Pedagogies
Willy BAKEROOT
Colloque “L’Art et le soin”.
Paris, Espace Saint Martin, 30 et 31 janvier 2004.
Je voudrais rendre compte
d’une petite expérience - pas si petite que ça puisqu’elle
dure déjà depuis plus de 15 ans - qui consiste à fabriquer
quotidiennement des épigrammes sous forme de quatrains, dans le cadre du
déroulement de la formation à la MUSICOTHÉRAPIE ACTIVE de
Buc-Ressources et de l’Infipp à Lyon.
Je vais vous en donner d’abord
quelques exemples avant d’en faire un commentaires et essayer de montrer
comment ils peuvent favoriser la pensée. Ils sont extraits
des quelques milliers de quatrains que j’ai
gardé précieusement.
Le protocole veut que les stagiaires
remettent les quatrains tous les soirs . Ils sont tapés et
imprimés le soir même et rendu le lendemain matin.
Ils
sont anonymes, c’est-à-dire que le nom de l’auteur n’est
pas imprimé sous son texte. Une petite image imprimée à
côté des textes, illustrera, autant que possible, la signification
majeure des quatrains du jour.
Le principe de ce travail veut
que les thèmes des épigrammes doivent puiser dans les
événements du
jour ou de la semaine. Donc il ne s’agit pas seulement d’une
simple réflexion gratuite, mais d’un
compte-rendu de ce qui s’est passé réellement. L’ensemble
de ces comptes rendus sera la mémoire de la vie du groupe, vue par
la fenêtre de
la poésie. Mais ils sont aussi la projection des désirs,
des espérances, des conflits et des rejets qui sont apparus pendant
toute l’année. C'est un processus de symbolisation.
La règle est qu’ils
soient octosyllabiques et rimés.
Ce n’est
pas une règle figée, il arrive que certains jours, des quatrains
soient en 4 ou 5 ou 6 syllabes, ou encore tout à fait libre. Mais
la majorité suit
la règle octosyllabique.
Par exemple :
Petit’s
lentilles ou vermicelle
grains de
café ou bien cannelles
t’y mets du
riz, t’y mets du sel
et t’as le
rythme universel.
Parfois nous avons un épigramme plus court, en 4 syllabes, tel celui qu’un
élève a écrit à l’occasion de la venue de
France Schott-Billmann, lors d’une initiation à la
danse-thérapie.
Cette semaine là, France était justement
devenue grand-mère :
Alors ma France
te v’la
grand-mère
c’est
ça la transe
faudra t’y
faire.
Qu’ils soient en 4 ou en
8 syllabes, ils ont parfois des aspects autant fantaisistes que
poétiques présentant une liberté qui pourrait
peut-être sembler outrancière.
Quand elle arrive,
la super Schott
là, je ne
fais plus la chochotte
je redeviens une
vraie cocotte
et je
m’agit’ sur tout’s les not’s
Ce n’est pas tellement facile
de mettre en mots des événements vécus et certains se
laissent aller à des thèmes plus abstraits qui sont des
considérations en rapport avec la pluie ou le beau temps, ou encore
à des évocations de thèmes philosophiques sans liens avec
le réel. Bon ! on a aussi les résistances qu’on peut.
Mais dans la majorité des
cas, les quatrains décrivent le réel - et le réel bien
concret - en le haussant au niveau du langage poétique. Par exemple cet
épigramme augmenté en six quatrains, évoquant la nuit dans
un lit peu confortable et trop petit :
Hier soir en me
couchant
un gros
problèm’ se posa
couchée, mes
jamb’ s’allongeant
au fond du lit mon
pied heurta
je me tournais dans
tous les sens
mais quelle que soit
ma position
je ne trouvais
aucune aisance
pour adopter
un’ solution
Soit dormir
recroquevillée
et les genoux sous
le menton
soit laisser mes
pieds dépasser
la nuit, au frais
pour mes petons
Une question je me
posais
en un jour avais-je
grandi ?
allais-je atteindre
des sommets ?
ou bien le lit a
rétréci ?
Toute la nuit je
l’ai passée
avec les pieds qui
dépassaient
au fond du lit bien
trop petit
pour mon
mètre soixante-six
Toutes les heures
j’ai compté
j’ai eu le
temps de me lever
pour créer ce
nouveau quatrain
que je
présente ce matin
Cela montre qu’avec un rien,
on peut voyager loin dans la poésie.
Parfois, ils se présentent
sous forme de persiflage et de concassage de la théorisation dont on a
parlé dans la journée. Là, Freud, Winnicott, Lacan ou
Marcel Jousse en prennent un coup.
Ce noeud
boroméen
m’a mis
d’humeur de chien
de plus le
symbolique
m’a
donné la colique
et c’est
l’imaginaire
qu’a tout
foutu par terre
mais le réel,
je crois
va arranger tout çà.
Où est
l’imaginaire
je l’ai cherché partout
dans les cieux et
sous terre
par dessus par
dessous
je ne peux pas
m’y faire
il
m’échappe toujours
incernable
mystère
tu m’as
joué un tour
Si,
ce n’est pas la
théorisation psychologique qui est remise en cause, - du verbe causer -
ce sera la théorisation musicale.
Dis Octave pourquoi
tu quintes ?
t’as
gobé des tétracordes ?
est-ce la sixte que
tu suintes ?
ou l’ triton
qui désaccorde ?
ou encore :
Si je conjugue la
tonale
avec la quinte en fa
mineur
je retrouve dans nos
vocales
le demi-ton
bémol farceur.
Quelquefois, c’est bien
plus long, à la suite d’un cours sur la modalité :
Le do majeur est
dommageable
et même
s’il est agréable
il nous enferme et
nous contraint
trop
engrammé, il est un frein
Le do majeur je veux
quitter
et sur
d’autres modes chanter
oui mais voilà, avec
le fa
ce n’est pas
si facile que ça
avec le ré,
c’est un peu mieux
mais on n’y
grimpe pas aux cieux
le mi, le sol, le la
non plus
ne nous ont pas
total’ment plus
Puis par le si et
son triton
il nous faut fuir
parc’ que démon,
alors tant pis, y
n’y a qu’le do
qui reste encore mon
seul radeau
Mais
ils concernent le plus souvent des événements et même des
drames qui se sont passés dans le quotidien.
Nelly me donne un
rendez-vous
A la gare y’a
un monde fou
Mais nous
somm’s passés sans nous voir
Est-c’ le
brouillard ? J’ n’ai vu qu’ du noir
Textes
Une stagiaire avait
raté
son train à Paris, à la gare de Lyon. Comme elle venait de loin,
elle ne savait où aller. Il était 10 heures du soir. Elle va aux
toilettes où elle rencontra le “monsieur pipi” qui
était un beau et grand noir. Il s’inquiéta de ce
qu’une dame errait si tard dans la gare. Elle lui fit part alors de sa
situation. Il lui proposa alors de passer la nuit dans les toilettes. Il lui fit
un lit avec deux chaises puis l’enferma en lui promettant de venir lui
ouvrir le matin. A 6 heures, il ouvrit la porte en lui apportant un croissant
à la main. Ça donna ces quatrains :
A Paris dans la
gar’ de Lyon
Elle a connu un gars
très chouette
qui l’a
sauvé des p’tits scorpions
en refermant la
bobinette
Il était
grand, il était beau
c’était
le monsieur des toilettes
et pour éviter les marauds
il repoussa la
chevillette
Dans un parfum de
citronnelle
avec deux chaises il
fit un lit
ressemblant à une nacelle
il la berça,
elle s’endormit
Jouez violons et
violoncelles
pour ce héros
d’heureuse nuit,
pour ce noiraud et
l’hirondelle
qui en rêve
encore aujourd’hui
D’autres fois les
animateurs sont persiflés et je suis le premier à
l’être :
Si tu continues
Willisou
on va t’couper
les roudoudous
tu finiras com’ Ceausescu
si tu nous gonfles
les scoubidous.
Quelquefois ils concernent la
vie familiale. Tel ce quatrain écrit après un cours sur la
mythologie européenne dans lequel sainte Marguerite, la
perle, fut évoquée :
Le jour de la
saint’ Marguerite
avec amour je fus
conçu
vingt ans plus tard
un’ Marguerite
avec plaisir ma
bell’ mère fut.
Certains sont en stage au
moment de la fête de leur enfant et se laissent aller à la
mélancolie
:
Ne pleure plus
Maximilien
les larmes, mon
p’tit, ça n’sert à rien
tu m’fais
craquer, petit vaurien
car d’ici,
pour toi, je n’peux rien
Aujourd’hui
c’est ta fête
et je n’suis
pas près de toi
puisse
résonner dans ta tête
la musique de ma
joie
Quand l’inspiration
manque, curieusement les quatrains restent tout de même de bonne
qualité :
Mon quatrain, vous
l’aurez demain
car sans inspiration
je suis,
je sors cependant
enrichie
et je le
laiss’ prendre son train
Que de
difficultés
à trouver un
quatrain
j’ai beau me
violenter
mais je n’en
trouve point
Voilà donc quelques exemples
pour nous mettre dans le bain. Vous devez penser qu’on s’amuse
bien, pendant la formation, et vous aurez raison. Mais surtout, les
données abordées s’intègrent mieux grâce
à ce jeu plaisant.
Aspects plus théoriques
1) Ces
quatrains sont écrits. Même
s’ils doivent être récité oralement en les remettant
le soir, ils gardent un caractère écrit. Certains calembours
ne peuvent être compris s’il ne sont pas lus.
Cependant
ils sont déjà un entraînement à l’improvisation
orale qui surviendra plus tard dans la formation. Ils sont à la
fois un exercice et une discipline dont un des buts est de condenser
la pensée
en évoquant un thème et en provoquant chez celui qui
écoute un impact poétique.
L’épigramme agit comme
un concentré d’énergie qui explose dans l’oreille
de celui qui l’entend. Cela peut provoquer des choses qui peuvent parfois
bien émouvoir ou même quelquefois déranger.
C’est un peu la même
chose que dans le Hayku japonais. Tout l’art est d’évoquer
en peu de mots une situation réelle en la plaçant dans un
véhicule métaphorique. Je ne connais par bien le Kayku, mais
je sais qu’il est toujours en rapport avec le calendrier et donc avec
le temps.
2) Pourquoi sont-ils OCTOSYLLABIQUES ?
Il y a plusieurs réponses.
Une des réponses est que les quatrains
pourraient être considérés comme les comptines des adultes.
Or les comptines des enfants sont, la plupart du temps octosyllabiques,
même si elles sont souvent en 7 temps plus “un” Le
huitième sert à la respiration.
1,2,3, nous irons au
bois...
Le 8ème temps se situe
après “bois”. C’est là le moment de
l’inspiration. L’expiration prendra le reste de la phrase.
4, 5,
6 cueillir des cerises...
Nous avons là un exercice
qui rejoint intimement la physiologie et les balancements de la respiration :
l’inspiration étant un moment de repos où l’on se
reprend et l’expiration un moment de travail où le souffle exprime
la parole. Le 8 temps binaire, et
aussi l’octosyllabique, permet un balancement facile et une organisation
claire du langage.
D’autre part, il est
avéré que les formules d’improvisations sont le plus
souvent octosyllabiques ou, au moins en 8 temps. Il suffit pour cela
d’écouter les improvisations basques pour s’en rendre compte.
Les Basques sont capables d’improviser un long discours ou même une
discussion en phrases rimées de 8 temps. Un autre exemple est celui des
joutes oratoires et chantées que l’on trouve dans les pays de
l’Est européen.
3) Autre point important : le BILATÉRALISME.
Curieusement, sans informations préalables, les élèves
forgent des quatrains qui obéissent à une grand loi des
expressions poétiques orales : celle du bilatéralisme.
C’est une notion qui a
été reprise et travaillée dans les recherches de Marcel
Jousse sur le style oral.
Le bilatéralisme est
un processus qui correspond sans doute à la structure de l’être
humain fonctionnant avec la gauche et la droite. Marcel Jousse dit que
l’homme est un être à deux battants et qui balance
rythmiquement son expression. Il identifie les processus de pensée au
pesage - estimation - “Penser” et “peser” sont
d’ailleurs des doublets du latin “pensare”. La pensée
est organisatrice et répartit le monde en oppositions balancées
et en contrastes.
Quelle heure est-il
madame persil
Huit heures moins
l’quart, madame placard
en êtes-vous
sûre, madame chaussure
assurément
madame vêtement.
Ma grand mère
est enterrée
dans le trou du
cabinet
quand la vache
pètera
ma grand mère
sortira.
Le quatrain octosyllabique a
l’avantage d’être parfaitement binaire et se balance sans
problèmes.
Le principe du
bilatéralisme est de balancer d’un côté les deux premiers
vers qui tournent autour du même thème puis, ensuite, les deux
seconds qui expriment un autre thème. L’ensemble obéissant
à un seul thème général.
Un exemple :
a gauche :
C’est vrai les mots sont peu
dociles
Parce qu’ils se savent fragiles
à droite :
Quelquefois ils restent cachés
Dans les recoins des trous de nez.
ou encore, chaque doublet évoquant une action différente.
Un
grand poisson préhistorique
à qui
il manquait des boulons
faisait des bulles
phylogéniques
qui parolaient et
sentaient bon
dans un asile
piscimusique
qui coulait du
côté de Lyon,
des infirmiers pentatoniques
le firent cuire avec
des oignons
Moralité
C’est bon le
thon.
ou encore :
Dis moi
Régine, est-ce facile
de faire chanter des
gens normaux ?
ne
préfères-tu pas les débiles ?
qui font des “AH” et puis des “OH”
On retrouve le bilatéralisme dans
les grandes invocations orales tels les psaumes. Et ce n’est pas pour rien
que, dans les églises, les moines ou les chanoines s’organisaient
en deux groupes qui se faisaient face. Le groupe de gauche, assis dans les
stalles de gauche, commençait la récitation des psaumes en
chantant les deux premiers versets, puis, le groupe de droite, assis dans les
stalles de droite, poursuivait par les deux deuxièmes versets, et ainsi
de suite en alternant et balançant.
C’est ce qu’on appelle
techniquement l’antiphonique (son opposé) ou encore le
responsorial. L’antiphonique balance entre deux groupes tandis que le
responsorial balance entre un chanteur et un groupe.
4) Pour
la compréhension du propos il faut savoir que la
formation à la musicothérapie active que nous proposons
s’inspire des grands modes de soins des Sociétés
traditionnelles.
L’aspect le plus remarquable
de ces soins est leur globalité.
Au coeur des soins, on trouve la
parole. Il faut que les choses soient dites.
Si la gorge se
referme
réprimant la
vive voix
on sera dans la
caverne
où
pourrissent les émois
Mais cette parole est
musiquée, rythmée et aussi dansée.
Chez les
Traditionnels, le principe est de mettre en jeu, en même temps, ce que nous avons l’habitude
de séparer en trois catégories bien distinctes que nous nommons
“langage ou parole”, “musique et rythme”, “danse
ou sport ou mouvement”.
En fait, ces séparations en
catégories n’existent pas chez les traditionnels.
Ce
qui me paraît
intéressant, c’est que l’ensemble “parole”,
“mouvement du corps ou danse” et “rythme-musical” forme
la substance de ce que l’on appelle un
RITUEL. Il
s’agit d’incarner un événement tout en le faisant
passer au symbolique.
Le rituel est d’abord un
acte répétitif.
On donne souvent au rituel une
connotation négative de répétition obsessionnelle et
pathologique. Mais le rituel est loin d’être toujours pathologique.
Et
d’ailleurs, que
ferions-nous sans rituel ?
Pour prendre toute sa
cohérence, un rituel ne peut être isolé de l’ensemble
temporel dans lequel il est situé et qui lui donne son sens.
L’isoler de ce à quoi il se réfère peut lui donner
un caractère négatif.
En général, il
commémore un événement réel ou mythique qui est
arrivé, dans le temps.
Ce n’est pas toujours le cas.
Sous nos latitudes, faire des crêpes à la
Chandeleur s’inscrit
dans un objectif calendaire et printanier, sans qu’il y
ait de commémoration, sauf peut-être celle de la sortie de
l’ours de son hibernation. C’est un rituel magique qui favorise
la venue du printemps en noircissant la représentation de la lune par
la crêpe cuisinée. Dans ce rituel, on y chante des paroles et
on y fait des gestes de cuisson.
Il est préférable
de considérer les rituels comme des marqueurs de temps qui ont chacun
la vertu d’aider à “passer” vers de nouveaux horizons.
Mais passer pas seulement sur le mode mental mais plutôt sur un mode
global, participatif et incarné.
5) Le
rituel des quatrains MARQUE LE TEMPS et
la qualité du jour. Il
clôt une journée en mettant ses événements en
mémoire. Il agit comme l’interface qui mémorise le
passé et ouvrant sur l’avenir.
Si
je reprend les discours de saint Augustin - qui est sans doute un des meilleurs à avoir
parlé du temps, - il se demande qu’est-ce que c’est que
cette chose qui vient de l’avenir, qui s’engouffre dans le
présent et qui va vers le passé ? - à l’inverse
de ce que nous avons l’habitude de faire en croyant que le temps vient
du passé et va vers l’avenir - Le présent n’étant
que l’interface éphémère qui, à chaque
instant, se transforme en passé. Mais sans doute, le présent
est-il le moment nécessaire de fixation d’un mouvement en vue
de la compréhension.
Bien sûr, s’il se
bloque, nous entrons dans la psychose.
Je fais l’hypothèse que
toute pathologie prend sa source dans un dysfonctionnement temporel.
L’enfant devenant alors la proie des arrêts sur images, à
commencer par celles des deux parents qui deviennent fixes et inertes, ou,
en tous cas, incohérents dans leur geste temporelle.
La spécialité qui se
trouve au coeur de la formation à la musicothérapie active
est le traitement du temps. Il s’agit non seulement de réconcilier
les futurs musicothérapeutes avec les rythmes du temps mais de leur
donner les outils nécessaires pour travailler le temps avec ceux dont
ils ont la responsabilité thérapeutique ou pédagogique.
Or,
le déroulement temporel -
dont la représentation symbolique la plus forte est sans doute le
déroulement calendaire - prend tout son sens par ce qui lui donne toute
sa dynamique : un objectif.
Cet objectif est toujours celui de
la métamorphose, du changement et de l’évolution.
C’est le sens proprement dit
dans ses deux aspects : à la fois la direction et motif de cette
direction. Peu importe l’aboutissement de cet objectif. le moment de
l’ATTENTE ou de l’ANTICIPATION est bien plus important.
C’est le moment de l’espérance. Si l’on
n’atteint pas l’objectif, “on fera mieux la prochaine
fois” comme on dit. Et on recommence.
On retrouve le thème de
l’anticipation dans certains quatrains :
On est lent mais on
est bon
pas faut’ de
concentration
dans neuf mois on
s’ra au point
pas
d’paniqu’ les p’tits copains
En avant et en
arrière
c’est le
moment du pivert
balançons
nous doucement
sans craindre
l’enfermement
ou
encore :
Ce grand roi venait
de très loin
rencontrer un vieux
musicien
pour apprendre à ne plus vivre
comme un prisonnier
mais libre.
Il se trouve que le
musicien
roi lui-même
de tout et de rien
sans mot dire il
souffla si fort
que tous deux firent
un accord.
Ce quatrain évoque le
temps du mois de décembre
:
Tous les stagiaires
sont fatigués
bientôt,
c’est la fin de l’année
et la lumière
qui s’efface
c’est la
Sainte Luce qui passe
Les jours avec leurs
pieds glacés
et leurs doigts
gourds sont arrivés
le froid
rétrécit les espaces
c’est la Saint
Etienne qui passe
Vivement Janus de
janvier
le soleil va se
retourner
en retrouvant son
air bonasse,
C’est la Saint
Jean que l’on dépasse.
Rappelez-vous la boîte de
Pandore. Pandore, méchante et paresseuse mais belle, avait séduit
Épiméthée. Elle ouvrit sa boîte et tous les maux se
répandirent sur la terre, sauf l’espérance qu’elle
garda précieusement. L’espérance permet de viser un
objectif.
Dans la théologie catholique, l’espérance a
été placée au rang des vertus théologales.
Sans
trop se tromper, on peut formuler que le but de l’objectif religieux
calendaire, c’est
gagner par des métamorphoses successives, l’or de
l’éternité, la vie éternelle.
On voit
souvent, dans les contes, le thème de la recherche de l’or, symbole
d’éternité. Pour n’en prendre qu’un, “le
diable aux trois cheveux d’or” est très clair
là-dessus. Ceux qui sont composés comme des randonnées
mettent en jeu la mémoire mais aussi l’anticipation qui,
après le point culminant de l’accumulation des thèmes,
se résout à la une finale qui ne met en valeur que le processus
de l’anticipation et de la mémorisation. (Cf. “Contes”
Cosquin - Philippe Picquier, ouvrage dans lequel on trouvera bien des
randonnées. Et aussi le conte de Grimm : “la mort de
poulette”)
Sans trop se tromper aussi, on peut
penser que le succès d’émissions
télévisées comme “star academy”, tient
à la mise en vedette de ce moment d’espérance et
d’anticipation où l’on va gagner le droit d’être
fiché tel une star dans la voûte céleste et divine.
Il est remarquable que la plupart
des dysfonctionnements temporels mettent en évidence
la difficulté à anticiper. Même
chez les gens qui n’ont pas
de problèmes rythmiques, il arrive quelquefois que les
hésitations de l’anticipation perturbe un déroulement
temporel.
Emmanuel Marcelli dans
un article sur les microrythmes, paru dans le numéro 35 de “La
psychiatrie de l’enfant”, parle abondamment des attitudes
anticipatrices du bébé. Elle naissent grâce au moment
d’attente de la venue de la mère.
Il prend à témoin le jeu de la chatouille en
montrant que plus ce jeu se répète, plus l’excitation de
l’attente de la
chatouille grandit. L’objectif étant le plaisir de la chatouille.
L’anticipation
se fait pendant l’absence de la mère : elle n’est pas encore
là, elle
est en train d’arriver. C’est ce moment le plus intense qui restera
fondateur de toutes les répétitions suivantes. La succession
des répétitions constituera la mémoire et se chargera
progressivement de sens.
Le moment de l’anticipation
est, d’après lui, là ou peut se développer la
pensée qui consiste à présentifier une absence et
constituer une continuité. Cela, à condition qu’il y ait
répétition. “On hallucine une présence et on pense
une absence”.
Winnicott le
disait déjà lorsqu’il plaçait la position du
vrai self dans un sentiment de continuité évitant les effondrements.
Marcel
Jousse ne
disait pas autre chose lorsqu’il formulait que le fonctionnement
basique de l’être humain était “malgré l’absence,
faire une présence et rejouer sans l’objet. C’est cela la
mémoire”.
Ce serait donc la
répétition des moments d’anticipation qui fonderaient la
pensée et aussi la mémoire. “Transformer la
discontinuité d’une sensation en une continuité
d’investissement”.
La répétition dans le
temps projette les participants au rituel, autant dans le passé que
dans l’avenir. C’est l’interface, à la mode de Janus
bifrons, qui regarde en même temps le passé et l’avenir.
La répétition du rituel du quatrain mémorise ce qui
s’est passé et, en même temps, charge de sens le
déroulement de la formation puis permet, selon la formule de saint
Augustin, que le temps à venir ne s’engouffre pas n’importe
comment dans le présent.
6) Le rituel des quatrains est donc RÉPÉTITIF.
A l’instar des
procédés traditionnels de l’expression musicale populaire,
qu’elle soit profane, religieuse ou soignante, il utilise la
répétition comme élément de base. A noter que ces
trois catégories participent de la mentalité occidentale et
n’ont aucun sens chez les traditionnels.
Dans ces procédés on
élabore des éléments répétitifs que
l’on appelle “OSTINATO”.
On répète les ostinati
- c’est un pléonasme - pour former une longue chaîne
temporelle. Ce déroulement temporel constitue un cadre qui va favoriser
l’avènement du sens.
En effet, la
répétition favorise la mémoire qui elle-même produit
du sens. Si ce processus est important chez Marcelli, il est central dans les
recherches de Marcel Jousse chez qui l’être humain est un
édifice de mémoire vive. Il ne se construit que par la
mémorisation.
D’une certaine manière,
il dit que ceux qui sont pauvres en mémoire, sont pauvres en expression.
Pour reprendre plus littéralement son texte, il dit que ceux qui, dans
leur enfance, ont été peu marqués par le jeu des
interactions du réel, seront pauvres en rejeu.
Pour lui, les éléments
de la mémoire sont bien sûr formés par
l’expérience avec le réel mais dans expérience
globale, avec le corps tout entier. Non pas seulement par une activité
mentale mais d’abord avec une participation musculaire dans un mouvement
global du corps.
Dans le jeu rythmo-musical,
l’ostinato permet l’enracinement de motifs rythmo-mélodiques
de caractères variés et souvent improvisés.
L’ensemble du jeu est donc double. D’une part, à la base
le terrain répétitif et solide et d’autre part,
l’improvisation supportée par le terrain de base. Plus le terrain
sera solide, plus l’improvisation pourra se permettre la fantaisie et
la richesse thématique.
Dans le jeu de la chatouille, Marcelli
insiste sur le fait que, malgré la répétition rituelle
de la situation, la mère se laisse aller à une fantaisie rythmique.
Elle ne fait pas toujours la même chose, elle ne chatouille pas toujours
au même endroit, ni ne s’approche de son enfant de la même
manière ni dans un tempo régulier. Il parle de violation de la
règle au profit du plaisir de la variété rythmique.
Marcel Jousse, lui, reprend le
principe du formulisme propre aux sociétés de style oral. On
n’invente rien sans bases. Le créateur oral ne fait que reprendre
dans sa culture des éléments qui existent déjà et
constitue, à la manière d’un puzzle, et selon son
génie propre, une oeuvre d’une cohérence originale.
Charpenté par la
répétition, le rituel du quatrain propose chaque jour la fantaisie
et la nouveauté par les thèmes qui y sont traités.
Par sa forme bilatérale, et
son balancement binaire, l’anticipation le précède dans
le temps global de la journée. Il se présente comme une sorte
d’acmé quotidienne qui résume toutes les tensions du
déroulement. Mais aussi, dans sa distribution
interne, il se répartit d’un côté à
l’autre et d’un moment premier au moment second. Il commence par
une montée, qui amène vers une acmé, un point culminant,
pour ensuite se résoudre et mourir avant sa renaissance au jour suivant.
Un quatrain résume assez bien
la situation
je vais je viens sur
une ligne
dansant la vie la liberté
en
répétant partout le
signe
qui donne la
fécondité
C’est à peu près
de ça qu’il s’agit. L’homme, comme le funambule,
balance son corps et sa parole. S’il va d’un côté, il
revient obligatoirement de l’autre, sinon, il tombe dans
l’abîme.
Je terminerai en citant cet exemple
qui doit, je pense, être un exemple Hassidique : un enfant regardait
son grand-père qui dansait souvent. Il lui demande :
“grand-père, pourquoi danses-tu si souvent ?” Le
grand-père lui répondit : “L’homme est comme une
toupie. Il n’atteint son équilibre et sa dignité que dans
le mouvement. Il se fait en se défaisant, ne l’oublie jamais
!”.
C’est ainsi que
l’être humain se défait dans le temps et en même
temps, se réalise. La musicothérapie active y trouve son champ
de travail.