Contes, comptines et quatrains
ou les chants à penser
en musicothérapie active.

Textes

 

 

 

Pedagogies

 

Willy BAKEROOT

 
Colloque “L’Art et le soin”.
Paris, Espace Saint Martin, 30 et 31 janvier 2004.


Je voudrais rendre compte d’une petite expérience - pas si petite que ça puisqu’elle dure déjà depuis plus de 15 ans - qui consiste à fabriquer quotidiennement des épigrammes sous forme de quatrains, dans le cadre du déroulement de la formation à la MUSICOTHÉRAPIE ACTIVE de Buc-Ressources et de l’Infipp à Lyon.  
Je vais vous en donner d’abord quelques exemples avant d’en faire un commentaires et essayer de montrer comment ils peuvent favoriser la pensée.  Ils sont extraits des quelques milliers de quatrains que j’ai gardé précieusement.  
Le protocole veut que les stagiaires remettent les quatrains tous les soirs . Ils sont tapés et imprimés le soir même et rendu le lendemain matin.
Ils sont anonymes, c’est-à-dire que le nom de l’auteur n’est pas imprimé sous son texte. Une petite image imprimée à côté des textes, illustrera, autant que possible, la signification majeure des quatrains du jour.  
Le principe de ce travail veut que les thèmes des épigrammes doivent puiser dans
les événements du jour ou de la semaine. Donc il ne s’agit pas seulement d’une simple réflexion gratuite, mais d’un compte-rendu de ce qui s’est passé réellement. L’ensemble de ces comptes rendus sera la mémoire de la vie du groupe, vue par la fenêtre de la poésie. Mais ils sont aussi la projection des désirs, des espérances, des conflits et des rejets qui sont apparus pendant toute l’année. C'est un processus de symbolisation.   La règle est qu’ils soient octosyllabiques et rimés.
Ce n’est pas une règle figée, il arrive que certains jours, des quatrains soient en 4 ou 5 ou 6 syllabes, ou encore tout à fait libre. Mais la majorité suit la règle octosyllabique.

 
Par exemple :
Petit’s lentilles ou vermicelle
grains de café ou bien cannelles
t’y mets du riz, t’y mets du sel
et t’as le rythme universel.
 

Parfois nous avons un épigramme plus court, en 4 syllabes, tel celui qu’un élève a écrit à l’occasion de la venue de France Schott-Billmann, lors d’une initiation à la danse-thérapie.

Cette semaine là, France était justement devenue grand-mère :  

Alors ma France
te v’la grand-mère
c’est ça la transe
faudra t’y faire.
 

Qu’ils soient en 4 ou en 8 syllabes, ils ont parfois des aspects autant fantaisistes que poétiques présentant une liberté qui pourrait peut-être sembler outrancière.  

Quand elle arrive, la super Schott
là, je ne fais plus la chochotte
je redeviens une vraie cocotte
et je m’agit’ sur tout’s les not’s

 

Ce n’est pas tellement facile de mettre en mots des événements vécus et certains se laissent aller à des thèmes plus abstraits qui sont des considérations en rapport avec la pluie ou le beau temps, ou encore à des évocations de thèmes philosophiques sans liens avec le réel. Bon ! on a aussi les résistances qu’on peut.  
Mais dans la majorité des cas, les quatrains décrivent le réel - et le réel bien concret - en le haussant au niveau du langage poétique. Par exemple cet épigramme augmenté en six quatrains, évoquant la nuit dans un lit peu confortable et trop petit :

 

Hier soir en me couchant
un gros problèm’ se posa
couchée, mes jamb’ s’allongeant
au fond du lit mon pied heurta

je me tournais dans tous les sens
mais quelle que soit ma position
je ne trouvais aucune aisance
pour adopter un’ solution  

Soit dormir recroquevillée
et les genoux sous le menton
soit laisser mes pieds dépasser
la nuit, au frais pour mes petons

Une question je me posais
en un jour avais-je grandi ?
allais-je atteindre des sommets ?
ou bien le lit a rétréci ?  

Toute la nuit je l’ai passée
avec les pieds qui dépassaient
au fond du lit bien trop petit
pour mon mètre soixante-six

Toutes les heures j’ai compté
j’ai eu le temps de me lever
pour créer ce nouveau quatrain
que je présente ce matin
 

Cela montre qu’avec un rien, on peut voyager loin dans la poésie.  
Parfois, ils se présentent sous forme de persiflage et de concassage de la théorisation dont on a parlé dans la journée. Là, Freud, Winnicott, Lacan ou Marcel Jousse en prennent un coup.

 

Ce noeud boroméen
m’a mis d’humeur de chien
de plus le symbolique
m’a donné la colique
et c’est l’imaginaire
qu’a tout foutu par terre
mais le réel, je crois
va arranger tout çà.  

Où est l’imaginaire
je l’ai cherché partout

dans les cieux et sous terre
par dessus par dessous
je ne peux pas m’y faire
il m’échappe toujours
incernable mystère
tu m’as joué un tour

Si, ce n’est pas la théorisation psychologique qui est remise en cause, - du verbe causer - ce sera la théorisation musicale.

Dis Octave pourquoi tu quintes ?
t’as gobé des tétracordes ?
est-ce la sixte que tu suintes ?
ou l’ triton qui désaccorde
?

ou encore :

Si je conjugue la tonale
avec la quinte en fa mineur
je retrouve dans nos vocales
le demi-ton bémol farceur.

 

Quelquefois, c’est bien plus long, à la suite d’un cours sur la modalité :  

 

Le do majeur est dommageable
et même s’il est agréable
il nous enferme et nous contraint
trop engrammé, il est un frein  

Le do majeur je veux quitter
et sur d’autres modes chanter
oui mais voilà, avec le fa
ce n’est pas si facile que ça  

avec le ré, c’est un peu mieux
mais on n’y grimpe pas aux cieux
le mi, le sol, le la non plus
ne nous ont pas total’ment plus  

Puis par le si et son triton
il nous faut fuir parc’ que démon,
alors tant pis, y n’y a qu’le do
qui reste encore mon seul radeau

Mais ils concernent le plus souvent des événements et même des drames qui se sont passés dans le quotidien.

 

Nelly me donne un rendez-vous
A la gare y’a un monde fou
Mais nous somm’s passés sans nous voir
Est-c’ le brouillard ? J’ n’ai vu qu’ du noir

  Textes

 

Une stagiaire avait raté son train à Paris, à la gare de Lyon. Comme elle venait de loin, elle ne savait où aller. Il était 10 heures du soir. Elle va aux toilettes où elle rencontra le “monsieur pipi” qui était un beau et grand noir. Il s’inquiéta de ce qu’une dame errait si tard dans la gare. Elle lui fit part alors de sa situation. Il lui proposa alors de passer la nuit dans les toilettes. Il lui fit un lit avec deux chaises puis l’enferma en lui promettant de venir lui ouvrir le matin. A 6 heures, il ouvrit la porte en lui apportant un croissant à la main. Ça donna ces quatrains :

 

A Paris dans la gar’ de Lyon
Elle a connu un gars très chouette
qui l’a sauvé des p’tits scorpions
en refermant la bobinette  

Il était grand, il était beau
c’était le monsieur des toilettes
et pour éviter les marauds
il repoussa la chevillette  

Dans un parfum de citronnelle
avec deux chaises il fit un lit
ressemblant à une nacelle
il la berça, elle s’endormit  

Jouez violons et violoncelles
pour ce héros d’heureuse nuit,
pour ce noiraud et l’hirondelle
qui en rêve encore aujourd’hui

 

 

D’autres fois les animateurs sont persiflés et je suis le premier à l’être :

Si tu continues Willisou
on va t’couper les roudoudous
tu finiras com’ Ceausescu
si tu nous gonfles les scoubidous.

 

Quelquefois ils concernent la vie familiale. Tel ce quatrain écrit après un cours sur la mythologie européenne dans lequel sainte Marguerite, la perle, fut évoquée :

 

Le jour de la saint’ Marguerite
avec amour je fus conçu
vingt ans plus tard un’ Marguerite
avec plaisir ma bell’ mère fut.

 

Certains sont en stage au moment de la fête de leur enfant et se laissent aller à la mélancolie :

 

Ne pleure plus Maximilien
les larmes, mon p’tit, ça n’sert à rien
tu m’fais craquer, petit vaurien
car d’ici, pour toi, je n’peux rien  

Aujourd’hui c’est ta fête
et je n’suis pas près de toi
puisse résonner dans ta tête
la musique de ma joie

 

Quand l’inspiration manque, curieusement les quatrains restent tout de même de bonne qualité :

 

Mon quatrain, vous l’aurez demain
car sans inspiration je suis,
je sors cependant enrichie
et je le laiss’ prendre son train  

Que de difficultés
à trouver un quatrain
j’ai beau me violenter
mais je n’en trouve point

 

Voilà donc quelques exemples pour nous mettre dans le bain. Vous devez penser qu’on s’amuse bien, pendant la formation, et vous aurez raison. Mais surtout, les données abordées s’intègrent mieux grâce à ce jeu plaisant.

Textes - Pedagogies

Aspects plus théoriques

1) Ces quatrains sont écrits. Même s’ils doivent être récité oralement en les remettant le soir, ils gardent un caractère écrit. Certains calembours ne peuvent être compris s’il ne sont pas lus.

Cependant ils sont déjà un entraînement à l’improvisation orale qui surviendra plus tard dans la formation. Ils sont à la fois un exercice et une discipline dont un des buts est de condenser la pensée en évoquant un thème et en provoquant chez celui qui écoute un impact poétique.


L’épigramme agit comme un concentré d’énergie qui explose dans l’oreille de celui qui l’entend. Cela peut provoquer des choses qui peuvent parfois bien émouvoir ou même quelquefois déranger.   C’est un peu la même chose que dans le Hayku japonais. Tout l’art est d’évoquer en peu de mots une situation réelle en la plaçant dans un véhicule métaphorique. Je ne connais par bien le Kayku, mais je sais qu’il est toujours en rapport avec le calendrier et donc avec le temps.
 
2) Pourquoi sont-ils OCTOSYLLABIQUES ? Il y a plusieurs réponses.
Une des réponses est que les quatrains pourraient être considérés comme les comptines des adultes. Or les comptines des enfants sont, la plupart du temps octosyllabiques, même si elles sont souvent en 7 temps plus “un” Le huitième sert à la respiration.

1,2,3, nous irons au bois...  

Le 8ème temps se situe après “bois”. C’est là le moment de l’inspiration. L’expiration prendra le reste de la phrase.

4, 5, 6 cueillir des cerises...  

Nous avons là un exercice qui rejoint intimement la physiologie et les balancements de la respiration : l’inspiration étant un moment de repos où l’on se reprend et l’expiration un moment de travail où le souffle exprime la parole.  Le 8 temps binaire, et aussi l’octosyllabique, permet un balancement facile et une organisation claire du langage.  
D’autre part, il est avéré que les formules d’improvisations sont le plus souvent octosyllabiques ou, au moins en 8 temps. Il suffit pour cela d’écouter les improvisations basques pour s’en rendre compte. Les Basques sont capables d’improviser un long discours ou même une discussion en phrases rimées de 8 temps. Un autre exemple est celui des joutes oratoires et chantées que l’on trouve dans les pays de l’Est européen.

3) Autre point important : le BILATÉRALISME.
Curieusement, sans informations préalables, les élèves forgent des quatrains qui obéissent à une grand loi des expressions poétiques orales : celle du bilatéralisme.
C’est une notion qui a été reprise et travaillée dans les recherches de Marcel Jousse sur le style oral.  
Le bilatéralisme est un processus qui correspond sans doute à la structure de l’être humain fonctionnant avec la gauche et la droite. Marcel Jousse dit que l’homme est un être à deux battants et qui balance rythmiquement son expression. Il identifie les processus de pensée au pesage - estimation - “Penser” et “peser” sont d’ailleurs des doublets du latin “pensare”. La pensée est organisatrice et répartit le monde en oppositions balancées et en contrastes.

 

Quelle heure est-il madame persil
Huit heures moins l’quart, madame placard
en êtes-vous sûre, madame chaussure
assurément madame vêtement.  

Ma grand mère est enterrée
dans le trou du cabinet
quand la vache pètera
ma grand mère sortira.

 

Le quatrain octosyllabique a l’avantage d’être parfaitement binaire et se balance sans problèmes.
Le principe du bilatéralisme est de balancer d’un côté les deux premiers vers qui tournent autour du même thème puis, ensuite, les deux seconds qui expriment un autre thème. L’ensemble obéissant à un seul thème général.  

Un exemple :                                                    
a gauche :
C’est vrai les mots sont peu dociles
Parce qu’ils se savent fragiles
 

à droite :  
Quelquefois ils restent cachés
Dans les recoins des trous de nez.

ou encore, chaque doublet évoquant une action différente.

Un grand poisson préhistorique
à qui il manquait des boulons  
faisait des bulles phylogéniques
qui parolaient et sentaient bon  

dans un asile piscimusique
qui coulait du côté de Lyon,  
des infirmiers pentatoniques
le firent cuire avec des oignons  

Moralité
C’est bon le thon.

ou encore :

Dis moi Régine, est-ce facile
de faire chanter des gens normaux ?  
ne préfères-tu pas les débiles ?
qui font des “AH” et puis des “OH”

 

On retrouve le bilatéralisme dans les grandes invocations orales tels les psaumes. Et ce n’est pas pour rien que, dans les églises, les moines ou les chanoines s’organisaient en deux groupes qui se faisaient face. Le groupe de gauche, assis dans les stalles de gauche, commençait la récitation des psaumes en chantant les deux premiers versets, puis, le groupe de droite, assis dans les stalles de droite, poursuivait par les deux deuxièmes versets, et ainsi de suite en alternant et balançant.
C’est ce qu’on appelle techniquement l’antiphonique (son opposé) ou encore le responsorial. L’antiphonique balance entre deux groupes tandis que le responsorial balance entre un chanteur et un groupe.  
Textes - Pedagogies

 

4) Pour la compréhension du propos il faut savoir que la formation à la musicothérapie active que nous proposons s’inspire des grands modes de soins des Sociétés traditionnelles.
L’aspect le plus remarquable de ces soins est leur globalité.  
Au coeur des soins, on trouve la parole. Il faut que les choses soient dites.

 

Si la gorge se referme
réprimant la vive voix
on sera dans la caverne
où pourrissent les émois

 

Mais cette parole est musiquée, rythmée et aussi dansée.
Chez les Traditionnels, le principe est de mettre en jeu, en même temps, ce que nous avons l’habitude de séparer en trois catégories bien distinctes que nous nommons “langage ou parole”, “musique et rythme”, “danse ou sport ou mouvement”.
En fait, ces séparations en catégories n’existent pas chez les traditionnels.
Ce qui me paraît intéressant, c’est que l’ensemble “parole”, “mouvement du corps ou danse” et “rythme-musical” forme la substance de ce que l’on appelle un RITUEL. Il s’agit d’incarner un événement tout en le faisant passer au symbolique.

Le rituel est d’abord un acte répétitif. On donne souvent au rituel une connotation négative de répétition obsessionnelle et pathologique. Mais le rituel est loin d’être toujours pathologique. Et d’ailleurs, que ferions-nous sans rituel ?  
Pour prendre toute sa cohérence, un rituel ne peut être isolé de l’ensemble temporel dans lequel il est situé et qui lui donne son sens. L’isoler de ce à quoi il se réfère peut lui donner un caractère négatif.

En général, il commémore un événement réel ou mythique qui est arrivé, dans le temps. Ce n’est pas toujours le cas. Sous nos latitudes, faire des crêpes à la Chandeleur s’inscrit dans un objectif calendaire et printanier, sans qu’il y ait de commémoration, sauf peut-être celle de la sortie de l’ours de son hibernation. C’est un rituel magique qui favorise la venue du printemps en noircissant la représentation de la lune par la crêpe cuisinée. Dans ce rituel, on y chante des paroles et on y fait des gestes de cuisson.
Il est préférable de considérer les rituels comme des marqueurs de temps qui ont chacun la vertu d’aider à “passer” vers de nouveaux horizons. Mais passer pas seulement sur le mode mental mais plutôt sur un mode global, participatif et incarné.


5) Le rituel des quatrains MARQUE LE TEMPS  et la qualité du jour. Il clôt une journée en mettant ses événements en mémoire. Il agit comme l’interface qui mémorise le passé et ouvrant sur l’avenir.
Si je reprend les discours de saint Augustin - qui est sans doute un des meilleurs à avoir parlé du temps, - il se demande qu’est-ce que c’est que cette chose qui vient de l’avenir, qui s’engouffre dans le présent et qui va vers le passé ? - à l’inverse de ce que nous avons l’habitude de faire en croyant que le temps vient du passé et va vers l’avenir - Le présent n’étant que l’interface éphémère qui, à chaque instant, se transforme en passé. Mais sans doute, le présent est-il le moment nécessaire de fixation d’un mouvement en vue de la compréhension.  
Bien sûr, s’il se bloque, nous entrons dans la psychose.  
Je fais l’hypothèse que toute pathologie prend sa source dans un dysfonctionnement temporel. L’enfant devenant alors la proie des arrêts sur images, à commencer par celles des deux parents qui deviennent fixes et inertes, ou, en tous cas, incohérents dans leur geste temporelle.  

La spécialité qui se trouve au coeur de la formation à la musicothérapie active est le traitement du temps. Il s’agit non seulement de réconcilier les futurs musicothérapeutes avec les rythmes du temps mais de leur donner les outils nécessaires pour travailler le temps avec ceux dont ils ont la responsabilité thérapeutique ou pédagogique.

Or, le déroulement temporel - dont la représentation symbolique la plus forte est sans doute le déroulement calendaire - prend tout son sens par ce qui lui donne toute sa dynamique : un objectif.
Cet objectif est toujours celui de la métamorphose, du changement et de l’évolution.   C’est le sens proprement dit dans ses deux aspects : à la fois la direction et motif de cette direction. Peu importe l’aboutissement de cet objectif. le moment de l’ATTENTE ou de l’ANTICIPATION est bien plus important. C’est le moment de l’espérance. Si l’on n’atteint pas l’objectif, “on fera mieux la prochaine fois” comme on dit. Et on recommence.

On retrouve le thème de l’anticipation dans certains quatrains :
 
On est lent mais on est bon
pas faut’ de concentration
dans neuf mois on s’ra au point
pas d’paniqu’ les p’tits copains  

En avant et en arrière
c’est le moment du pivert
balançons nous doucement
sans craindre l’enfermement
 

ou encore  :  

Ce grand roi venait de très loin
rencontrer un vieux musicien
pour apprendre à ne plus vivre
comme un prisonnier mais libre.  

Il se trouve que le musicien
roi lui-même de tout et de rien
sans mot dire il souffla si fort
que tous deux firent un accord.


Ce quatrain évoque le temps du mois de décembre :  

Tous les stagiaires sont fatigués
bientôt, c’est la fin de l’année
et la lumière qui s’efface
c’est la Sainte Luce qui passe  

Les jours avec leurs pieds glacés
et leurs doigts gourds sont arrivés
le froid rétrécit les espaces
c’est la Saint Etienne qui passe  

Vivement Janus de janvier
le soleil va se retourner
en retrouvant son air bonasse,
C’est la Saint Jean que l’on dépasse.

Rappelez-vous la boîte de Pandore. Pandore, méchante et paresseuse mais belle, avait séduit Épiméthée. Elle ouvrit sa boîte et tous les maux se répandirent sur la terre, sauf l’espérance qu’elle garda précieusement. L’espérance permet de viser un objectif.
Dans la théologie catholique, l’espérance a été placée au rang des vertus théologales.

Sans trop se tromper, on peut formuler que le but de l’objectif religieux calendaire, c’est gagner par des métamorphoses successives, l’or de l’éternité, la vie éternelle.
On voit souvent, dans les contes, le thème de la recherche de l’or, symbole d’éternité. Pour n’en prendre qu’un, “le diable aux trois cheveux d’or” est très clair là-dessus. Ceux qui sont composés comme des randonnées mettent en jeu la mémoire mais aussi l’anticipation qui, après le point culminant de l’accumulation des thèmes, se résout à la une finale qui ne met en valeur que le processus de l’anticipation et de la mémorisation. (Cf. “Contes” Cosquin - Philippe Picquier, ouvrage dans lequel on trouvera bien des randonnées. Et aussi le conte de Grimm : “la mort de poulette”)  
Sans trop se tromper aussi, on peut penser que le succès d’émissions télévisées comme “star academy”, tient à la mise en vedette de ce moment d’espérance et d’anticipation où l’on va gagner le droit d’être fiché tel une star dans la voûte céleste et divine.  

Il est remarquable que la plupart des dysfonctionnements temporels mettent en évidence la difficulté à anticiper. Même chez les gens qui n’ont pas de problèmes rythmiques, il arrive quelquefois que les hésitations de l’anticipation perturbe un déroulement temporel.

Emmanuel Marcelli dans un article sur les microrythmes, paru dans le numéro 35 de “La psychiatrie de l’enfant”, parle abondamment des attitudes anticipatrices du bébé. Elle naissent grâce au moment d’attente de la venue de la mère.   Il prend à témoin le jeu de la chatouille en montrant que plus ce jeu se répète, plus l’excitation de l’attente de la chatouille grandit. L’objectif étant le plaisir de la chatouille.
L’anticipation se fait pendant l’absence de la mère : elle n’est pas encore là, elle est en train d’arriver. C’est ce moment le plus intense qui restera fondateur de toutes les répétitions suivantes. La succession des répétitions constituera la mémoire et se chargera progressivement de sens.  
Le moment de l’anticipation est, d’après lui, là ou peut se développer la pensée qui consiste à présentifier une absence et constituer une continuité. Cela, à condition qu’il y ait répétition. “On hallucine une présence et on pense une absence”.
Winnicott
le disait déjà lorsqu’il plaçait la position du vrai self dans un sentiment de continuité évitant les effondrements.
Marcel Jousse
ne disait pas autre chose lorsqu’il formulait que le fonctionnement basique de l’être humain était “malgré l’absence, faire une présence et rejouer sans l’objet. C’est cela la mémoire”.

Ce serait donc la répétition des moments d’anticipation qui fonderaient la pensée et aussi la mémoire. “Transformer la discontinuité d’une sensation en une continuité d’investissement”.  
La répétition dans le temps projette les participants au rituel, autant dans le passé que dans l’avenir. C’est l’interface, à la mode de Janus bifrons, qui regarde en même temps le passé et l’avenir. La répétition du rituel du quatrain mémorise ce qui s’est passé et, en même temps, charge de sens le déroulement de la formation puis permet, selon la formule de saint Augustin, que le temps à venir ne s’engouffre pas n’importe comment dans le présent.

6) Le rituel des quatrains est donc RÉPÉTITIF.  
A l’instar des procédés traditionnels de l’expression musicale populaire, qu’elle soit profane, religieuse ou soignante, il utilise la répétition comme élément de base. A noter que ces trois catégories participent de la mentalité occidentale et n’ont aucun sens chez les traditionnels.   Dans ces procédés on élabore des éléments répétitifs que l’on appelle “OSTINATO”.
On répète les ostinati - c’est un pléonasme - pour former une longue chaîne temporelle. Ce déroulement temporel constitue un cadre qui va favoriser l’avènement du sens.  
En effet, la répétition favorise la mémoire qui elle-même produit du sens. Si ce processus est important chez Marcelli, il est central dans les recherches de Marcel Jousse chez qui l’être humain est un édifice de mémoire vive. Il ne se construit que par la mémorisation.  
D’une certaine manière, il dit que ceux qui sont pauvres en mémoire, sont pauvres en expression. Pour reprendre plus littéralement son texte, il dit que ceux qui, dans leur enfance, ont été peu marqués par le jeu des interactions du réel, seront pauvres en rejeu.  
Pour lui, les éléments de la mémoire sont bien sûr formés par l’expérience avec le réel mais dans expérience globale, avec le corps tout entier. Non pas seulement par une activité mentale mais d’abord avec une participation musculaire dans un mouvement global du corps.

Dans le jeu rythmo-musical, l’ostinato permet l’enracinement de motifs rythmo-mélodiques de caractères variés et souvent improvisés. L’ensemble du jeu est donc double. D’une part, à la base le terrain répétitif et solide et d’autre part, l’improvisation supportée par le terrain de base. Plus le terrain sera solide, plus l’improvisation pourra se permettre la fantaisie et la richesse thématique.  
Dans le jeu de la chatouille, Marcelli insiste sur le fait que, malgré la répétition rituelle de la situation, la mère se laisse aller à une fantaisie rythmique. Elle ne fait pas toujours la même chose, elle ne chatouille pas toujours au même endroit, ni ne s’approche de son enfant de la même manière ni dans un tempo régulier. Il parle de violation de la règle au profit du plaisir de la variété rythmique.  
Marcel Jousse, lui, reprend le principe du formulisme propre aux sociétés de style oral. On n’invente rien sans bases. Le créateur oral ne fait que reprendre dans sa culture des éléments qui existent déjà et constitue, à la manière d’un puzzle, et selon son génie propre, une oeuvre d’une cohérence originale.  

Charpenté par la répétition, le rituel du quatrain propose chaque jour la fantaisie et la nouveauté par les thèmes qui y sont traités.  
Par sa forme bilatérale, et son balancement binaire, l’anticipation le précède dans le temps global de la journée. Il se présente comme une sorte d’acmé quotidienne qui résume toutes les tensions du déroulement. Mais aussi, dans sa distribution interne, il se répartit d’un côté à l’autre et d’un moment premier au moment second. Il commence par une montée, qui amène vers une acmé, un point culminant, pour ensuite se résoudre et mourir avant sa renaissance au jour suivant.  
Un quatrain résume assez bien la situation

 

je vais je viens sur une ligne
dansant  la vie  la liberté
en répétant partout  le signe
qui donne la fécondité


C’est à peu près de ça qu’il s’agit. L’homme, comme le funambule, balance son corps et sa parole. S’il va d’un côté, il revient obligatoirement de l’autre, sinon, il tombe dans l’abîme.  

Je terminerai en citant cet exemple qui doit, je pense, être un exemple Hassidique : un enfant regardait son grand-père qui dansait souvent. Il lui demande : “grand-père, pourquoi danses-tu si souvent ?” Le grand-père lui répondit : “L’homme est comme une toupie. Il n’atteint son équilibre et sa dignité que dans le mouvement. Il se fait en se défaisant, ne l’oublie jamais !”.  

C’est ainsi que l’être humain se défait dans le temps et en même temps, se réalise. La musicothérapie active y trouve son champ de travail.

 

Textes
Pedagogies