Musicothérapie active
La musicothérapie
et le temps symbolique.
Texte paru dans les revues : « Carmina »
n° 2 - 2002 ainsi que dans « Méandre »
n° 10 - 2006.
Si le temps est le fil du jeu
rythmo-musical, n’est-il pas aussi celui de la musicothérapie ?
Alors, comment l’utiliser ? Question difficile, mais qu’il faut
bien se poser, un tant soit peu, lorsqu’on veut pratiquer la
musicothérapie active.
Quels mots trouver pour
décrire les processus temporels qui sont notre lot quotidien ?
Qu’est devenu le temps dans un fonctionnement envahi par l’espace,
les écrits et les images ?
Quelle place a-t-il dans la
mentalité occidentale où la personnalité individuelle
n’a plus d’autre modèle ni d’autre finalité
qu’elle-même et sa propre image ? (1)
Si la musicothérapie a tant
de mal à trouver une singularité, n’est-ce pas que le
discours ambiant auquel elle emprunte ses références est comme
imbibé des catégories de l’espace immobile ?
Questions importantes à
remettre sans cesse sur l’établi de nos ateliers.
Un Espace divin
Dans nos mentalités
occidentales, nous abordons peu les choses sous l’aspect temporel. Par
exemple, en psychologie, le temps fait la part belle à un espace
appelé “psychique” dans lequel les images semblent
arrêter le temps au profit de la contemplation d’espaces
individuels, organisés selon des catégories fixes.
Dans le domaine musical, le langage
courant est imprégné de termes qui ont un rapport avec
l’espace en même temps qu’il est inféodé
à l’écrit solfégique. Tout concourt à transformer
le temps en un espace rempli d’objets : notes, portées, hauteur,
espace de temps, barre de mesure, clefs, couleur, ornements, etc...
La musicothérapie n’y
trouve sa place qu’à faire allégeance à
“l’objet” musical extérieur et maîtrisable que
l’on écoute sans vraiment participer à sa dynamique.
On pourrait croire que c’est
l’influence de l’invention du solfège et celle de
l’harmonie qui ont spatialisé le discours musical. Mais le terrain
était préparé depuis longtemps avant leur apparition.
Ce sont les Grecs qui ont
inventé le terme de musicothérapie. Ce terme a été
repris depuis peu, mais déraciné et vidé de son contenu.
La
“musicothérapie” grecque, du moins ce que nous en connaissons, est en phase avec la
mythologie de l'époque. Pour cette mythologie, l’âme du
monde est rythmique et musicale. Dans le Timée, (2) Platon
expose tout le système de création du monde par le
démiurge, ce système est musical. (3)
Mais prenons garde à la
manière avec laquelle nous abordons ces textes. Elle est intimement
liée à nos catégories de pensées
d’aujourd’hui. Comme nous ne comprenons plus la logique mythique,
nous risquons fort de nous méprendre si nous n’articulons pas les
récits de la création du “Timée”, avec
l’ensemble mythologique gérant la culture grecque. (4)
L’interprétation
“à la lettre” des récits mythologiques donne toujours
lieu à des contresens et des compréhensions partielles.
Un exemple Hébreux, de David
guérissant le roi Saül avec sa harpe est quelquefois pris,
naïvement, hors de tout contexte mythologique, pour "prouver"
que la “musique” guérit.
En Grèce comme dans tout
l’imaginaire du monde méditerranéen, les désordres
cosmiques peuvent être tempérés par une activité
musicale terrestre. Le Cosmos renvoie alors le calme sur la terre depuis les
hautes sphères. Ainsi, David, emplissant les conditions du
médium, pince les cordes de sa harpe comme on pincerait celles des
sphères célestes qui entourent le monde.
Il faut souligner que, très
probablement, David ne se contentait pas de jouer de la harpe. Il devait
chanter en jouant et donc prononcer des paroles, rajoutant ainsi à son
jeu la richesse des mythes et leur efficacité symbolique.
On cite souvent les “modes
guérisseurs” de la "musique" grecque mais en oubliant de
dire que la mélodie était au service de la parole
incantée. Celle-ci est prépondérante. L’utilisation
du “rythmo-musical” dans la thérapie des
sociétés traditionnelles est indissolublement lié aux
mythes et à la Parole.
Le mythe grec du monde régi
par des rapports sonores fut porté, depuis les pythagoriciens
jusqu’à nos jours, par quelques génies assez
“dérangés” et passionnés pour
“l’ordre” et la “classification”.
Ils en ont assuré la
pérennité : Athénée, (5) Athanase Kircher, Kepler,
(mort fou) Newton, (6) Schoenberg (7), (se prenant pour Moïse) Hindemith,
(rattachant les tons au système solaire) pour n’en citer que
quelques-uns.
Système scellé au
XVIIIe siècle par Jean-Philippe Rameau qui, dans la lignée
d’illustres prédécesseurs, invente la théorie du
“Corps sonore” inhérent à la nature et au Cosmos.
“Il y a un ordre primitif et invariable dans la nature, sur lequel
tout doit être établi, et dont il faut nécessairement
partir.” (8)
En même temps il fixa les lois
de l’harmonie. L’Harmonie et le solfège écrit, inspirés de la croyance
à un corps sonore naturel, cristallisèrent pour longtemps notre
conception du jeu rythmo-musical.
Tout en rationalisant le musical,
Rameau lui donnait le caractère ineffable du divin, croyant avoir
découvert les “tables de la loi” de la résonance
sonore naturelle. Cette position paradoxale, “rationalité”/“naturel-divin”
l’opposa violemment à Jean-Jacques Rousseau.
Le corps sonore, que
j’appelle, à juste titre, son fondamental, ce principe unique,
générateur et ordonnateur de toute la musique, cette cause
immédiate de tous ses effets, le corps sonore, dis-je, ne résonne
pas plus tôt qu’il engendre en même temps toutes les
proportions continues, d’où naissent l’harmonie, la
mélodie, les modes, les genres, et jusqu’aux moindres règles
nécessaires à la pratique.
Jean Philippe RAMEAU (9)
En contrepartie du
“naturel”, Rameau se fit l’apôtre du tout rationnel
(10) : tout s’explique par le modèle mathématique. “Au
XVIIIe siècle, la pensée mécaniste à son
apothéose jouissait d’un empire sans partage, unifiait
l’ensemble du savoir et engendrait du même coup une sorte de
cosmologie construite autour de l’idée de vérité
éternelle, fixe et immuable : comment une loi de la nature pourrait-elle
changer ? (11)
Jean Philippe Rameau se basa sur une
vieille tradition venue des Grecs. Il l’interpréta à son
avantage.
Plus tard, Schoenberg abandonnera la
tonalité en la remplaçant par une véritable mystique des
nombres mathématiques.
L’idée centrale du
système est l’identité parfaite entre la musique des
sphères et l’organisation humaine des tons : une organisation
musicale naturelle correspondant réellement à l’agencement
et au fonctionnement du Cosmos. Chaque porteur et acteur de ce système
étant persuadé d’être investi d’une mission
divine.
Chez nous, c’est après
la guerre de 1940 que l’on a “réinventé” la musicothérapie,
mais sans véritable tradition et sur des bases peu analysées.
Cette “Réinvention” n’est pas sans rapport avec la
naissance et la multiplication, à l’époque, de nouveaux modes
thérapeutiques, et avec les facilités qu’offrait le
développement des technologies de l’enregistrement sur disque et
sur bande.
La musicothérapie s’est
articulée avec le système musical en place, système
marqué par la réification du jeu musical rejoignant
le naturel grâce au système tonal, et ses “productions objets” facilement
conservables et monnayables.
Mais ce système mettant en
valeur l’harmonie du monde était, depuis longtemps, vide de sens.
En conclusion, nous pouvons dire que
c’est un peu comme si le devenir de la musique occidentale, depuis les
débuts pythagoriciens, tendait à en faire un “objet
immuable” parce que participant à l’essence divine : un
objet fixe, parfait, HORS DU TEMPS.
Pourtant, ce qui maintient
l’humanité dans le jeu musical traditionnel, c’est sa fusion
avec le langage obligatoirement inscrit dans le temps. En l’abandonnant, on inventait la musique
“pure” intemporelle.
En quittant l’accent oral
et s’attachant aux seules institutions harmoniques, la musique devient
plus bruyante à l’oreille et moins douce au coeur. Elle a
déjà cessé de parler; bientôt elle ne chantera plus
et alors avec tous ses accords et toute son harmonie elle ne fera plus aucun
effet sur nous.
Jean-Jacques Rousseau (12)
Le Temps humain
C’est vers d’autres
horizons que se tourne la musicothérapie active, en prenant compte de la
dynamique du temps et de celle du langage et donc du mythe.
Si nous nous éloignons de la
logique de la “musique-objet” et si nous étayons notre
travail sur d’autres références, l’observation des
procédés traditionnels s’impose. Et d’ailleurs, plus
qu’une simple observation, il semble indispensable de
s’imprégner d’une manière de faire qui ne peut se
comprendre sans se départir des catégories occidentales qui ont
créé notre approche de la musicalité.
En fait, le terme de
“musicothérapie” n’a pas de sens pour les
sociétés anciennes dans lesquelles le jeu rythmo-musical
n’existe pas en soi, isolé du contexte langagier et rituel et
isolé de l’organisation du temps.
Le chant et le rythme
n’étaient pas utilisés pour eux-mêmes (comme des
objets “esthétiques”) mais inclus dans un sens
général obéissant à une certaine conception du
Monde et suggérant un certain abord de la maladie. (13)
Le concept de
“musicothérapie” est donc impensable dans ces
sociétés, tout simplement parce leur fonctionnent globalisant ne
fait pas de la musique un objet extérieur qui pourrait être
utilisé hors temps. La pratique du soin semble y avoir toujours été
une lutte contre les effets négatifs dûs aux incongruités
survenues dans le déroulement temporel et sacré.
On conçoit facilement que la
pratique du rythme-musical remanie sans cesse le temps symbolique ou au moins
compose avec lui. En utilisant la métaphore musicale, nous essayons de
nous accorder avec le temps qui passe et qui nous fait advenir. Nous remettons
en jeu la mémoire de ce qui nous a construit, du fil de notre histoire
et de ce qui nous a éloigné temporellement des auteurs de nos
jours.
Ce que nous appelons
“distance” est aussi, et sans doute d’abord, un
“temps” de la séparation et de la perte. La pratique
rythmo-musicale plonge ses racines jusqu’aux filaments constituants les
débuts de notre histoire personnelle. Elle favorise des reviviscences
qui peuvent parfois donner le vertige car elles ne sont ni vraiment conscientes
ni vraiment nommées.
Ces “filaments”
ténus sont comparables à des “interfaces” entre
l’enfant et sa mère. Ils sont rythmiques, (14) infiniment mobiles,
souvent aléatoires, insaisissables mais pourtant bien présents.
Ils fondent le va-et-vient des balancements, fondateurs de différences
et de contrastes, qui construiront la personnalité humaine.
Marcel Jousse définira
l’être humain comme un “édifice de
mémoire”. Cette mémoire se construit sur des
“mimismes” (15)
corporels qui sont toujours et d’abord des processus rythmiques et
gestuels, donc temporels.
Depuis sa naissance, l’enfant
se trouve imprégné des gestes rythmés de sa mère,
sorte de danse intimement liée aux sons, aux intonations, aux contrastes,
aux mélodies du discours de la mère et de tout ce qui
l’entoure. A croire que l’édification de la personne humaine
s’élabore entièrement sur un mode rythmo-musical.
C’est cela qui va le construire, à condition qu’il
s’accorde avec ces organisations temporelles afin qu’elles restent
cohérentes.
Mais ces accordailles rythmiques
sont imbriquées dans un monde mytho-poétique permanent. (16) Monde dans lequel se nouent les
premières représentations, comme dirait Freud, ou les mimismes,
comme dirait Marcel Jousse. Dans ces processus, MYTHE et RYTHME sont
indissociables.
Terre-mère
Atalante - H. Maier - 1618
Chez les traditionnels, la plupart
des troubles qui surviennent, trouvent leur origine dans une transgression de
type temporel. Comme si un
“passage” ne s’était pas bien réalisé :
“manquement” au déroulement du temps, omission d’une
obligation rituelle, infraction dans l’organisation temporelle
sacrée. Ce manquement se double toujours d’une omission par
rapport au temps cosmique et mythique.
Cela ne veut pas dire que
l’espace n’entre pas en jeu, mais tout trouble, comme toute
transformation positive ou négative, y est d’abord un processus
temporel.
Surviennent alors les Esprits (les
Dieux, les Rabs, ou les Loas du Vaudou Haïtien) qui viennent rappeler
à l’ordre du temps en tourmentant le transgresseur.
Pour illustrer notre propos, prenons
l’exemple du Vaudou ou du Candomblé. L’initiation consiste
à nommer, progressivement, l’esprit - le dieu, le loa -
tourmenteur.
Lorsque quelqu’un est victime
d’un trouble dans sa vie, il peut aller trouver un Hougan. (17) Il
entreprendra alors une “initiation” en participant à des
séances répétées. Les premières “séances” appelleront le
Loa. D’emblée, on ne sait pas de quel Loa il s’agit,
c’est dans la “danse” du postulant que se
révélera le dieu possesseur. (18) “Mait’ tête” : maître de la
tête)
Il faut remarquer qu’un Loa
est d’abord un RYTHME. (comme l’est le nom de Dieu dans la
spiritualité Hindoue, un rythme doublé d’un son, alors
qu’en Occident, il est un nom écrit) Le Loa ne peut survenir que
lorsque son rythme est formulé.
Les dieux ne sont pas des images
mais des ensembles rythmiques de modes d’être, caricaturant des
conduites les plus banales comme les plus excentriques et même les plus
obscènes. Ils sont artisans de ce que nous sommes, leur reviviscence
n’est pas une mince affaire. Ils sont donc de la substance du temps.
Ce rythme, accompagné
d’une mélodie, est aussi appelé “devise”.
Chaque initié a sa “devise”. La rythmer en la jouant sur des
tambours ou en la chantant met instantanément le possédé
en état de transe.
Si le Vaudou les fait revenir, c’est
pour que l’initié découvre ce qui l’aliène et
qu’au bout d’un certain temps il puisse se réconcilier en se
reliant à nouveau avec son ou ses loas. Le temps progressif de la
réconciliation rétablit, après bien des séances, la
sérénité dans les processus rythmiques qui relient
l’initié aux matrices qui lui ont permis d’exister.
L’obligation qui en
résulte s’orientera souvent vers le rituel du “grand
manger” - préparation d’un repas pour le ou les dieux - qui
s’accomplira régulièrement dans un temps donné.
Il s’agit là d’un
travail de remémoration en même temps que de symbolisation. Mais
comment symboliser sinon en remémorant et en commémorant. Le
rituel thérapeutique procurera un viatique permettant d’avancer.
AGASSOU
HAïMAIN
Dessin Vaudou
Ce que nous venons de relater dans
l’exemple du Vaudou peut être appliqué à
l’ensemble des sociétés traditionnelles dans lesquelles le
rapport aux “esprits” est une réalité quotidienne.
Ces “Esprits” sont
fondateurs des sociétés et associés aux ancêtres.
Leur statut essentiel est d’être éloigné de nous dans
le temps. Si l’on veut les questionner, il faut les faire
“revenir” ou même aller les chercher comme dans le
chamanisme.
Pour les faire revenir, les
traditionnels mettront en jeu (19) une parole incantée et dansée,
une parole rythmée et gestuée dans un rituel. Ils entreront ainsi
dans le temps de la mémoire.
Grâce à
l’incarnation (mise en chair) de la parole, les reviviscences
répandront leurs vertus curatives. Et c’est bien de cure dont il
s’agit, quasiment au sens de “curetage”. Sans enlever quoi
que ce soit au “bâtiment”, il s’agit de lui redonner
une cohérence et un équilibre. Non pas “catharsis”,
non pas “défoulement”, mais réconciliation rassurante
avec un temps qui coule souvent trop rapidement dans la durée. Son
allure est souvent insensée et nous donne le vertige.
Cette allure du temps est semblable
à celle du fleuve Léthé (20) dont l’eau faisait
perdre la mémoire des origines, ce qui amenait à errer sans
liens. (a-liénés) A nous d’y reconstruire le temps
symbolique.
Les rituels du Vaudou ne sont pas de
mise chez nous. Mais si nous avons donné cet exemple, c’est pour
nous référer à des dynamiques fondamentales qui nous
relient tous aux auteurs de nos jours, auteurs à la fois réels et
mythiques. A savoir que le mythe est bien plus prégnant et efficace que
le réel. Un Hougan haïtien, évoquant des Loas, me disait, un peu ironiquement :
“vous appelez ça des archétypes, je crois ?”
1, 2, 3, Soleil
Là où tu
étais, tu dois advenir (21)
S. Freud
Encore ne faut-il pas confondre la
durée et le temps. Si la durée est le déroulement
réel (physique), le temps est l’organisation du déroulement
symbolique.
A trop confondre le temps et la
durée, la musicothérapie peut se complaire dans la
mécanique des enchaînements du rythme musical. On pourrait finir
par croire naïvement que frapper dans les mains suffit pour restaurer le
rapport au temps et la mémoire, ou encore qu’écouter ou
chanter une mélodie suffit pour nous réconcilier avec notre
histoire.
Le jeu rythmo-musical n’a
d’efficacité thérapeutique que s’il s’enracine
dans le sens et la mémoire. Sans cela, il est un jeu gratuit
d’esthète sentant tout et rien : un jeu émotionnel sans
perspectives.
La mémoire est marquée
par la fuite du temps. Ce temps qui, pour paraphraser Saint Augustin, (22) vient de l’avenir, passe par le
présent puis va dans le passé où il constitue la
mémoire. (23)
Habitués que nous sommes
à concevoir un temps linéaire - confondu avec la durée -
qui va du passé vers l’avenir, nous avons du mal à
comprendre qu’un rituel thérapeutique serve avant tout à
constituer une mémoire. A la date du 11 novembre, nous
commémorons l’armistice de 1918. Mais la reviviscence de la fin de
la guerre n’est qu’un prétexte à renforcer la
mémoire qui nous constitue. Cette mémoire a besoin
d’être sans cesse renforcée, remise au jour, revécue.
Chaque remémoration nous métamorphose en ce sens qu’elle
nous consolide dans notre désir de devenir ce que nous sommes.
L’avenir s’engouffre
dans le présent, va vers le passé en se chargeant de sens. Sans
le sens, le passé se dissout et nos racines nous échappent.
Le plaisir, le désir - et
même l’avidité - de métamorphose n’est pas dans
ce qui serait un changement total qui nous couperait de nos racines mais dans
la réassurance que nous procure l’écoulement du rythme du
temps. Le présent est comme un sas constitutif de ce que nous sommes, passage
pour ce qui vient de l’avenir toujours inconnu.
Toutes proportions gardées,
on trouve le phénomène en raccourci dans le jeu des enfants
“1, 2, 3, soleil”. Les enfants avancent mais le meneur de jeu qui
se trouve en avant (en avenir) se retourne brusquement sur “soleil”.
Tous doivent être immobiles. La formule rituelle est
répétitive, elle est garante du passage. A chaque
répétition, les joueurs ne sont plus au même endroit et ont
modifié leur geste. Un d’entre eux finira par gagner en passant la
dernière épreuve et en éliminant le meneur.
Le plaisir du jeu ne tient pas
seulement à la réussite de l’épreuve car elle est
répétitive, et, quand elle est passée, on n’a
qu’une seule envie : recommencer, il tient aussi, et surtout, au fait
que, d’un rituel à l’autre, on n’est plus ni le
même ni au même endroit. Ca roule avec allure !
Le psychotique regardant longtemps
l’eau qui coule du robinet, semble être fasciné par la geste
du temps : le processus d’éloignement permanent,
l’énergie mobile de la vie. (24) C’est qu’il est lui-même
immobile, fixé à une image insensée qui ne bouge pas, elle
non plus. Il est sans temps et donc sans Autre. Il tend
désespérément de s’introduire dans le temps
caricaturé par ses stéréotypies.
Notre rapport au temps est devenu
tellement mécanisé et vide de sens qu’il m’a
semblé intéressant pour la musicothérapie de revisiter des
modèles anciens mais fiables par leur ancrage dans
le réel. Tous les rituels thérapeutiques ont toujours
été en phase avec le temps calendaire et sa mythologie. Le
calendrier modèle le déroulement des jours comme autant de
rituels de passages favorisant des métamorphoses.
Certains résistent à
emprunter de telles références en raison de leurs connotations
religieuses. Mais ici, en évitant tout nominalisme, il ne s’agit
que de se référer seulement à la scansion qualitative du
temps et non pas à son contenu religieux. Ainsi si, dans ce
numéro de Carmina, nous
citons la Saint Martin, c’est qu’il s’agit d’une date
clef dans le déroulement du temps météorologique et
cosmique. Un sorte de point d’orgue qui met en évidence le passage
sensible d’une période à une autre, point de repère
temporel qui nous relie avec ce qui, par son sens, peut nous faire tenir
debout.
Le temps rythmo-musical ne me semble
pas indépendant du rythme des jours et des saisons. Encore que, pour en
saisir l’intérêt, il est nécessaire de
réintroduire la perception du temps calendaire.
L’étonnante
quantité de sens mytho-rythmiques que le calendrier véhicule en
fait un réservoir de mémoire dans lequel s’ancre
l’imaginaire de notre fonctionnement.
Même si nous ne reconnaissons
plus ces racines, nous sommes, malgré nous, participant d’une
culture qui ne s’est pas inventée toute seule. Déjà,
quand on s’appelle Jacques, Pierre ou Paul - nous pourrions citer
à peu près tous les prénoms utilisés en France -
c’est qu’on est planté dans un imaginaire religieux qui a
fondé une histoire et surtout une mythologie. La rejeter par principe,
c’est la mettre à la porte pour qu’elle revienne par la
fenêtre. Nous n’y échappons pas.
Plutôt que la nier, nous devrions la fouiller pour savoir en quoi elle consiste afin quelle ne nous leurre pas mais qu’elle soit référence en enrichissant notre imagination tout en consolidant notre identité. A moins que, par mépris de toute appartenance et de toute généalogie, nous errions de Noël à Pâques et de Pâques à la Trinité vidés de leur sens, dans un temps inconsistant, scandé par des occupations juxtaposées et morcelantes. Il ne nous restera plus alors qu’à chercher du sens dans le spectacle virtuel ou encore dans les drogues d’aujourd’hui.
La séance de
musicothérapie est un appui dans une succession temporelle
cohérente qui prend en compte tous les temps : le temps musical et le
temps calendaire. Ils ne nous appartiennent pas mais sont à
découvrir.
Le temps “individuel” ne
peut être concu que dans la mesure d’une
“participation” à un temps et à des temps que nous ne
générons pas. Nous nous y coulons ou nous restons en dehors dans
un rapport plus ou moins cohérent, selon les temps différents
dans lesquels nous nous laissons couler. C’est peut-être là
que la musicothérapie a son mot à dire ?
(1) Cf. I. SOW, “Les structures anthropologiques de la folie
en Afrique Noire”, Payot
1978
(2) Platon, Le Timée,
Garnier-Flammarion
(3) Cf Jamis James, La musique des
sphères, Éd du
Rocher 1997.
(4) Le texte relatant le voyage
d’Er au sein des sphères célestes nous renseigne bien sur
les croyances en cours. Cf. Platon, final de La République, livre
X, Denoël.
(5) Qui, pour soigner la sciatique,
prescrivait de jouer de l’aulos en mode phrygien sur la partie malade.
(6) L’âme du monde, qui
met en mouvement ces corps de l’Univers visible à nos yeux,
étant construite sur des proportions qui créent
d’elles-même un accord musical, doit obligatoirement produire des
sons musicaux à partir du mouvement qu’elle induit de sa propre
impulsion, et dont l’origine est dans la maîtrise de sa
composition.” - Cité par Jamie James P. 192 - Op. cit.
(7) Schoenberg avait la manie de la
numérologie et une phobie du chiffre treize. A tel point que
lorsqu’il composait, il ne chiffrait jamais sa treizième mesure et
marquait : “12A”. Il est pourtant mort un vendredi13 juillet 1951
à l’âge de 76 ans (7+6=13). Le titre de son opéra Moïse
und Aaron fut orthographié Moïse und Aron afin
d’éviter le nombre de 13 lettres.
(8) Citation de Rameau : Cf.
Catherine Kintzler, Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de
l’esthétique du plaisir à l’âge classique, Minerve
1988. p. 35.
(9) émonstration du
principe de l’harmonie, in Musique raisonnée, p. 70
Cité par C. Kintzler
(10) Cf. J-P Rameau, Mémoire
où on expose les fondements d’un système de musique
théorique et pratique. Mémoire offert à
l’Académie des Sciences en 1749. Mais aussi Traité de
l’harmonie réduite à ses principes naturels,
Méridiens-Klincksieck, Paris 1986
(11) Catherine Kintzler op. cit. p
35
(12) J-J. Rousseau, Essai sur
l’origine des langues, Chap XVII.
(13) Dans un article de la revue
“Musique en jeu”, n° 12, l’américain Charles
Boilès indique que, chez les Tepehuas (nord de Veracruz) lors de
cérémonies visant à guérir des maladies psychosomatiques,
mais aussi pour obtenir de bonnes récolte et rétablir l’harmonie
dans le quotidien, le violoniste “parle” en jouant de son
instrument. Le plus beau compliment qu’on peut lui faire est qu’on
entend “tous les gens parler” quand il joue... Tous les
participants sont capables d’expliquer à ceux qui les questionnent
ce que dit la musique. L’article qui s’intitule
“Thought-song”, pourrait se traduire par “Chant à
penser”. Le traducteur français a choisi “chants
instrumentaux” ? C’est qu’il n’a pas les mots pour le
dire en français. Nous sommes tellement habitué à
séparer le chant de la musique dit “pure”.
(14) Cf. Le concept
d’interaction triphasée chez Marcel Jousse, Anthropologie du
geste, Gallimard
(15) C’est par le mimisme
spontané que l’enfant met, par ses gestes, le Monde à
l’intérieur de lui-même. Le terme Mimisme est utilisé
pour différencier le geste spontané de l’enfant du mime
volontaire et théatral. Cf. Marcel Jousse Op. cit.
(16) Cf. Winnicot : concept de
l’espace transitionnel.
(17) Maître de
cérémonie ou d’une confrérie Vaudou.
(18) Un Hougan me disait qu’il en avait
dénombré 104.
(19) Au sens propre du terme :
jouer.
(20) Fleuve de l’oubli. Dans
la mythologie grecque, les âmes, en s’incarnant, passent par ce
fleuve. Assoiffées, elle boivent l’eau et oublient la
mémoire de leur vie antérieure. La “réminiscence”
permettra le ressouvenir du lieu d’où ils viennent.
(21) C’est là où
le sujet réintègre authentiquement ses membres disjoints, et
reconnaît, réintègre son expérience. J. Lacan, Le
Séminaire Liv. II, p 288
(22) Cf. Les Confessions et De
musica, Études augustiniennes, Paris 1996 et encore: Garnier FlammarionParis 1964.
(23) Si donc le présent, pour
être un temps, ne le devient que parce qu’il s’en va dans le
passé, comment disons-nous encore qu’il est, puisque la raison
pour laquelle il est c’est qu’il ne sera plus, si bien que, de
fait, nous ne pouvons dire en toute vérité que le temps est,
sinon parce qu’il tend à ne pas être. - Confessions, p.301,
Etudes augustiniennes.
(24) Pour rappel : le mot
“rythme” est construit sur une racine grecque : “rheo”
qui signifie “je coule”