’imaginaire se construise, se dialectise, se structure.

 

Cependant, un trop grand écart entre ce qu’est, disons la norme (on pourrait aussi dire la tradition, la répétition) devient étranger à l’autre parce que trop privé, trop lié à une seule subjectivité non partageable.

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La créativité : entre répétition et variation

 

Il est besoin de l’appui sur la tradition, sur le familier, sur le connu, pour oser s’en éloigner. Tout prend racine dans la répétition, on pourrait dire l’ostinato, la ligne de basse, la teneur, le terme de “corde-mère” prend ici tout son sens. Plus largement, on pourrait parler de la culture d’appartenance à laquelle chacun est rattaché.  Il faut de l’invariant, de la continuité, pour se constituer et se structurer comme sujet, mais il faut aussi pouvoir être surpris, et se surprendre soi même,  en osant s’aventurer dans l’inconnu, le non-familier, l’exploration risquée des possibles, prendre des libertés avec la réalité.

 

Mais encore une fois cette prise de risque est conditionnée à la réussite au préalable du passage de l’illusion à la désillusion. C’est cette capacité de créativité qui va colorer toute la vie et donner le sentiment qu’elle vaut la peine “d’être vécue”. Il faut pouvoir revivre le sentiment du trouvé-crée : certes, l’objet cymbale était présent, mais c’est Gabriel qui lui a donné une nouvelle existence.

 

Séparation affective et union

 

Finalement, chacun joue toute sa vie au jeu de la bobine, tel un enfant qui tente de maîtriser présence et absence de l’objet (maternel en l’occurrence) en jouant avec son éloignement et son rapprochement. Si j’ai suffisamment de sécurité interne, de sentiment de continuité d’’être, je peux oser m’éloigner de la tradition et m’aventurer vers l’inconnu, en créant. Plus cette sécurité sera fragile et plus l’étrangeté me sera inquiétante et angoissante, et je serai condamné(e) à la conduite défensive et protectrice de la répétition ritualisée.

 

Il est possible cependant d’aménager des degrés dans l’aventure, les premiers étant sûrement l’imitation et l’intussusception (ce mot “joussien” explique comment le petit enfant, dans un mouvement d’intégration, va préalablement imprimer les éléments de la réalité, puis les faire siens dans l’expression qui lui est propre).

 

A ce moment de ma réflexion, j’ai bien envie d’évoquer, en un clin d’oeil asiatique  (débridé), le “ing” et le “ant” des processus winnicottiens et joussiens. Bien qu’il faille éviter de suivre ces deux chers modèles à la lettre au risque d’une seule adaptation à leur pensée, (et qui resterait par la même non créative, voire dogmatique !), ils restent des valeurs sûres dans les fondements théoriques de ma pratique.

Je leur trouve certains points communs : ils ont tous les deux le goût des processus : les “going on being” (continuité d’’être),“playing”(le processus de jeu), “holding” (le fait de porter, autant physiquement que psychiquement), “handling” (le fait de manipuler) faisant écho aux participes présents de Jousse : l’homme actant, musicant, en train de faire, dans un processus, ce qui advient, de façon vivante, interactive.

 

L’intussusceptionné de Jousse ne peut-il pas se comprendre comme l’appropriation de l’enfant dans le trouvé-créé ?

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Créativité et musicothérapie

 

Pour que le processus marche, il faut chaque fois que ce soit une aventure, une rencontre intersubjective, “un jeu pour chercher ensemble ce que nous ignorons” dit J.B Pontalis.

 

Winnicott proposait le “squiggle” en consultation, sorte de trace graphique informelle qu’il commençait à inscrire sur le papier. L’enfant avait à compléter en une figuration. Puis on inversait les rôles : l’enfant d’abord traçait, puis Winnicott laissait aller son imaginaire et complétait par une forme symbolisée.

 

Ce mouvement de va et vient intersubjectif, en appui sur une certaine réalité objective, me semble proche de ce qui peut se passer dans de nombreuses situations de jeu en séance de musicothérapie, et notamment en situation d’improvisation groupale (instrumentale, vocale, création d’un conte).

La création “in vivo” groupale va prendre forme, selon des appuis changeants (un rythme qui devient leader, puis quelques notes d’une mélodie et ainsi de suite).

 

Il ne s’agit pas de faire un culte de l’oeuvre qui serait belle, brute ou crue... Ce qui n’engendrerait qu’une fascination réciproque entre patient et soignant. Cependant la valorisation narcissique d’une production est nécessaire pour soutenir le sentiment d’existence des patients toujours en menace d’insécurité inhibitrice.

 

Créativité et psychose

 

Il y a dans la créativité un mouvement de transformation, et c’est ce qui est si difficile pour les patients psychotiques.

 

Avec la pathologie psychotique, il peut être très angoissant d’être confronté à la situation d’être créatif et prendre distance par rapport à l’objet. C’est justement sur la question de la distance, de la séparation, que le bât blesse, puisque tout est organisé dans la pensée psychotique, pour ne pas se séparer, ne pas se différencier, et surtout ne rien toucher qui risquerait de “tuer” l’objet par la transformation.

 

Ainsi, Jean, installé devant le xylophone, joue indéfiniment (faut-il dire joue ?), il égrène les notes de gauche à droite, puis de droite à gauche, puis de gauche à droite, puis de droite à..., dans un mouvement perpétuel qui annule le temps, les autres, la présence même.

 

Roland Gori dit que pour qu’il y ait création, il faut que soient mises en oeuvre conjointement pulsion de vie et pulsion de mort. Il faut qu’il y ait en  quelque sorte destruction de l’objet et que celui-ci renaisse sous une autre forme, dans la mesure où la pulsion de vie est plus forte.

Pour le psychotique, créer est vécu comme détruire. En menaçant l’objet, par identification projective, il menace le soi.

Aussi les degrés, sorte de paliers de décompression comme en plongée, sont-ils si importants pour acquérir une sécurité suffisante.

 

Ici, les degrés peuvent se nommer étayage sur l’autre ou sur la structure qu’il propose, imitation, dans un mouvement de continuité dans le temps. On retrouve l’importance de la répétition des expériences

 

Des musicothérapies

 

Commençons par une évidence: il  n’y a pas qu’une seule vérité, la rencontre intersubjective est là pour le prouver. Petite expérience : je dispose un fruit devant vous, qu’en pensez-vous? :

- version réaliste (un peu opératoire, mais qui a un certain mérite descriptif) : “ceci est une pomme verte, avec une queue marron et une feuille dentelée”.

- Version originelle : “ceci est la fameuse pomme, quelques minutes avant qu’Eve ne la croque, pour la perte de l’humanité”.

- version helvétique : “mais non, c’est la pomme que Guillaume Tell a choisie pour poser sur la tête de son fils”.

- version conte de fée : “pas du tout, c’est la pomme empoisonnée que la méchante reine va cruellement offrir à Blanche-Neige”.

- version transgénérationnelle : “je la reconnais, c’est la délicieuse pomme que me faisait cuire ma grand mère tous les jeudis”.

 

L’envolée imaginative n’est pas close, il pourrait par exemple y avoir encore la pomme, symbole de la ville de New york, et les “pom, pom, pom, pom” de la symphonie inachevée...

Là encore, on voit bien que c’est affaire de subjectivité, et qu’une même pomme n’est pas la même chose pour tout le monde. Profitons donc de cette constatation pour redire l’aberration que serait l’idée de penser qu’une musique a un sens universel et que l’on pourrait délibérément acheter des cassettes de musique pour déprimés, boiteux ou impuissants créatifs !

Ce jeu des subjectivités renvoie à ce qui représente à mes yeux, et de façon magistrale, le processus de créativité, je veux parler des exercices de style de Raymond Queneau : il réussit, en partant d’une première description banale d’un autobus parisien à une heure de pointe, à le décrire de 99 manières différentes, l’écriture étant chaque fois animée d’un affect particulier.

 

On est encore une fois bien dans le mouvement d’appropriation de la réalité par un sujet, à un moment de sa vie, et qui donne à sa perception objective la dimension  de conception subjective essentielle pour une parole sienne. Je me permets de renvoyer tous les amoureux des exercices de style à  “la tirade du nez” de Cyrano, c’est aussi un modèle du genre.

 

Nombreux sont ceux qui répètent qu’il y a autant de musicothérapies que de musicothérapeutes ! Il demeure cependant essentiel de savoir à quelle filiation nous sommes rattachés et quels sont nos fondements théoriques.

 

Si nous jouions au portrait chinois et que nous cherchions sur le thème du cinéma, je dirais que “chacun cherche son chat” ou aussi bien “petits arrangements avec la “réalité”, pour dire que chacun invente sa propre culture en s’appropriant une certaine réalité extérieure, trouvée-créée façonnée par sa subjectivité.

 

S’il faut trouver quelques principes de base cependant, il serait essentiel que tout musicothérapeute associe un savoir, une connaissance des pathologies et du mode de compréhension de l’individu auquel il adhère (en ce qui me concerne, c’est l’approche psychodynamique qui me convient le mieux), à “une sensibilité créatrice, c’est à dire un engagement personnel dans les médiations utilisées”.

 

Broustra dit encore: “le désir de créer des formes ne doit pas être pour le thérapeute un “comme si” mais l’engagement dans une expérience signifiante et créatrice”.

 

Ceci suppose d’avoir expérimenté (et de continuer régulièrement à le faire), des situations qui facilitent la disponibilité, l’ écoute de l’autre et l’accueil de toute proposition imprévue, au-delà des positions de maîtrise que le penchant humain naturel pousse à prendre. Alors, pensons à dépoussiérer régulièrement les toiles d’araignée qui nous sclérosent la tête et nous enkystent la pensée!

 

 

(1) Orthophoniste- musicothérapeute au sein du secteur de pédopsychiatrie de Villeurbanne et à l’Atelier Sonore Thérapeutique de l’hôpital du Vinatier (avec Gilbert Nectoux, déjà connu à Carmina)

Enseignante en orthophonie à l’université Lyon I Claude Bernard. Intervenante dans différentes formations à la musicothérapie.

 

Bibliographie .

- D.W Winnicott “Jeu et réalité” Gallimard. 1975.

- M. Jousse “L’Anthropologie du geste”

Gallimard 1974.

- J. Broustra “Expression et psychose”

S.F Psychothérapies 1988.

- R. Gori  “Entre cri et langage” : l’acte de parole. Psychanalyse et langage    Dunod. 1977.

- JB Pontalis “Aller et retour” revue ARC consacrée à D.W Winnicott Duponchelle 1990.

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