Musicothérapie active et formation ?
- Une petite salle ingrate, froide et fonctionnelle.
- Une douzaine de stagiaires paramédicales de pédiatrie et de maternité d'un hôpital de grande banlieue : les "oubliées", des aides-soignantes aux infirmières ou sages-femmes, habituées à assumer la souffrance humaine à l'hôpital sans en recevoir beaucoup de considération, femmes sans qui, pourtant, l'institution s'effondrerait.
- Un thème de formation déjà riche de projections et de violence : "les soignants face à la maltraitance des enfants reçus à l'hôpital".
* Après un tour de table où chacune dit son expérience professionnelle et ses attentes, ces femmes se montrent toutes très engagées dans leur métier, solides et vulnérables et peu prêtes à s'en laisser conter. La distance et quelque méfiance se lisent dans les regards.
Certaines d'entre elles se connaissent pour travailler ensemble, d'autres s'entr'aperçoivent d'un service à l'autre et savent à peine leurs noms. Là aussi, la confiance n'est pas forcément acquise : ce groupe me semble en souffrance, non pas d'une souffrance qui se montre et se dit, mais de la souffrance discrète de ceux qui se savent peu écoutés.
Il me semble prioritaire de le rassembler en groupe "suffisamment bon" pour que la parole puisse ensuite circuler en confiance dans cet espace transitionnel qui nous constitue. Pour que, peu à peu, dans cette matrice réconfortante et structurante, les blessures auxquelles confronte l'exercice de la profession puissent s'entendre au même titre que celles que l'on est là pour panser.
Pour favoriser ce passage j'ai utilisé un protocole de musicothérapie active centré sur le balancement .
A ma demande, nous formons une ronde, épaule contre épaule et nous impulsons un balancement, d'un pied sur l'autre, de droite à gauche, laissant s'appaiser les premiers rires de défense, laissant s'installer le plaisir archaïque du bercement comme dans les bras d'une mère. Le silence est là, chacune est attentive au bien-être qu'elle ressent, au contact des autres.
Sans cesser le balancement, nous nous écartons les unes des autres, et, sur le temps du pied droit, nous "lançons" ensemble nos deux bras vers la droite, puis, l'une après l'autre, nous "lançons" notre prénom que le groupe reprend en responsorial.
Corps, rythme et parole, chacune a fait don au groupe de ce qu'elle est, a été reconnue par lui et a reconnu celle qui se nommait.
Toujours nous balançant, nous nous donnons la main sans rien dire, puis, nous nous arrêtons.
Voilà, c'est tout simple, presque tout bête. Et pourtant, dans ce rejeu d'émotions archaïques où chacune a croisé sa mémoire à la source, le groupe a pris, comme prend une mayonnaise.
Chacune, en regagnant sa place a pu reconnaître l'autre en mettant un prénom sur son visage, être reconnue d'elle, avec la jubilation d'une expérience partagée. Il s'est passé là l'exact opposé de ce qui se passe pour elles dans leur vie professionnelle quotidiennne : d'anonymes, elles sont devenues nommées, elles ont trouvé existence dans le regard et la parole de l'autre.
* Le thème de "l'enfant maltraité", de par sa nature même, suscite identifications et réactions passionnelles chez chaque participante : à un moment ou un autre de notre vie, nous avons tous été un enfant maltraité. Se décoller de sa propre histoire, de sa propre souffrance, est indispensable pour pouvoir accueillir et penser les situations parfois dramatiques qui se présentent. Mais pour celà, ne faut-il pas, avant tout, reconnaître tapies au fond de soi les parties blessées, maltraitées et les violences qui s'y rattachent ?
Nous devions définir des termes aisément confondus : violence, agressivité et maltraitance, termes chargés en eux-mêmes de projections très fortes.
M'appuyant sur la fonction matricielle du groupe, déjà expérimentée, je proposai un protocole de musicothérapie active, celui des"balles nommées" : il permet, dans cette alliance du corps et du geste, de libérer une parole difficile à "sortir" dans la passivité de corps assis attendant la "sainte parole" du formateur-passeur de savoir.
La balle lancée rebondit au centre du cercle, en même temps que claque le mot que le lanceur associe aux trois termes successivement évoqués. Le destinataire de la balle la renvoie en lançant un autre mot que le terme lui évoque. Et dans ces gestes balancés rythmiquement, tombent les inhibitions, se libèrent la rage, la violence, les émotions fortes que l'on s'étonne de voir nommées.
* Au cours de ces quatre jours de formation sur un thème aussi difficile, où identifications et projections inévitables sèment la confusion en chacun d'entre nous, nous nous sommes donné des points de repère, des respirations ludiques qui ont scandé notre temps, lui imprimant un rythme revigorant :
- C'est ainsi que chaque matin, un rituel de nomination-reconnaisance, de soi-même et des autres, s'est installé au travers de jeux rythmiques différents, rituel attendu avec plaisir car il assurait la cohésion du groupe et lui permettait d'aborder des expériences traumatisantes dans une enceinte bienveillante.
- C'est ainsi que lorsque la tension s'est faite trop forte, d'évoquer des situations de violences que l'impuissance personnelle ou institutionnelle rendent insupportables, nous avons eu recours au protocole de la bataille de tambourins, pour nous aider à exprimer, reconnaître et tenter de gèrer l'agressivité circulant à l'intérieur du groupe.
La première partie de ce protocole, où la consigne est de "tuer" symboliquement l'autre, dans un jeu de tambourin - et seulement de tambourin ! - confronte chacune des participantes à reconnaître, dans l'action, sa propre agressivité : inhibition, fuite devant l'adversaire, ou, au contraire, volonté de puissance et agressivité exacerbée.
Le deuxième volet, où l'agressivité s'organise dans un rituel de prise en compte et de reconnaissance de l'adversaire en retardant le moment de la "mise à mort", permet à chacune de voir comment elle peut composer avec son agressivité.
Découvrir de l'intérieur, par le biais de son corps mis en mouvement dans un combat symbolique, comment on fonctionne face aux agressions conduit le stagiaire à s'interroger sur sa propre gestion des conflits dans la réalité.
* Quatre jours, c'est bien peu, pour à la fois comprendre et faire évoluer ce que l'on est devant des situations de violence, et apprendre intellectuellement ce qui est en jeu.
- Alors, les protocoles de musicothérapie active sont-ils du temps perdu à se faire plaisir, du temps volé à des acquisitions indispensables à la gestion de situations d'urgence ?
- Ou bien offrent-ils à chacune un temps de rencontre et, pourquoi pas, de réappropriation de sa mémoire enfouie ? Un temps partagé où formés et formateur avancent d'un même pas, se retrouvant à égalité devant leurs inhibitions ou difficultés de mémorisation ? Un temps indispensable à la création collective de cet espace ludique transitionnel où chacune peut déposer ce qu'elle est et se nourrir de la richesse des autres ?
- Pédagogie ? Thérapie ? Nous sommes là à la croisée des deux, où l'apprentissage d'un "savoir être", plus que d'un "savoir faire", est aidé par un groupe suffisament bon et contenant.
Anne-Marie CAZANAVE-ROBERT
Psychologue