Extrait de mémoire de fin de formation à « la musicothérapie active, perspectives anthropologiques et psychanalytiques », 14ième promotion INFIPP 1998/99 – extrait remanié en 2014.
L’extrait présenté ici est tiré de la partie II du mémoire (analyse de la pratique), partie constituée d’allers retours entre l’analyse des vignettes cliniques de la première partie, et des intermèdes théoriques. Les séances de musicothérapie active y ont lieu avec un groupe de 5 enfants polyhandicapés. Nous sommes ici dans un des passages qui traitent des rapports entre musicothérapie active, anthropologie et ethnomusicologie.
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Repères culturels
Observons pour exemple un groupe de musique et de danse traditionnelle d'Afrique de l'ouest. La première chose que je remarque, c'est qu’artistes et public communiquent entre eux, réellement, échangent. Ils se parlent, ils jouent, rient ensemble. Ils sont ensemble. En fait il n’y a pas à proprement parler de public. Il ne s'agit pas d'un concert auquel on se rend pour voir les artistes en représentation, il s'agit d'un événement social plein d'interactions, d'une dramaturgie en quelque sorte.
Tout y est : les événements du quotidien y sont représentés, ils sont symbolisés par la parole, le geste, le masque, rythmiquement.
Carl Orff en recherche pour affiner sa pédagogie propose de s’inspirer de ces procédés. Insatisfait de voir que l'enseignement qui dispense solfège d'un côté, sport de l'autre, morcelle l'Homme, il s'appuie sur une théorie qui consiste à défendre la réunion du Corps, du Rythme et de la Parole.
Nous appelons cela "triangulation". Cette dramaturgie est bien présente dans les fêtes des sociétés de tradition orale. Il y a perpétuel aller et venue entre celui-ci et celle-là, l'évolution du drame s'agence au fil du déroulement de la manifestation. Toujours en Afrique de l’Ouest, ceux qui sont davantage prédisposés à jouer ou à danser ne semblent pas être là pour poursuivre un destin de type narcissique que l'on rencontre souvent sur les plateaux occidentaux. ("L'artiste est l'artisan qui dit "moi-je", ironise Régis Debray).
Il s'agit d'un acte social, qui est là pour témoigner du réel, le jouer ou le rejouer, le partager. Cependant, il ne s’agit pas d’une symbolisation de sentiment individuel, mais des évènements de la communauté. La musique accompagne les hommes aux champs par exemple. Ce qui pousse le tambourineur ou le danseur à accélérer n’est pas la volonté d’une performance à réaliser. Ce sont les pas des danseurs qui indiquent le phrasé du percussionniste, ou la cadence des coupeurs de mil, celle de l’alternance des batteuses de sorgho dans le mortier, ou encore le rythme effréné de la pluie sur le sol, celui du galop de la gazelle…, de même les pas du bœuf qui charrue, indiquent au brioleur du Berry son phrasé. L'ajustement entre eux est subtil et permanent, vivant. C'est un accordage humoral. Ce qui est propre au rythme, contrairement à la mesure métronomique des techniques numériques.). Les tambours, la poussière de la danse, les griots qui racontent l'histoire des ancêtres, tout cela a lieu naturellement, musique et danse font partie de la vie, ils la ponctuent...
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Musique et danse SONT la vie dans sa manifestation joueuse et symbolique. Il semble que l'on soit dans "l'ordre des choses", dans le sens des choses, parce que c'est une nécessité sociale, une fonction responsable à assumer que d’incarner le temps qui passe et en célébrer les évènements qui relient la communauté. Comme il y a des rituels de passage du monde de l'enfance au monde adulte, publiquement, il y a des rituels civiques liés à la mythologie du village, de l'ethnie, aux évènements saisonniers...
Mais revenons à C. et J.F. (vignettes cliniques développées en pages 9 à 24, et analysées en pages 26 à 38).
C'est en observant les musiques du monde, en repérant comment fonctionnent les procédés traditionnels transmis et conservés que je peux comprendre, implicitement ce qui se joue pour tel ou tel enfant lorsque la musique les embarque. Nous nous trouvons face à un phénomène basique de l'humanité.
La triangulation (rythme, corps, parole) tout comme le jeu, (au sens Winnicottien du mot jeu) sont des éléments vitaux, pulsionnels, inévitables. "Il ne saurait vraisemblablement y avoir de destruction complète de la capacité de l'individu à vivre une vie créative; même en cas de soumission extrême et d'établissement d'une fausse personnalité, il existe cachée quelque part, une vie secrète qui est satisfaisante parce que créative ou propre à l'être humain dont il s'agit. Ce qu'elle a d'insatisfaisant est dû au fait qu'elle est cachée et, par conséquent, qu'elle ne s'enrichit pas au contact de l'expérience de la vie ".(1)
Tel enfant se lève pour aller danser, sauter, marcher et tel autre également, tandis que ses compagnons jouent : ils sont tous deux dans le besoin de bouger en même temps qu'ils parlent. La vie est là, nous sommes dans un événement collectif et vivant que je prends soin de laisser durer jusqu'à ce qu'il s'épuise seul pour l'instant. Corps et parole sont intimement liés : "le balancement des propositions jaillit spontanément de tout l'organisme humain. Si bien que nous sommes en droit de dire que couper la relation qui existe entre le balancement de tout le corps et le balancement des propositions orales constitue une sorte de mutilation »…/… .(2)
Dominique BRUGGER, Besançon –1999
(1) Winnicott DW - Jeu et réalité, p. 96, Gallimard
(2) Jousse M - Anthropologie du geste, p. 227, Gallimard