COLLOQUE MUSIQUE ET THÉRAPIE
GRIF - POITIERS 7 MAI 1994
Intervention de Willy BAKEROOT
LA MUSICOTHÉRAPIE ACTIVE OU LA MÉMOIRE VIVANTE
Formation et contenu
Afin d'introduire le thème de la mémoire, je vous propose de présenter
d'abord
ce qu'est la musicothérapie active telle qu'elle est enseignée depuis
quelques années dans la région lyonnaise ainsi que depuis cette année
dans la région
parisienne.
Cette présentation conduira à quelques propos sur la mémoire.
Cette forme de travail est appelée musicothérapie active pour la distinguer
de la musicothérapie
dite réceptive que nous ne pratiquons pas.
Elle se déroule à deux endroits
:
D'une part dans le cadre de l'INFIPP à Lyon, plus précisément à Saint
Germain au Mont d'or, et dure neuf semaines étalées sur 1 an, de septembre
à octobre de l'année
suivante.
D'autre part, en région parisienne dans le cadre de Buc ESPACE
RESSOURCES et dure 10 semaines, étalées sur 2 ans, à raison
de 5 semaines par an. Chaque cycle commence en janvier et se termine en juillet.
C'est
une formation assez pragmatique que je qualifie volontiers d'artisanale.
Elle vise à donner aux thérapeutes
qui l'utilisent, un outil de travail permettant de médiatiser leur relation
avec les patients. Je préfère le terme "artisanat" au
mot "art" qui
est un mot récent
trop connoté par
l'hypertrophie du moi. Comme dit Régis Debray (1) : "l'artiste,
c'est
l'artisan
qui dit “moi je".
Elle se réfère à une certaine conception de la musicothérapie
qui dépend d'une certaine conception de la musique.
Quand j'ai commencé à élaborer
cette formation, il fallait trouver avant tout une pratique musicale abordable
aussi bien pour les patients que pour les thérapeutes. Il fallait offrir
une manière de musiquer qui libère suffisament des contraintes de
la technique pour porter attention à ce qui est proprement humain : le jeu
relationnel. Je n'ai pas trouvé cette possibilité dans nos systèmes
occidentaux d'aujourd'hui. C'est pourquoi je me suis tourné vers d'autres
horizons où j'ai
pu trouver des procédés
adéquats : les sociétés traditionnelles de style oral qui vivent
principalement en Afrique et en Asie. Cette conception s'inspire des procédés
actifs et ludiques liés aux formes de musicothérapies que l'on peut
trouver dans ces sociétés.
Ces procédés articulent globalement le corps, la danse, le rythme
musical, la parole et le rituel dramatique.
La rencontre de Carl ORFF et ma formation à sa
pédagogie (que l'on appelle schulwerk) m'avaient déja mis sur la voie.
Carl
ORFF était
un musicien et conteur bavarois qui avait beaucoup travaillé sur les origines
et la magie du langage. Il était, à ma connaissance, le seul ayant
offert la possibilité de
relier l'expression
musicale des peuples traditionnels de style oral et celle qui est la nôtre
basée
sur l'écrit. Grâce au "Schulwerk" (2) il proposait une
voie qui me paraissait correspondre à ce
que je recherchais. Pour tracer les lignes de forces de la musicothérapie
active, j'ai emprunté ses hypothèses de travail.
En France, on connaît mal
Carl ORFF et sa pédagogie musicale. On connaît ses instruments mais
on sait peu que les règles qui constituent sa pédagogie (le shulwerk) ont
été puisées
chez les traditionnels. La musicothérapie active reprend donc toute une série
de procédés africains et
asiatiques qui feront office de lois auxquelles les participants vont pouvoir
se mesurer. Ces procédés constitueront, d'une manière très
concrète,
les règles
du jeu.
C'est donc une voie essentiellement pratique, fondée sur plusieurs
points clés.
C'est d'abord un TRAVAIL DE GROUPE. (3) Et nous pensons
aussi que la musicothérapie
est d'abord une affaire de groupe. Les thérapies traditionnelles sont toujours
réalisées avec la participation du groupe de vie du patient. Dans
ce travail, le thérapeute est aussi animateur, garant des protocoles. Ce
qui ne simplifie pas le travail et pose l'éternelle question de la spécificité
de l'animation ainsi que celle de la thérapie. Mais cela me paraît être
un faux débat qui
occulte l'analyse des spécificités de l'utilisation d'un "média" en
thérapie.
Elle propose aussi aux patients d'être ACTEUR dans
le jeu rythmo-musical. Les thèmes qui seront
musiqués et dramatisés seront tirés des événements
qui surviennent dans leurs groupes de vie. D'où l'importance que nous accordons
au terme "musiquer" et
au sens actif du verbe.
D'où découle le caractère DRAMATURGIQUE de
la plupart des protocoles proposés. Ils servent à incarner les événements
de la vie dans une dimension rythmo-musicale.
Un point essentiel est aussi l'ASPECT GLOBAL du travail,
articulant sans cesse le corps, la parole et le rythme musical. Cette dimension
est unificatrice, anti-morcelante et tend à réenraciner la
parole dans le corps.
Elle s'attache à la mise en évidence du TEMPS et
de la MÉMOIRE. La musicothérapie
active est une tentative de réconciliation avec le temps. C'est pourquoi
nous essayons autant que possible d'étendre cette perspective de travail
temporel jusqu'au temps calendaire. Les points de repères y sont nombreux.
De plus leurs connotations mythiques permettent une véritable mémorisation
et un apport intéressant dans
le cours d’une thérapie.
D'où la sensibilisation à la MYTHOLOGIE qui
introduit à l'organisation
du temps calendaire et aux rituels qui en découlent. Cette sensibilisation
se fait entre autre par le biais des contes et des grands récits de la mythologie
européenne ainsi que l'entrainement aux techniques du conteur. Il faut noter
la référence constante aux modes de fonctionnement musicaux et thérapeutiques
des sociétés traditionnelles - sans en adopter aucun système
de croyance - en leur empruntant des procédés qui sont tous faciles
d'accès
pour les populations à qui
nous avons à faire dans notre travail quotidien.
Par exemple, l'utilisation
de la mélodie donne la préférence à l'utilisation
de SYSTÈMES
MODAUX.
Ceux-ci sont beaucoup plus proches de l'expression humaine et surtout de
l'expression
de la voix que les systèmes tonaux qui ont un caractère très
mécanique
et trop systématique.
Pour tout ceci, il est nécessaire de comprendre le mieux possible ce qui
se passe dans les sociétés de style oral, en connaître la logique,
mais aussi en connaître
les procédés qui y sont utilisés. Ils n'ont rien à voir
avec notre façon
de musiquer. Nous n'y voyons trop souvent que techniques élémentaires,
sauvages, en retard sur ce que nous faisons. Alors que si nous y regardons
de près,
nous y trouvons infiniment d'intelligence et de raffinement dans l'organisation
du temps. Ces techniques servent avant tout le côté humain plutôt
que l'aspect
esthétique.
C'est pourquoi la formation est jalonnée de cours et de documents filmés
concernant l'ethnologie. Nous essayons, autant que possible d'illustrer notre
propos par des exemples qui viennent du monde entier. Cela oblige à entrer
non seulement dans une cohérence rythmo-musicale différente de celle
que nous connaissons, mais aussi dans un rapport différent à la maladie.
Il faut dire que la musicothérapie
active ne tire pas sa cohérence d'une réponse directe à des
critères
de soins tels que nous l'entendons habituellement. Il n'y a pas vraiment
de manière
de musiquer qui correspondrait précisément à tel ou tel cas
de pathologie.
Bien sûr, les manières de travailler doivent s'adapter selon les différents
groupes de patients, et aussi, sans aucun doute, au style du thérapeute.
Par exemple, on ne travaille pas avec des petits enfants comme on travaille
en gériatrie ou avec
des déments.
Elle n'essaye pas de faire coller les malades à une classification
nosographique. C'est pourquoi le problème des indications ne se pose pas.
Sur quels critères - sauf extérieurs à l'activité -
se baserait-on pour décider qui peut ou ne peut pas musiquer,
surtout s'il le désire.
Cette utilisation du rythme musical se présente comme un ensemble qui tient
sa cohérence non pas de la pathologie mais de la vie normale des groupes.
Or, les tous les groupes sociaux se servent naturellement du rythme musical
dans la vie sociale de leurs membres, ne fut ce que pour ponctuer la parole.
Il n'existe
pas de sociétés sans le rythme musical. Dans cette perspective, la
musique n'est pas concue comme un objet qui aurait valeur d'échanges, manipulable,
quantifiable et propre à la consommation. D'une certaine manière elle est
tout de même un
objet puisqu'elle se pose entre deux personnes. Mais dans l'ensemble, nous
la concevons plutôt comme une valeur d'usage, véhicule de sens et de
paroles. Par exemple, nous ne conservons rien sauf exceptionnellement, mais
nous pratiquons le plus possible.
Cela amène d'ailleurs au problème de la mémoire. Il est vrai que la musique peut être prise comme un média qui va permettre, entre autre, de mesurer la distance entre les partenaires d'une thérapie. On pourrait dire que ce média pose des jalons dans un entre-deux. Mais c'est un objet bien étrange , dès qu'on y touche, on se sent manipulé par lui. Le rythme musical est surtout un organisateur du temps. Un organisateur qui n'arrête pas de faire couler le temps et qui nous entraîne dans son cours. Le mot "RYTHME" est construit à partir de la racine grecque "RHEO" qui signifie "couler". Avec lui, nous sommes emportés dans un mouvement qui entraîne notre corps dans la gestualisation - ne fut-ce qu'à marquer le tempo. Et cette gestualisation nous replonge dans le grand jeu fondamental qui opère depuis notre enfance, celui de l'élaboration continue de nos limites corporelles.
En musiquant, nous favorisons la résurgence d'un ensemble de processus qui ont contribués à nous constituer en tant qu'individus différents des autres et articulant avec eux. Il est remarquable d'observer combien le jeu rythmo-musical - ou même, quelquefois, la simple écoute musicale - provoque des réactions émotionnelles parfois intenses. C'est que la mémoire est revivifiée. Tous les mouvements rythmo-musicaux : les scansions, les tempos, les ictus, les crescendos, les diminuendos, les fortes, les silences, les syncopes, les contre-temps, en un mot tous les cas de figures du rapport au temps que nous éprouvons depuis notre première enfance, sont remis en évidence avec leur potentiel de mémoire et les plaisirs ou les déplaisirs qui y sont accrochés. Winnicot évoque le moment de la naissance en termes d'expérience inaugurale du temps qui aurait une incidence sur l'appréhension ultérieure de la musique. Winnicott (4) fait un rapport entre la forme musicale et l'expérience d'un enfant ayant eu un accouchement qui aurait eut du retard. Il évoque le sentiment d'un retard indéfini qui dépasserait alors la compréhension du nourrisson.
Toute éducation est par essence rythmique avec, en corollaire, le geste et le son. Nous n'avons qu'à observer les premières relations entre la mère et l'enfant. Elles sont sont scandées par l'alternance du rapprochement intime puis de l'éloignement. Musiquer, c'est faire resurgir la mémoire, la vivifier dans tout ce qu'elle a de plus constructif pour la personne humaine.
On ne
peut pas s'empêcher d'évoquer ici Marcel JOUSSE (5) qui bâti
sa théorie
sur le parallélisme
entre la construction de la personne humaine et celle de la mémoire. Il explique
comment, pour lui, le petit d'homme mimisme (6) le monde dans lequel il est
nouvellement arrivé. S'il le mimisme, c'est pour l''intégrer à sa
construction personnelle. Dans la vieillesse, cet édifice se décompose.
C'est alors qu'il perd la mémoire.
Marcel JOUSSE ne dit pas que l'enfant voit le monde et se l'approprierait
par une démarche purement mentale ou simplement visuelle. Il utilise
le mot "mimisme",
c'est-à-dire que l'enfant se construit par une succession infinie de gestes
qui rejouent l'extérieur. Ces gestes sont obligatoirement rythmiques.
L'enfant
reçoit
le monde sur un mode rythmique et l'exprime ensuite rythmiquement. Il parle
même
de l'unité de geste qu'est le mimême. (7) Chaque fois qu'il y a mimisme,
en résulte
un mimème qui est une uniéé de mémoire. Marcel Jousse n'est
pas tendre avec ''image. Il reproche d'ailleurs aux grecs de nous avoir trompés
avec cette perspective.
Je pense ici à ce qu'on appelle l'image du corps.
Françoise DOLTO (8)
en a parlé magistralement. Mais elle est obligée de faire toute une
série
de périphrases pour expliquer ce qu'est par exemple l'image de base. Elle
invente d'ailleurs le terme de "mêmeté" d'être. L'image
du corps est ce qui permet à l'enfant
de se ressentir dans une mêmeté d'être. Puis elle parle de continuité,
d'allant-devenant, de mêmeté qui se pérénise. Cela me
pose problème
car pour moi ce sont des gestes, pas des images, c'est-à-dire des mouvement
corporels qui se déroulent
rythmiquement dans le temps du désir et qui n'arrêtent pas de se perpétuer.
Le narcissisme de base n'est pas lié à un arrêt sur image mais à des
gestes rythmo-musicaux inhérents au mimisme du réel environnant. La
profusion de mimèmes avec lesquels
l'enfant se constitue lui donne la force de se perénniser. C'est lorsque
la mémoire
craque que la personnalité s'effondre et que surviennent les failles susceptibles
d'entraîner la pathologie. Il n'est pas difficile de faire ici la
liaison avec le jeu musical qui n'est que le rejeu de ce qui s'est déja produit "in
illo tempore", là où"il était une fois".
Tobie NATHAN (9) a écrit quelques
pages intéressantes
sur ce qu'on appelle les contenants formels (10), c'est-à-dire toutes les
formes qui entourent l'enfant à commencer par la forme de sa mère. Il ne
les associe pas à des signes linguistiques parce que, écrit-il, ils
ne s'agit pas de formes mais de "logiques de transformation".
Car ces dites formes se transforment sans cesse. Un sourire, par exemple,
n'est pas constitué de
la forme d'une bouche échancrée
mais d'un geste infiniment mobile qui transforme la bouche en cavité.
En
ce qui concerne la transmission entre les contenants formels et l'enfant,
il suggère
que la mère "transmet corporellement une forme qu'on
pourrait exprimer ainsi : une structure a perdu son enveloppe".
Cette formule n'est rien d'autre
qu'un mimème, une unité de mémoire, que Marcel JOUSSE, dans
son amour du participe présent, aurait sans doute aimer formuler de la façon
suivante : un " errant perdant
son contenant".
La musicothérapie active propose donc essentiellement des
contenants rythmiques. Le jeu avec ces contenants favorise le rejeu des mimismes
archaïques,
ou, si l'on veut, la résurgence du rapport avec les premiers contenants formels.
C'est à ce titre que, sans doute, on peut dire qu'elle descend jusqu'aux
racines des premières constructions, jusqu'aux balancements primaires qui,
chez les psychotiques se traduisent par les stéréotypies désespérées.
La mémoire, est son matériau, son lieu. La réhabilitation de la mémoire est son objectif.
(1) - CF Régis DEBRAY - Vie et
mort de l’image - Une histoire
du regard en Occident Gallimard 1992
(2) - Schulwerk signifie “musique d’école” ou “musique
de groupe”
(3) - D.G. WINNICOTT La nature humaine - P 186-187 Gallimard 1990
(4) - Elle peut cependant être adaptée et simplifiée dans un travail en relation
duelle
(5) - CF Marcel JOUSSE - Anthropologie du geste - Gallimard 1974
(6) - Marcel JOUSSE distingue le mime du mimisme. Le mime étant une
activité consciente et préparée chez l’adulte, le
mimisme étant une activité spontanée chez l’enfant.
(7) - Ce que l’enfant met à l’intérieur de lui-même,
un mimème, est ce que Jousse appelle une interaction triphasée.
L’enfant perçoit un “agent” “agissant” un “agi”.
C’est une “unité de réel”. L’enfant en
collecte une infinité qui s’imbriquent les unes aux autres. Cela
lui permet ensuite de “faire de la présence” malgré l’absence
du réel : c’est la mémoire.
(8) - Françoise DOLTO - L’image inconsciente du corps -
p. 50 - Seuil 1984
(9) - Tobie NATHAN - L’influence qui guérit - p. 95 à 103
- Odile Jacob 1994
(10) - Voir aussi l’article de D. ANZIEU sur les signifiants formels
in Les enveloppes psychiques - Dunod 1987