Musicothérapie active
Vous avez dit
créativité ?
Soyez créatifs ! Quelle est
donc cette injonction, douce et violente à la fois, qui peut inciter
autant de plaisir imaginaire chez certains que d’insécurité
inhibitrice chez d’autres ?
Qu’est ce qui donne à
l’un la sécurité suffisante pour oser s’aventurer
dans les contrées inconnues de l’imaginaire, et à
l’autre le sentiment d’inquiétante étrangeté
qui impose de s’agripper à la réalité perdue ?
Quand on pense à
créativité, le lien se fait presque naturellement avec imaginaire
et jeu. Et la capacité de jouer, c’est le pouvoir de lier
l’imaginaire et le réel, dans un entre deux qui permet un va et
vient créatif. Dans la psychose ce lien entre imaginaire et réel
est altéré, le patient psychotique se retrouvant prisonnier
d’un imaginaire destructeur et terrifiant.
Sur quoi se fonde ce concept de
créativité ? En étayage sur ce père spirituel
“suffisamment bon” qu’était Donald W. Winnicott, je
vais tenter une modeste approche de ce que je comprends de ce vocable si
attractif et parfois si angoissant.
Winnicott et la
créativité
Il la différencie de la
création et de l’oeuvre d’art. Pour lui, elle permet
l’approche de la réalité extérieure. C’est un
mode créatif de perception qui donne à l’individu le
sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue. Ce qui
s’oppose à la soumission au monde extérieur qui ne serait
que s’ajuster, s’adapter, sans véritable expression de soi.
La créativité est en
lien étroit avec la théorie sur le jeu et l’espace
transitionnel (ou potentiel). Le mot “transition” doit être
pris au pied de la lettre. Pour que le bébé, puisse renoncer
à l’omnipotence magique des premiers mois, et affronter
victorieusement l’épreuve de réalité, c’est
à dire reconnaître l’existence d’une
réalité extérieure à la réalité
interne, il a besoin qu’entre le “dehors” (le monde
réel extérieur) et le “dedans” (la
réalité psychique interne) , une aire intermédiaire
d’expériences se dessine, qui n’appartienne ni à
l’un ni à l’autre, et dont l’objet choisi (le fameux
doudou) en sera le précieux et fragile témoin. Il faut
l’illusion préalable pour que puisse advenir la
désillusion. Il faut que le bébé vive l’illusion que
l’objet qu’il perçoit objectivement, est subjectivement
conçu, trouvé et créé par lui, pour que puisse
advenir ensuite la désillusion.
L’espace intermédiaire
(ou “espace potentiel”) ainsi aménagé survit à
la désillusion, il devient progressivement l’espace de jeu
(playing) qui va s’étendre jusqu’à la vie
créatrice et à toute la vie culturelle de l’homme.
Pour le
“créateur” aussi, l’objet est
trouvé-créé, bien qu’il s’agisse finalement de
trouver quelque chose de déjà là. On ne crée jamais
ex-nihilo. Dans le champ culturel, il est impossible d’’être
original sans s’appuyer sur la tradition.
Jeu réciproque entre
originalité et acceptation d’une tradition, en tant qu’elle
constitue la base de la capacité d’inventer. En d’autres
termes, c’est le jeu réciproque entre séparation affective
et union.
L’espace de jeu est un espace
d’illusion, qui ne peut fonctionner dans un groupe qu’avec la
confiance entre chacun de ses membres.
“On dirait que je serais le
chef d’orchestre et que vous seriez les musiciens”
Dans cette formulation
employée si souvent par les enfants, et que nous reprenons en
séances de musicothérapie, le conditionnel ouvre l’espace de jeu,
l’“aire intermédiaire”.
Intermédiaire entre quoi et
quoi ? Dans cet espace, il est
question de faire semblant, ce n’est pas la réalité
objective, mais un entre-deux à mi-chemin entre ce que je perçois
objectivement et ce que je conçois subjectivement. Dans la situation de
groupe, tout se complexifie du fait de la confrontation des différents
désirs de chacun. Ce qui est encore une fois bien difficile pour les
omnipotents que sont souvent, pour ne pas dire toujours, les patients
psychotiques qui montrent une impossible écoute envers les autres dans
un jeu musical collectif par exemple.
La vie serait-elle plus simple quand
on est seul ?
Gabriel, enfant autiste de 10 ans
frappe deux cymbales entre elles et raconte : “on dirait deux tartes aux
pommes qui font la bagarre”.
Est-ce là une
métaphore, une équation symbolique, un détournement
d’objet, une pensée délirante ? On est en tous cas dans un
mouvement de créativité et d’ouverture sur
l’imaginaire : Gabriel s’approprie la réalité (deux
cymbales) et les fait siennes, Il ne procède pas à une simple
adaptation au réel (l’utilisation fonctionnelle et rationnelle des
objets, en suivant le modèle donné par exemple). Bien sûr,
l’expression libérée n’est qu’un moment,
nécessaire mais non suffisant. Il faut que l’imaginaire se
construise, se dialectise, se structure.
Cependant, un trop grand
écart entre ce qu’est, disons la norme (on pourrait aussi dire la
tradition, la répétition) devient étranger à
l’autre parce que trop privé, trop lié à une seule subjectivité
non partageable.
La créativité :
entre répétition et variation
Il est besoin de l’appui sur
la tradition, sur le familier, sur le connu, pour oser s’en
éloigner. Tout prend racine dans la répétition, on
pourrait dire l’ostinato, la ligne de basse, la teneur, le terme de
“corde-mère” prend ici tout son sens. Plus largement, on
pourrait parler de la culture d’appartenance à laquelle chacun est
rattaché. Il faut de
l’invariant, de la continuité, pour se constituer et se structurer
comme sujet, mais il faut aussi pouvoir être surpris, et se surprendre
soi même, en osant
s’aventurer dans l’inconnu, le non-familier, l’exploration
risquée des possibles, prendre des libertés avec la
réalité.
Mais encore une fois cette prise de
risque est conditionnée à la réussite au préalable
du passage de l’illusion à la désillusion. C’est
cette capacité de créativité qui va colorer toute la vie
et donner le sentiment qu’elle vaut la peine “d’être
vécue”. Il faut pouvoir revivre le sentiment du
trouvé-crée : certes, l’objet cymbale était
présent, mais c’est Gabriel qui lui a donné une nouvelle existence.
Séparation affective et
union
Finalement, chacun joue toute sa vie
au jeu de la bobine, tel un enfant qui tente de maîtriser présence
et absence de l’objet (maternel en l’occurrence) en jouant avec son
éloignement et son rapprochement. Si j’ai suffisamment de
sécurité interne, de sentiment de continuité
d’’être, je peux oser m’éloigner de la tradition
et m’aventurer vers l’inconnu, en créant. Plus cette
sécurité sera fragile et plus l’étrangeté me
sera inquiétante et angoissante, et je serai condamné(e) à
la conduite défensive et protectrice de la répétition
ritualisée.
Il est possible cependant
d’aménager des degrés dans l’aventure, les premiers
étant sûrement l’imitation et l’intussusception (ce
mot “joussien” explique comment le petit enfant, dans un mouvement
d’intégration, va préalablement imprimer les
éléments de la réalité, puis les faire siens dans
l’expression qui lui est propre).
A ce moment de ma réflexion,
j’ai bien envie d’évoquer, en un clin d’oeil
asiatique (débridé),
le “ing” et le “ant” des processus winnicottiens et
joussiens. Bien qu’il faille éviter de suivre ces deux chers
modèles à la lettre au risque d’une seule adaptation
à leur pensée, (et qui resterait par la même non
créative, voire dogmatique !), ils restent des valeurs sûres dans
les fondements théoriques de ma pratique.
Je leur trouve certains points
communs : ils ont tous les deux le goût des processus : les “going
on being” (continuité
d’’être),“playing”(le processus de jeu),
“holding” (le fait de porter, autant physiquement que
psychiquement), “handling” (le fait de manipuler) faisant
écho aux participes présents de Jousse : l’homme actant,
musicant, en train de faire, dans un processus, ce qui advient, de façon
vivante, interactive.
L’intussusceptionné de
Jousse ne peut-il pas se comprendre comme l’appropriation de
l’enfant dans le trouvé-créé ?
Créativité et
musicothérapie
Pour que le processus marche, il
faut chaque fois que ce soit une aventure, une rencontre intersubjective,
“un jeu pour chercher ensemble ce que nous ignorons” dit J.B
Pontalis.
Winnicott proposait le
“squiggle” en consultation, sorte de trace graphique informelle
qu’il commençait à inscrire sur le papier. L’enfant
avait à compléter en une figuration. Puis on inversait les rôles
: l’enfant d’abord traçait, puis Winnicott laissait aller
son imaginaire et complétait par une forme symbolisée.
Ce mouvement de va et vient
intersubjectif, en appui sur une certaine réalité objective, me
semble proche de ce qui peut se passer dans de nombreuses situations de jeu en
séance de musicothérapie, et notamment en situation
d’improvisation groupale (instrumentale, vocale, création
d’un conte).
La création “in
vivo” groupale va prendre forme, selon des appuis changeants (un rythme
qui devient leader, puis quelques notes d’une mélodie et ainsi de
suite).
Il ne s’agit pas de faire un
culte de l’oeuvre qui serait belle, brute ou crue... Ce qui
n’engendrerait qu’une fascination réciproque entre patient
et soignant. Cependant la valorisation narcissique d’une production est
nécessaire pour soutenir le sentiment d’existence des patients
toujours en menace d’insécurité inhibitrice.
Créativité et
psychose
Il y a dans la
créativité un mouvement de transformation, et c’est ce qui
est si difficile pour les patients psychotiques.
Avec la pathologie psychotique, il
peut être très angoissant d’être confronté
à la situation d’être créatif et prendre distance par
rapport à l’objet. C’est justement sur la question de la
distance, de la séparation, que le bât blesse, puisque tout est
organisé dans la pensée psychotique, pour ne pas se
séparer, ne pas se différencier, et surtout ne rien toucher qui
risquerait de “tuer” l’objet par la transformation.
Ainsi, Jean, installé
devant le xylophone, joue indéfiniment (faut-il dire joue ?), il
égrène les notes de gauche à droite, puis de droite
à gauche, puis de gauche à droite, puis de droite à...,
dans un mouvement perpétuel qui annule le temps, les autres, la présence
même.
Roland Gori dit que pour qu’il
y ait création, il faut que soient mises en oeuvre conjointement pulsion
de vie et pulsion de mort. Il faut qu’il y ait en quelque sorte destruction de
l’objet et que celui-ci renaisse sous une autre forme, dans la mesure
où la pulsion de vie est plus forte.
Pour le psychotique, créer
est vécu comme détruire. En menaçant l’objet, par
identification projective, il menace le soi.
Aussi les degrés, sorte de
paliers de décompression comme en plongée, sont-ils si importants
pour acquérir une sécurité suffisante.
Ici, les degrés peuvent se
nommer étayage sur l’autre ou sur la structure qu’il
propose, imitation, dans un mouvement de continuité dans le temps. On
retrouve l’importance de la répétition des expériences
Des musicothérapies
Commençons par une
évidence: il n’y a
pas qu’une seule vérité, la rencontre intersubjective est
là pour le prouver. Petite expérience : je dispose un fruit
devant vous, qu’en pensez-vous? :
- version réaliste (un
peu opératoire, mais qui a un certain mérite descriptif) :
“ceci est une pomme verte, avec une queue marron et une feuille
dentelée”.
- Version originelle : “ceci est la fameuse pomme, quelques minutes avant qu’Eve ne la
croque, pour la perte de l’humanité”.
- version helvétique : “mais non, c’est la pomme que Guillaume Tell a choisie pour poser
sur la tête de son fils”.
- version conte de fée : “pas du tout, c’est la pomme empoisonnée que la
méchante reine va cruellement offrir à Blanche-Neige”.
- version
transgénérationnelle : “je la reconnais,
c’est la délicieuse pomme que me faisait cuire ma grand
mère tous les jeudis”.
L’envolée imaginative
n’est pas close, il pourrait par exemple y avoir encore la pomme, symbole
de la ville de New york, et les “pom, pom, pom, pom” de la
symphonie inachevée...
Là encore, on voit bien que
c’est affaire de subjectivité, et qu’une même pomme
n’est pas la même chose pour tout le monde. Profitons donc de cette
constatation pour redire l’aberration que serait l’idée de
penser qu’une musique a un sens universel et que l’on pourrait
délibérément acheter des cassettes de musique pour
déprimés, boiteux ou impuissants créatifs !
Ce jeu des subjectivités
renvoie à ce qui représente à mes yeux, et de façon
magistrale, le processus de créativité, je veux parler des
exercices de style de Raymond Queneau : il réussit, en partant
d’une première description banale d’un autobus parisien
à une heure de pointe, à le décrire de 99 manières
différentes, l’écriture étant chaque fois animée
d’un affect particulier.
On est encore une fois bien dans le
mouvement d’appropriation de la réalité par un sujet,
à un moment de sa vie, et qui donne à sa perception objective la
dimension de conception subjective
essentielle pour une parole sienne. Je me permets de renvoyer tous les amoureux
des exercices de style à
“la tirade du nez” de Cyrano, c’est aussi un
modèle du genre.
Nombreux sont ceux qui
répètent qu’il y a autant de musicothérapies que de
musicothérapeutes ! Il demeure cependant essentiel de savoir à
quelle filiation nous sommes rattachés et quels sont nos fondements théoriques.
Si nous jouions au portrait chinois
et que nous cherchions sur le thème du cinéma, je dirais que
“chacun cherche son chat” ou aussi bien “petits arrangements
avec la “réalité”, pour dire que chacun invente sa
propre culture en s’appropriant une certaine réalité
extérieure, trouvée-créée façonnée
par sa subjectivité.
S’il faut trouver quelques
principes de base cependant, il serait essentiel que tout
musicothérapeute associe un savoir, une connaissance des pathologies et
du mode de compréhension de l’individu auquel il adhère (en
ce qui me concerne, c’est l’approche psychodynamique qui me
convient le mieux), à “une sensibilité créatrice,
c’est à dire un engagement personnel dans les médiations
utilisées”.
Broustra dit encore: “le
désir de créer des formes ne doit pas être pour le
thérapeute un “comme si” mais l’engagement dans une
expérience signifiante et créatrice”.
Ceci suppose d’avoir
expérimenté (et de continuer régulièrement à
le faire), des situations qui facilitent la disponibilité, l’
écoute de l’autre et l’accueil de toute proposition
imprévue, au-delà des positions de maîtrise que le penchant
humain naturel pousse à prendre. Alors, pensons à
dépoussiérer régulièrement les toiles
d’araignée qui nous sclérosent la tête et nous
enkystent la pensée!
(1) Orthophoniste-
musicothérapeute au sein du secteur de pédopsychiatrie de
Villeurbanne et à l’Atelier Sonore Thérapeutique de
l’hôpital du Vinatier (avec Gilbert Nectoux, déjà
connu à Carmina)
Enseignante en orthophonie à
l’université Lyon I Claude Bernard. Intervenante dans
différentes formations à la musicothérapie.
Bibliographie .
- D.W Winnicott “Jeu et
réalité” Gallimard. 1975.
- M. Jousse
“L’Anthropologie du geste”
Gallimard 1974.
- J. Broustra “Expression et
psychose”
S.F Psychothérapies 1988.
- R. Gori “Entre cri et langage” : l’acte de parole.
Psychanalyse et langage
Dunod. 1977.
- JB Pontalis “Aller et
retour” revue ARC consacrée à D.W Winnicott Duponchelle
1990.