Musicothérapie active

 

 

TEMPS MORT, TEMPS VIE

 

 

Tout ce qui n’est pas donné est perdu

Proverbe Sanscrit

 

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Dans le silence et la pénombre, un africain, batteur de djembé, frappe quelques coups réguliers et lance ainsi une pulsation.  Le coeur de l’espace dans lequel nous sommes commence à battre. La vie envahit l’informe.  Puis, sur cette pulsation, un thème rythmique régulier vient s’appuyer en ostinato.  La pulsation installe progressivement un balancement.

Le thème, d’abord simple, se complique de syncopes. Malgré tout, par sa simplicité, il reste adapté aux commencements et aux fondements de la construction rythmique. II est solide, répété, précis, accentué, insistant. Très vite il s’adjoint quelques coups complémentaires qui mettent en évidence l’insistance du frappé principal.

Le contraste entre le temps fort et les frappés secondaires crée l’alternance du balancement fondateur.

Le batteur africain est poussé de gauche à droite puis de droite à gauche. La masse noire de son corps semble suivre une respiration qui vient d’ailleurs.

 

Cette respiration nous gagne et nous fait participer au balancement provoqué par la répétition du thème.

 

Le mouvement devient lancinant et nous entraîne dans l’écoulement du temps. Chaque pulsion rythmique qui s’appuye sur le temps fort nous envoie un peu plus loin. La force de la vibration nous rend “boiteux” afin de pousser chacun de nos pas sur le fil du temps.

 

Flux et reflux ne sont pas symétriques, l’avancée insiste plus que le retour. Pas de stéréotypie froide et mécanique, la trajectoire est habitée par un souffle puissant. Le chemin est sûr bien que balançant, constitué par un temps qui a une âme.

Il semble que ce soit justement le va-et-vient, le zig-zag du balancement qui maintienne un équilibre fort, un peu comme celui que l’on ressent sur un engin à deux roues lorsque la vitesse le stabilise.

C’est le sens pur dans sa matérialité.

 

Arrive un deuxième batteur qui, depuis quelques instants, se laisse aller à une légère oscillation corporelle parallèle aux balancements du premier batteur.  Il s’imprègne de ces balancements, s’inscrit dedans, puis, simultanément à la pulsation, il ose un premier battement. Quelques frappés parallèles, puis, comme un avion, après s’être appuyé sur la piste, il commence à décoller. Les contretemps s’ajoutent les uns aux autres.

 

Les sonorités s’amplifient.  Le premier batteur renforce la puissance de son jeu et s’assure ainsi de la régularité. Le second s’élance sans que le premier vacille. Il s’élance grâce à la force de l’ostinato.

 

On participe alors à l’explosion prévue. Le deuxième batteur fait corps avec la loi régulière de base. Elle est son roc, sa référence, mais aussi son chemin. C’est la loi avec laquelle il va jouer. Une loi qui serait aussi matrice par sa forme répétitive. On la sens vibrer dans toutes les fibres de son corps, exprimée par l’oscillation d’ une danse sublime dans laquelle il s’abîme et à laquelle il se donne entièrement.

Ce n’est plus lui qui est devant nous, on dirait qu’il est passé “ailleurs”. Il ne s’appartient plus et plus rien ne lui appartient. Il est devenu libre.

 

Alors, dans sa nudité, il commence à parler, non pas avec des mots ordinaires mais avec les frappés du tambour.  Pourtant, on aperçoit souvent sa bouche prononçant des mots serrant de près les frappés. Rien d’étonnant dans une tradition donnant la primauté à la parole.

 

Son discours s’élabore peu à peu, en tournant autour de la loi sans jamais la rejeter.  Il s’en éloigne puis y revient. Il joue avec la distance qu’il accentue tant qu’il peut. Quelquefois on le croit hors-la-loi, mais sa ligne rythmique ne fait qu’en explorer les limites. Il est vrai qu’au-delà, on pourrait le croire dans un autre discours. Mais le voila revenu au point de départ d’où il s’envolera à nouveau comme après un repos régénérateur.

 

Les deux batteurs balancent, parfaitement synchronisés. Nous sommes transportés sur une route sublime. Chaque appui d’un de nos pas nous jette vers l’autre pas qui à son tour nous lance plus loin et nous nous perdons dans le flux vertigineux.

Flux double qui s’appuie sur la régularité de la base mais qui, en même temps, nous fait goûter aux plaisirs d’une promenade fantastique dans le monde d’une liberté d’autant plus grande qu’elle est née d’un enracinement.

Sentiment puissamment ambigu de procéder à la fois de la force tranquille des racines en même temps que de la fantaisie débridée des fleurs.

 

Le cours du temps de l’improvisateur joue intensément avec la charpente de la loi de base obsessionnellement régulière. Mais il ne la quitte jamais sauf pour l’habiller de liberté. On imagine la charpente osseuse d’un corps que l’on pare de chairs et de muscles infiniment vivants.

C’est que le mouvement nous “corporéise” et ce n’est pas qu’une métaphore. Sur un mode de “transe-en-danse” nous vivons le plaisir de nous risquer loin de la route balisée, mais très vite, au coeur même de l’aventure, là où nous penserions goûter de la plus extrême liberté, nous retrouvons la limite qui nous propulse à nouveau vers l’ailleurs, vers l’autre.

 

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Le temps coule merveilleusement, alterné par l’explosion puis la limite. L’éparpillement de l’explosion retrouve prestement la limite et sa cohérence. C’est la folie puis la raison. Mais c’est surtout un entre-deux de plaisir qui prend sa jouissance entre deux morts : celle du morcellement d’une part et celle de l’aplanissement d’autre part.

 

La danse prend la forme d’une incantation lancinante traduisant simultanément le plaisir et le désespoir. Plaisir du don et désespoir de ne pas être entièrement reçu. Désir de mort insatisfait provoquant la rage de vivre dans un discours rythmique de plus en plus affiné.

Fantastique destin du désir, accablant et pourtant rassurant par la limitation qui lui est donnée. Fantastique jouissance renforcée par l’interdiction de franchissement de la limite au delà de laquelle, seules, la mort ou l’aventure chamanique nous conduiraient.

 

L’improvisateur chante l’imagination du discours humain volant vers les frontières où il risque toujours de se dissoudre s’il ne reste fidèle à ses racines.

 

On voudrait aller plus loin mais la qualité du temps s’use. L’improvisateur capitule alors que la constance de la base reste fidèle à son tempo. Mais pour elle aussi, lentement, l’intensité diminue puis le batteur s’arrête sur une dernière frappe. La métamorphose est accomplie. Le temps se repose.

 

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Willy BAKEROOT

 

 

Paru dans la revue ART et THÉRAPIE - Août 1990   Le vieux Cognet    Levée des Grouets   41000 BLOIS