Musicothérapie active

 

La musicothérapie

et le temps symbolique.

 

Texte paru dans les revues : « Carmina » n° 2 - 2002 ainsi que dans « Méandre » n° 10 - 2006.

Retour

Willy BAKEROOT

 

Si le temps est le fil du jeu rythmo-musical, n’est-il pas aussi celui de la musicothérapie ? Alors, comment l’utiliser ? Question difficile, mais qu’il faut bien se poser, un tant soit peu, lorsqu’on veut pratiquer la musicothérapie active.

Quels mots trouver pour décrire les processus temporels qui sont notre lot quotidien ? Qu’est devenu le temps dans un fonctionnement envahi par l’espace, les écrits et les images ?

Quelle place a-t-il dans la mentalité occidentale où la personnalité individuelle n’a plus d’autre modèle ni d’autre finalité qu’elle-même et sa propre image ? (1)

 

Si la musicothérapie a tant de mal à trouver une singularité, n’est-ce pas que le discours ambiant auquel elle emprunte ses références est comme imbibé des catégories de l’espace immobile ?

Questions importantes à remettre sans cesse sur l’établi de nos ateliers.

 

Un Espace divin

 

Dans nos mentalités occidentales, nous abordons peu les choses sous l’aspect temporel. Par exemple, en psychologie, le temps fait la part belle à un espace appelé “psychique” dans lequel les images semblent arrêter le temps au profit de la contemplation d’espaces individuels, organisés selon des catégories fixes. 

 

Dans le domaine musical, le langage courant est imprégné de termes qui ont un rapport avec l’espace en même temps qu’il est inféodé à l’écrit solfégique. Tout concourt à transformer le temps en un espace rempli d’objets : notes, portées, hauteur, espace de temps, barre de mesure, clefs, couleur, ornements, etc...

 

La musicothérapie n’y trouve sa place qu’à faire allégeance à “l’objet” musical extérieur et maîtrisable que l’on écoute sans vraiment participer à sa dynamique.

 

On pourrait croire que c’est l’influence de l’invention du solfège et celle de l’harmonie qui ont spatialisé le discours musical. Mais le terrain était préparé depuis longtemps avant leur apparition.

 

Ce sont les Grecs qui ont inventé le terme de musicothérapie. Ce terme a été repris depuis peu, mais déraciné et vidé de son contenu.

 

La “musicothérapie” grecque,  du moins ce que nous en connaissons, est en phase avec la mythologie de l'époque. Pour cette mythologie, l’âme du monde est rythmique et musicale. Dans le Timée, (2) Platon expose tout le système de création du monde par le démiurge, ce système est musical. (3) 

Mais prenons garde à la manière avec laquelle nous abordons ces textes. Elle est intimement liée à nos catégories de pensées d’aujourd’hui. Comme nous ne comprenons plus la logique mythique, nous risquons fort de nous méprendre si nous n’articulons pas les récits de la création du “Timée”, avec l’ensemble mythologique gérant la culture grecque. (4)

 

L’interprétation “à la lettre” des récits mythologiques donne toujours lieu à des contresens et des compréhensions partielles.

 

Un exemple Hébreux, de David guérissant le roi Saül avec sa harpe est quelquefois pris, naïvement, hors de tout contexte mythologique, pour "prouver" que la “musique” guérit.

 

En Grèce comme dans tout l’imaginaire du monde méditerranéen, les désordres cosmiques peuvent être tempérés par une activité musicale terrestre. Le Cosmos renvoie alors le calme sur la terre depuis les hautes sphères. Ainsi, David, emplissant les conditions du médium, pince les cordes de sa harpe comme on pincerait celles des sphères célestes qui entourent le monde.

 

Il faut souligner que, très probablement, David ne se contentait pas de jouer de la harpe. Il devait chanter en jouant et donc prononcer des paroles, rajoutant ainsi à son jeu la richesse des mythes et leur efficacité symbolique.

 

On cite souvent les “modes guérisseurs” de la "musique" grecque mais en oubliant de dire que la mélodie était au service de la parole incantée. Celle-ci est prépondérante. L’utilisation du “rythmo-musical” dans la thérapie des sociétés traditionnelles est indissolublement lié aux mythes et à la Parole.

 

Le mythe grec du monde régi par des rapports sonores fut porté, depuis les pythagoriciens jusqu’à nos jours, par quelques génies assez “dérangés” et passionnés pour “l’ordre” et la “classification”.

 

Ils en ont assuré la pérennité : Athénée, (5) Athanase Kircher, Kepler, (mort fou) Newton, (6) Schoenberg (7), (se prenant pour Moïse) Hindemith, (rattachant les tons au système solaire) pour n’en citer que quelques-uns.

Système scellé au XVIIIe siècle par Jean-Philippe Rameau qui, dans la lignée d’illustres prédécesseurs, invente la théorie du “Corps sonore” inhérent à la nature et au Cosmos. “Il y a un ordre primitif et invariable dans la nature, sur lequel tout doit être établi, et dont il faut nécessairement partir.” (8)

En même temps il fixa les lois de l’harmonie. L’Harmonie et le  solfège écrit, inspirés de la croyance à un corps sonore naturel, cristallisèrent pour longtemps notre conception du jeu rythmo-musical.

 

Tout en rationalisant le musical, Rameau lui donnait le caractère ineffable du divin, croyant avoir découvert les “tables de la loi” de la résonance sonore naturelle. Cette position paradoxale, “rationalité”/“naturel-divin” l’opposa violemment à Jean-Jacques Rousseau.

 

Le corps sonore, que j’appelle, à juste titre, son fondamental, ce principe unique, générateur et ordonnateur de toute la musique, cette cause immédiate de tous ses effets, le corps sonore, dis-je, ne résonne pas plus tôt qu’il engendre en même temps toutes les proportions continues, d’où naissent l’harmonie, la mélodie, les modes, les genres, et jusqu’aux moindres règles nécessaires à la pratique.

Jean Philippe RAMEAU (9)

 

En contrepartie du “naturel”, Rameau se fit l’apôtre du tout rationnel (10) : tout s’explique par le modèle mathématique. “Au XVIIIe siècle, la pensée mécaniste à son apothéose jouissait d’un empire sans partage, unifiait l’ensemble du savoir et engendrait du même coup une sorte de cosmologie construite autour de l’idée de vérité éternelle, fixe et immuable : comment une loi de la nature pourrait-elle changer ? (11)

 

Jean Philippe Rameau se basa sur une vieille tradition venue des Grecs. Il l’interpréta à son avantage.

Plus tard, Schoenberg abandonnera la tonalité en la remplaçant par une véritable mystique des nombres mathématiques.

 

L’idée centrale du système est l’identité parfaite entre la musique des sphères et l’organisation humaine des tons : une organisation musicale naturelle correspondant réellement à l’agencement et au fonctionnement du Cosmos. Chaque porteur et acteur de ce système étant persuadé d’être investi d’une mission divine.

 

Chez nous, c’est après la guerre de 1940 que l’on a “réinventé” la musicothérapie, mais sans véritable tradition et sur des bases peu analysées. Cette “Réinvention” n’est pas sans rapport avec la naissance et la multiplication, à l’époque, de nouveaux modes thérapeutiques, et avec les facilités qu’offrait le développement des technologies de l’enregistrement sur disque et sur bande.

 

La musicothérapie s’est articulée avec le système musical en place, système marqué par la réification du jeu musical rejoignant le naturel grâce au système tonal,  et ses “productions objets” facilement conservables et monnayables.

 

Mais ce système mettant en valeur l’harmonie du monde était, depuis longtemps, vide de sens.

 

En conclusion, nous pouvons dire que c’est un peu comme si le devenir de la musique occidentale, depuis les débuts pythagoriciens, tendait à en faire un “objet immuable” parce que participant à l’essence divine : un objet fixe, parfait, HORS DU TEMPS.

Pourtant, ce qui maintient l’humanité dans le jeu musical traditionnel, c’est sa fusion avec le langage obligatoirement inscrit dans le temps.  En l’abandonnant,  on inventait la musique “pure” intemporelle.

 

En quittant l’accent oral et s’attachant aux seules institutions harmoniques, la musique devient plus bruyante à l’oreille et moins douce au coeur. Elle a déjà cessé de parler; bientôt elle ne chantera plus et alors avec tous ses accords et toute son harmonie elle ne fera plus aucun effet sur nous.

Jean-Jacques Rousseau (12)

Retour

Le Temps humain

 

C’est vers d’autres horizons que se tourne la musicothérapie active, en prenant compte de la dynamique du temps et de celle du langage et donc du mythe.

Si nous nous éloignons de la logique de la “musique-objet” et si nous étayons notre travail sur d’autres références, l’observation des procédés traditionnels s’impose. Et d’ailleurs, plus qu’une simple observation, il semble indispensable de s’imprégner d’une manière de faire qui ne peut se comprendre sans se départir des catégories occidentales qui ont créé notre approche de la musicalité.

En fait, le terme de “musicothérapie” n’a pas de sens pour les sociétés anciennes dans lesquelles le jeu rythmo-musical n’existe pas en soi, isolé du contexte langagier et rituel et isolé de l’organisation du temps.

 

Le chant et le rythme n’étaient pas utilisés pour eux-mêmes (comme des objets “esthétiques”) mais inclus dans un sens général obéissant à une certaine conception du Monde et suggérant un certain abord de la maladie. (13)

Le concept de “musicothérapie” est donc impensable dans ces sociétés, tout simplement parce leur fonctionnent globalisant ne fait pas de la musique un objet extérieur qui pourrait être utilisé hors temps. La pratique du soin semble y avoir toujours été une lutte contre les effets négatifs dûs aux incongruités survenues dans le déroulement temporel et sacré.

 

On conçoit facilement que la pratique du rythme-musical remanie sans cesse le temps symbolique ou au moins compose avec lui. En utilisant la métaphore musicale, nous essayons de nous accorder avec le temps qui passe et qui nous fait advenir. Nous remettons en jeu la mémoire de ce qui nous a construit, du fil de notre histoire et de ce qui nous a éloigné temporellement des auteurs de nos jours.

Ce que nous appelons “distance” est aussi, et sans doute d’abord, un “temps” de la séparation et de la perte. La pratique rythmo-musicale plonge ses racines jusqu’aux filaments constituants les débuts de notre histoire personnelle. Elle favorise des reviviscences qui peuvent parfois donner le vertige car elles ne sont ni vraiment conscientes ni vraiment nommées.

 

Ces “filaments” ténus sont comparables à des “interfaces” entre l’enfant et sa mère. Ils sont rythmiques, (14) infiniment mobiles, souvent aléatoires, insaisissables mais pourtant bien présents. Ils fondent le va-et-vient des balancements, fondateurs de différences et de contrastes, qui construiront la personnalité humaine.

 

Marcel Jousse définira l’être humain comme un “édifice de mémoire”. Cette mémoire se construit sur des “mimismes” (15)  corporels qui sont toujours et d’abord des processus rythmiques et gestuels, donc temporels.

Depuis sa naissance, l’enfant se trouve imprégné des gestes rythmés de sa mère, sorte de danse intimement liée aux sons, aux intonations, aux contrastes, aux mélodies du discours de la mère et de tout ce qui l’entoure. A croire que l’édification de la personne humaine s’élabore entièrement sur un mode rythmo-musical. C’est cela qui va le construire, à condition qu’il s’accorde avec ces organisations temporelles afin qu’elles restent cohérentes.

 

Mais ces accordailles rythmiques sont imbriquées dans un monde mytho-poétique permanent. (16)  Monde dans lequel se nouent les premières représentations, comme dirait Freud, ou les mimismes, comme dirait Marcel Jousse. Dans ces processus, MYTHE et RYTHME sont indissociables.

 

Retour

 

 

 

 

 

 

 

Terre-mère

Atalante - H. Maier - 1618

 

 

 

 

 

Rituels réconciliants

 

Chez les traditionnels, la plupart des troubles qui surviennent, trouvent leur origine dans une transgression de type temporel.  Comme si un “passage” ne s’était pas bien réalisé : “manquement” au déroulement du temps, omission d’une obligation rituelle, infraction dans l’organisation temporelle sacrée. Ce manquement se double toujours d’une omission par rapport au temps cosmique et mythique.

Cela ne veut pas dire que l’espace n’entre pas en jeu, mais tout trouble, comme toute transformation positive ou négative, y est d’abord un processus temporel.

 

Surviennent alors les Esprits (les Dieux, les Rabs, ou les Loas du Vaudou Haïtien) qui viennent rappeler à l’ordre du temps en tourmentant le transgresseur.

 

Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple du Vaudou ou du Candomblé. L’initiation consiste à nommer, progressivement, l’esprit - le dieu, le loa - tourmenteur.

Lorsque quelqu’un est victime d’un trouble dans sa vie, il peut aller trouver un Hougan. (17) Il entreprendra alors une “initiation” en participant à des séances répétées. Les  premières “séances” appelleront le Loa. D’emblée, on ne sait pas de quel Loa il s’agit, c’est dans la “danse” du postulant que se révélera le dieu possesseur. (18)  “Mait’ tête” : maître de la tête)

 

Il faut remarquer qu’un Loa est d’abord un RYTHME. (comme l’est le nom de Dieu dans la spiritualité Hindoue, un rythme doublé d’un son, alors qu’en Occident, il est un nom écrit) Le Loa ne peut survenir que lorsque son rythme est formulé.

Les dieux ne sont pas des images mais des ensembles rythmiques de modes d’être, caricaturant des conduites les plus banales comme les plus excentriques et même les plus obscènes. Ils sont artisans de ce que nous sommes, leur reviviscence n’est pas une mince affaire. Ils sont donc de la substance du temps.

Ce rythme, accompagné d’une mélodie, est aussi appelé “devise”. Chaque initié a sa “devise”. La rythmer en la jouant sur des tambours ou en la chantant met instantanément le possédé en état de transe.

 

Si le Vaudou les fait revenir, c’est pour que l’initié découvre ce qui l’aliène et qu’au bout d’un certain temps il puisse se réconcilier en se reliant à nouveau avec son ou ses loas. Le temps progressif de la réconciliation rétablit, après bien des séances, la sérénité dans les processus rythmiques qui relient l’initié aux matrices qui lui ont permis d’exister.

L’obligation qui en résulte s’orientera souvent vers le rituel du “grand manger” - préparation d’un repas pour le ou les dieux - qui s’accomplira régulièrement dans un temps donné.

 

Il s’agit là d’un travail de remémoration en même temps que de symbolisation. Mais comment symboliser sinon en remémorant et en commémorant. Le rituel thérapeutique procurera un viatique permettant d’avancer.

 

 

Vèvè

AGASSOU

HAïMAIN

 

Dessin Vaudou

 

 

 

 

 

Ce que nous venons de relater dans l’exemple du Vaudou peut être appliqué à l’ensemble des sociétés traditionnelles dans lesquelles le rapport aux “esprits” est une réalité quotidienne.

 

Ces “Esprits” sont fondateurs des sociétés et associés aux ancêtres. Leur statut essentiel est d’être éloigné de nous dans le temps. Si l’on veut les questionner, il faut les faire “revenir” ou même aller les chercher comme dans le chamanisme.

Pour les faire revenir, les traditionnels mettront en jeu (19) une parole incantée et dansée, une parole rythmée et gestuée dans un rituel. Ils entreront ainsi dans le temps de la mémoire.

 

Grâce à l’incarnation (mise en chair) de la parole, les reviviscences répandront leurs vertus curatives. Et c’est bien de cure dont il s’agit, quasiment au sens de “curetage”. Sans enlever quoi que ce soit au “bâtiment”, il s’agit de lui redonner une cohérence et un équilibre. Non pas “catharsis”, non pas “défoulement”, mais réconciliation rassurante avec un temps qui coule souvent trop rapidement dans la durée. Son allure est souvent insensée et nous donne le vertige.

 

Cette allure du temps est semblable à celle du fleuve Léthé (20) dont l’eau faisait perdre la mémoire des origines, ce qui amenait à errer sans liens. (a-liénés) A nous d’y reconstruire le temps symbolique.

 

Les rituels du Vaudou ne sont pas de mise chez nous. Mais si nous avons donné cet exemple, c’est pour nous référer à des dynamiques fondamentales qui nous relient tous aux auteurs de nos jours, auteurs à la fois réels et mythiques. A savoir que le mythe est bien plus prégnant et efficace que le réel. Un Hougan haïtien, évoquant des Loas,  me disait, un peu ironiquement : “vous appelez ça des archétypes, je crois ?”

 

1, 2, 3, Soleil

Retour

Là où tu étais, tu dois advenir (21)

S. Freud

 

Encore ne faut-il pas confondre la durée et le temps. Si la durée est le déroulement réel (physique), le temps est l’organisation du déroulement symbolique.

A trop confondre le temps et la durée, la musicothérapie peut se complaire dans la mécanique des enchaînements du rythme musical. On pourrait finir par croire naïvement que frapper dans les mains suffit pour restaurer le rapport au temps et la mémoire, ou encore qu’écouter ou chanter une mélodie suffit pour nous réconcilier avec notre histoire.

 

Le jeu rythmo-musical n’a d’efficacité thérapeutique que s’il s’enracine dans le sens et la mémoire. Sans cela, il est un jeu gratuit d’esthète sentant tout et rien : un jeu émotionnel sans perspectives.

 

La mémoire est marquée par la fuite du temps. Ce temps qui, pour paraphraser Saint Augustin, (22)  vient de l’avenir, passe par le présent puis va dans le passé où il constitue la mémoire. (23)

Habitués que nous sommes à concevoir un temps linéaire - confondu avec la durée - qui va du passé vers l’avenir, nous avons du mal à comprendre qu’un rituel thérapeutique serve avant tout à constituer une mémoire. A la date du 11 novembre, nous commémorons l’armistice de 1918. Mais la reviviscence de la fin de la guerre n’est qu’un prétexte à renforcer la mémoire qui nous constitue. Cette mémoire a besoin d’être sans cesse renforcée, remise au jour, revécue. Chaque remémoration nous métamorphose en ce sens qu’elle nous consolide dans notre désir de devenir ce que nous sommes.

 

L’avenir s’engouffre dans le présent, va vers le passé en se chargeant de sens. Sans le sens, le passé se dissout et nos racines nous échappent.

Le plaisir, le désir - et même l’avidité - de métamorphose n’est pas dans ce qui serait un changement total qui nous couperait de nos racines mais dans la réassurance que nous procure l’écoulement du rythme du temps. Le présent est comme un sas constitutif de ce que nous sommes, passage pour ce qui vient de l’avenir toujours inconnu.

 

Toutes proportions gardées, on trouve le phénomène en raccourci dans le jeu des enfants “1, 2, 3, soleil”. Les enfants avancent mais le meneur de jeu qui se trouve en avant (en avenir) se retourne brusquement sur “soleil”. Tous doivent être immobiles. La formule rituelle est répétitive, elle est garante du passage. A chaque répétition, les joueurs ne sont plus au même endroit et ont modifié leur geste. Un d’entre eux finira par gagner en passant la dernière épreuve et en éliminant le meneur.

Le plaisir du jeu ne tient pas seulement à la réussite de l’épreuve car elle est répétitive, et, quand elle est passée, on n’a qu’une seule envie : recommencer, il tient aussi, et surtout, au fait que, d’un rituel à l’autre, on n’est plus ni le même ni au même endroit. Ca roule avec allure !

 

Le psychotique regardant longtemps l’eau qui coule du robinet, semble être fasciné par la geste du temps : le processus d’éloignement permanent, l’énergie mobile de la vie. (24) C’est qu’il est lui-même immobile, fixé à une image insensée qui ne bouge pas, elle non plus. Il est sans temps et donc sans Autre. Il tend désespérément de s’introduire dans le temps caricaturé par ses stéréotypies.

 

Notre rapport au temps est devenu tellement mécanisé et vide de sens qu’il m’a semblé intéressant pour la musicothérapie de revisiter des modèles anciens mais fiables par leur ancrage dans le réel. Tous les rituels thérapeutiques ont toujours été en phase avec le temps calendaire et sa mythologie. Le calendrier modèle le déroulement des jours comme autant de rituels de passages favorisant des métamorphoses.

 

Certains résistent à emprunter de telles références en raison de leurs connotations religieuses. Mais ici, en évitant tout nominalisme, il ne s’agit que de se référer seulement à la scansion qualitative du temps et non pas à son contenu religieux. Ainsi si, dans ce numéro de Carmina,  nous citons la Saint Martin, c’est qu’il s’agit d’une date clef dans le déroulement du temps météorologique et cosmique. Un sorte de point d’orgue qui met en évidence le passage sensible d’une période à une autre, point de repère temporel qui nous relie avec ce qui, par son sens, peut nous faire tenir debout.

 

Le temps rythmo-musical ne me semble pas indépendant du rythme des jours et des saisons. Encore que, pour en saisir l’intérêt, il est nécessaire de réintroduire la perception du temps calendaire.

 

L’étonnante quantité de sens mytho-rythmiques que le calendrier véhicule en fait un réservoir de mémoire dans lequel s’ancre l’imaginaire de notre fonctionnement.

 

Même si nous ne reconnaissons plus ces racines, nous sommes, malgré nous, participant d’une culture qui ne s’est pas inventée toute seule. Déjà, quand on s’appelle Jacques, Pierre ou Paul - nous pourrions citer à peu près tous les prénoms utilisés en France - c’est qu’on est planté dans un imaginaire religieux qui a fondé une histoire et surtout une mythologie. La rejeter par principe, c’est la mettre à la porte pour qu’elle revienne par la fenêtre. Nous n’y échappons pas.

 

Plutôt que la nier, nous devrions la fouiller pour savoir en quoi elle consiste afin quelle ne nous leurre pas mais qu’elle soit référence en enrichissant notre imagination tout en consolidant notre identité. A moins que, par mépris de toute appartenance et de toute généalogie, nous errions de Noël à Pâques et de Pâques à la Trinité vidés de leur sens, dans un temps inconsistant, scandé par des occupations juxtaposées et morcelantes. Il ne nous restera plus alors qu’à chercher du sens dans le spectacle virtuel ou encore dans les drogues d’aujourd’hui.

 

La séance de musicothérapie est un appui dans une succession temporelle cohérente qui prend en compte tous les temps : le temps musical et le temps calendaire. Ils ne nous appartiennent pas mais sont à découvrir.

 

Le temps “individuel” ne peut être concu que dans la mesure d’une “participation” à un temps et à des temps que nous ne générons pas. Nous nous y coulons ou nous restons en dehors dans un rapport plus ou moins cohérent, selon les temps différents dans lesquels nous nous laissons couler. C’est peut-être là que la musicothérapie a son mot à dire ?

 

Sainte Valérie 2000

 

Retour

(1) Cf.  I. SOW, “Les structures anthropologiques de la folie en Afrique Noire”,  Payot 1978

(2) Platon, Le Timée, Garnier-Flammarion

(3) Cf Jamis James, La musique des sphères,  Éd du Rocher 1997.

(4) Le texte relatant le voyage d’Er au sein des sphères célestes nous renseigne bien sur les croyances en cours. Cf. Platon, final de La République, livre X,  Denoël.

(5) Qui, pour soigner la sciatique, prescrivait de jouer de l’aulos en mode phrygien sur la partie malade.

(6) L’âme du monde, qui met en mouvement ces corps de l’Univers visible à nos yeux, étant construite sur des proportions qui créent d’elles-même un accord musical, doit obligatoirement produire des sons musicaux à partir du mouvement qu’elle induit de sa propre impulsion, et dont l’origine est dans la maîtrise de sa composition.” - Cité par Jamie James P. 192 - Op. cit.

(7) Schoenberg avait la manie de la numérologie et une phobie du chiffre treize. A tel point que lorsqu’il composait, il ne chiffrait jamais sa treizième mesure et marquait : “12A”. Il est pourtant mort un vendredi13 juillet 1951 à l’âge de 76 ans (7+6=13). Le titre de son opéra Moïse und Aaron fut orthographié Moïse und Aron afin d’éviter le nombre de 13 lettres.

(8) Citation de Rameau : Cf. Catherine Kintzler, Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique, Minerve 1988. p. 35.

(9) émonstration du principe de l’harmonie, in Musique raisonnée, p. 70 Cité par C. Kintzler

(10) Cf. J-P Rameau, Mémoire où on expose les fondements d’un système de musique théorique et pratique. Mémoire offert à l’Académie des Sciences en 1749. Mais aussi Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, Méridiens-Klincksieck, Paris 1986

(11) Catherine Kintzler op. cit. p 35

(12) J-J. Rousseau, Essai sur l’origine des langues, Chap XVII.

(13) Dans un article de la revue “Musique en jeu”, n° 12, l’américain Charles Boilès indique que, chez les Tepehuas (nord de Veracruz) lors de cérémonies visant à guérir des maladies psychosomatiques, mais aussi pour obtenir de bonnes récolte et rétablir l’harmonie dans le quotidien, le violoniste “parle” en jouant de son instrument. Le plus beau compliment qu’on peut lui faire est qu’on entend “tous les gens parler” quand il joue... Tous les participants sont capables d’expliquer à ceux qui les questionnent ce que dit la musique. L’article qui s’intitule “Thought-song”, pourrait se traduire par “Chant à penser”. Le traducteur français a choisi “chants instrumentaux” ? C’est qu’il n’a pas les mots pour le dire en français. Nous sommes tellement habitué à séparer le chant de la musique dit “pure”.

(14) Cf. Le concept d’interaction triphasée chez Marcel Jousse, Anthropologie du geste, Gallimard

(15) C’est par le mimisme spontané que l’enfant met, par ses gestes, le Monde à l’intérieur de lui-même. Le terme Mimisme est utilisé pour différencier le geste spontané de l’enfant du mime volontaire et théatral. Cf. Marcel Jousse Op. cit.

(16) Cf. Winnicot : concept de l’espace transitionnel.

(17) Maître de cérémonie ou d’une confrérie Vaudou.

(18) Un Hougan  me disait qu’il en avait dénombré 104.

(19) Au sens propre du terme : jouer.

(20) Fleuve de l’oubli. Dans la mythologie grecque, les âmes, en s’incarnant, passent par ce fleuve. Assoiffées, elle boivent l’eau et oublient la mémoire de leur vie antérieure. La “réminiscence” permettra le ressouvenir du lieu d’où ils viennent.

(21) C’est là où le sujet réintègre authentiquement ses membres disjoints, et reconnaît, réintègre son expérience. J. Lacan, Le Séminaire Liv. II, p 288

(22) Cf. Les Confessions et De musica, Études augustiniennes, Paris 1996  et encore:  Garnier FlammarionParis 1964.

(23) Si donc le présent, pour être un temps, ne le devient que parce qu’il s’en va dans le passé, comment disons-nous encore qu’il est, puisque la raison pour laquelle il est c’est qu’il ne sera plus, si bien que, de fait, nous ne pouvons dire en toute vérité que le temps est, sinon parce qu’il tend à ne pas être. - Confessions, p.301, Etudes augustiniennes.

(24) Pour rappel : le mot “rythme” est construit sur une racine grecque : “rheo” qui signifie “je coule”

 

Retour