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INTERVENTION ORALE
COLLOQUE DE BORDEAUX
L’HOMME EST MÉMOIRE
24 au 27 SEPTEMBRE 2014

TITUS JACQUIGNON

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Marcel Jousse est né en 1886, il est mort en 1961. Il est le fondateur d’une méthode anthropologique qu’il a lui lui-même  baptisé : l’anthropologie du geste et du rythme.
En 1925, il publie son premier livre : le style oral. C’est le début de la reconnaissance et même de la célébrité. Il est considéré comme le représentant des études portant sur le corps,  sur la mémoire et sur l’oralité.
A partir de 1931, et jusqu’en 1957, il enseigne à l’université : en Sorbonne, à l’École d’anthropologie de Paris, à l’École Pratique des Hautes Études, section des sciences religieuses. Il donne ponctuellement des séminaires à l’école polytechnique, à l’école de médecine et à l’université de Louvain, en Belgique.

Enfin, il fonde son propre laboratoire expérimental : le laboratoire de rythmo-pédagogie, en vue d’élaborer des applications pédagogiques pratiques, à partir de ses recherches fondamentales.
Après sa mort en 1961, son travail tombe dans l’oubli.
Notre présence ici, aujourd’hui, est le troisième événement autour de son œuvre, après les colloques de Lyon et de Paris en 2011. C’est l’occasion de poursuivre la redécouverte de ce travail original.
Alors, en ouverture de nos trois journées d’échanges entre disciplines variées, je vais  présenter les éléments fondamentaux  des recherches de Marcel Jousse sur la mémoire.

INTRO SPÉCIFIQUE

Durant des milliers d’années, l’humanité n’a pas connu l’écriture. Et même lorsque l’écriture fut inventée en Chine, en  Mésopotamie et en Égypte, elle est restée un phénomène élitiste et minoritaire. Il faut attendre les temps modernes et la révolution que représente l’imprimerie, pour assister à un début de démocratisation de l’écriture, c’est-à-dire du livre.
D’où la question qui hante Marcel Jousse : mais comment l’homme a-t-il fait, pendant si longtemps, pour  apprendre, comprendre, construire sa connaissance et la transmettre de génération en génération , sans aucun des moyens matériels de l’homme moderne ?
A son époque, l’histoire est une science qui repose uniquement sur la source écrite : c’est insuffisant.
Dès lors, Marcel Jousse s’engage dans l’exploration de la mémoire humaine. Il va en étudier presque toutes les dimensions, en fonction des possibilités de la science durant la première moitié du XXe siècle.
Il a été formé en philosophie avec Bergson, en  anthropologie avec Marcel Mauss, en sociologie avec Lévy-Bruhl, et en psychologie avec Pierre Janet. Mais cela ne lui suffit pas : il se rapproche aussi du milieu médical parisien et de la jeune école française de psychiatrie. Il a pour objectif méthodologique de croiser toutes ces disciplines, de collaborer avec ces savants différents, afin de cerner le plus complètement possible la complexité de la mémoire et de l’expression humaine.

Il inaugure ainsi une anthropologie cognitive et comportementale, dont les ramifications s’étendent à la compréhension des cultures traditionnelles, aux sciences des religions, aux sciences de l’éducation et à l’anthropologie linguistique.

Poser une problématique fondamentale.

Marcel Jousse commence par  établir la problématique centrale, qui lance, qui oriente et qui unifie ses recherches.
Je le cite : « comment l’homme, placé au sein des actions de l’univers, s’y prend-il pour conserver en lui et pour transmettre, de génération en génération, les actions de l’univers ? »
Dans cette phrase, une expression revient deux fois. Elle ouvre et elle ferme la problématique : « les actions de l’univers ».
Marcel Jousse place l’Anthropos -c’est l’expression qu’il a choisie pour désigner le genre humain, je la garderai désormais- il place l’Anthropos au cœur du cosmos.
Le cosmos est un ensemble dynamique d’interactions permanentes. Ce concept recouvre la réalité physique, bien sur, mais aussi la vie sociale, la vie familiale, et même la vie spirituelle.
Tout est interaction. La science est la prise de conscience de ces interactions et la tentative de les expliquer.
Toute explication est relative et provisoire, susceptible d’être remplacée demain par une formulation plus adaptée au réel et aux besoins de la société.

l’in-formation de l’Anthropos et la formation des mimèmes.

Au milieu de ce tissu vivant et complexe de relations, l’Anthropos est perpétuellement transpercé d’informations qui laissent des traces à l’intérieur de son organisme, physique et psychologique.
Ces traces sont les prémices et LA prémisse de la mémoire, encore inconsciente. Nous captons malgré nous, tout ce qui se passe à l’extérieur de nous.
Marcel Jousse baptise du nom de MIMÈMES, ces unités d’information, d’interactions et donc de gestes potentiels significatif, qui sont désormais engrammés à l’intérieur de nous.
Saussure, le grand linguiste français, avait inventé le concept de phonème pour désigner une unité de son ; Jousse, de la même manière, invente le mimème, unité gestuelle et sémiologique (ce n’est pas un kinème, comme chez Ajuriaguerra).
Notre mémoire, qui met en jeu l’organisme tout entier, n’enregistre pas d’actions isolées, mais des interactions.
Jousse les définit ainsi :
« Un agent agissant sur un agi », sur quelqu’un ou sur quelque chose qui est agi. Ce sont trois éléments qui forment en fait une unité dynamique. L’interaction nous in-forme et elle devient mimème dans notre organisme. Ce mimème n’est pas simplement  la reproduction de ce que nous venons de capter, il est chargé de sens, et il représente un geste potentiel.

De l’interaction au geste propositionnel

Voilà donc la première phase de la formation de notre mémoire, une mémoire sous-terraine.
 Nos gestes sont inconscients en grande majorité, et d’une certaine manière, notre mémoire repose sur l’oubli et l’automatisme.
Je cite Jousse : «  qu’est-ce que l’inconscient ?  C’est ce que nous sommes. Nous sommes une masse de choses inconscientes… qui peuvent devenir conscientes »… « Nous ne sommes faits que de gestes refoulés ».
Mais la mémoire repose aussi sur la capacité d’aller chercher en soi, non pas une « information isolée», mais une interaction, qui nous sera utile dans une situation donnée. Nous avons tous la capacité de venir puiser à cette source.
Nous pouvons aller chercher un geste potentiel, un mimème, dans l’obscurité et le ramener à la lumière, ce que Jousse appelle  la claire conscience.
Durant ce processus, l’interaction, au contact du geste de saisie en conscience, devient un geste anthropologique, c’est-à-dire significatif. Il devient ce que Jousse appelle un geste propositionnel : l’interaction qui avait été enregistrée comme un agent agissant sur un agi, devient un sujet qui actionne quelque chose. Nous avons ici un geste caractéristique tri-phasé.
Il devient, dans l’expression : Sujet, verbe, complément.
C’est l’unité fondamentale de la mémoire et de  l’expression humaine, pas seulement verbale. A chaque fois que le corps fait un geste, qu’il ex-prime ce qui est imprimé en lui, il le fait de manière propositionnelle et significative. C’est le propre de l’homme, selon Marcel Jousse, à cause du rôle essentiel que joue la prise de conscience, dont l’animal est dépourvu.
Tout apprentissage suit cette logique. Au contact avec le réel, avec les choses, nous prenons en nous les interactions de l’extérieur. Jousse, qui aime les néologismes, dit que nous « intussusceptionons », c’est-à-dire  prendre à l’intérieur de soi  en latin, et puis nous aurons à les exprimer, à les rejouer sous une forme propositionnelle.
De l’enfant qui découvre le monde au savant qui l’explore et à l’artiste qui le réinvente, nous avons toujours ce même processus  d’intussusception, qui est mise en mémoire, et puis d’irradiation de l’information dans tout l’organisme, et enfin de rejeu, d’expression propositionnelle, qui peut être corporelle, manuelle, orale ou graphique.
C’est le point fondamental de son anthropologie de la connaissance qu’il appelle anthropologie du mimisme : le mimisme, c’est créer en soi des mimèmes en contact avec l’univers, en prendre conscience et puis les transmettre,  les propositionner, pour les communiquer à autrui.

De la mémoire à l’expression.

A cette étape de l’analyse, nous voyons bien que nous ne pouvons pas dissocier la compréhension de la mémoire, d’avec celle de la pensée, de l’imagination et de l’expression.
Ce sont des gestes enregistrés qui façonnent en permanence la mémoire, ce sont des gestes pris en conscience et intelligés qui sous-tendent la pensée elle-même, rendue possible par l’efficacité d’une mémoire.
Enfin, la mémoire, lorsqu’elle est sur le point de s’exprimer, est aussi une transformation des informations. Nous ne reproduisons pas à l’identique ce qui a été enregistré à l’intérieur de nous, il y a une re-création, une imagination qui donne du sens aux interactions de l’univers. Pour Jousse, l’imagination est une combinaison inédite de gestes anciens, « enregistrés ». Cette nouvelle imbrication, originale,  crée du sens.
Ce sens, ce geste nouveau, doit maintenant être communiqué.  Mémoire et expression sont complètement liés. Mémoire individuelle et mémoire sociale aussi.
Jousse rejoint son maitre Pierre Janet sur ce point : la mémoire est logiquement un phénomène social.

Je cite Pierre Janet qui développe ses réflexions sur ce thème au collège de France en 1928 :
« Un homme seul n’a pas de mémoire et n’en a pas besoin ; le souvenir, pour un homme isolé est inutile. Robinson, dans son île, n’a pas besoin de faire son journal. S’il fait un journal, c’est parce qu’il s’attend à retourner parmi les hommes. La mémoire est une fonction sociale au premier chef ».

Le jeu

Alors, Marcel Jousse étudie l’imbrication des mécanismes de la mémorisation, l’expression et de la transmission.
Dans cette étude, le jeu et le rejeu représentent une force fondamentale.
Je cite Jousse : « la grande angoisse de ma vie a été de me demander : pourquoi est-ce que je joue ? Pourquoi tout le monde joue-t-il ? J’ai été hanté par ce que j’ai appelé plus tard la loi du mimisme ».
« Le mimisme, c’est  la tendance instinctive que seul l’homme possède, de rejouer tous les gestes de l’univers »…
« L’univers joue l’homme et l’homme rejoue l’univers ».
Le jeu, c’est en fait la faculté de mimer les interactions. L’enfant joue et mime tout ce qu’il observe. C’est ainsi qu’il apprend et se construit.
Je  cite encore Jousse : il y a d’abord « l’intussusception interactionnelle, qui est le jeu. C’est l’impression. Puis la poussée dehors, qui est ex-pression, que j’appelle rejeu. »
… « nous ne pouvons pas nous empêcher de capter les interactions, d’être joué, malgré nous, par les forces de l’univers ; nous  ne pouvons pas nous empêcher de nous exprimer, de rejouer ».
Il découvre cette loi en observant les enfants qui jouent spontanément. Ils lui révèlent une loi anthropologique que jousse développe ensuite: le mimisme, « le jeu de l’enfant prolongé jusqu’au génie qui découvre et crée ».
Pour Jousse,  le jeu n’est pas un amusement, c’est la souplesse des gestes ajustés au réel ; il est l’outil même de la mémoire et de la connaissance et ce, d’autant plus que c‘est un outil naturel, spontané. Il suffit d’en prolonger la logique et de la perfectionner.

Jousse fait alors une observation essentielle :
Dans un premier temps :
L’enfant « joue à quelque chose avec une chose » pour intégrer en lui les informations, puis il les rejoue.
Ensuite, « L’enfant joue, puis rejoue, à quelque chose avec autre chose », c’est une forme de consolidation de son apprentissage. Cela signifie qu’il commence spontanément à faire des comparaisons, et qu’il utilise l’analogie.
Enfin, « L’enfant joue, puis rejoue,  à quelque chose en l’absence de cette chose », à vide, avec son corps.
 C’est le mimage qui crée de la présence à partir ou avec de l’absence. Il met en jeu à la fois la mémoire, l’imagination créatrice et l’intelligence. Ce mimage est global, corporel, puis il se spécialise, par exemple dans le dessin de l’enfant, phénomène spontané lui aussi.
Jeu et rejeu, deviennent dans son anthropologie, la matrice de notre développement cognitif.
Pour Jousse, le mimage est aussi le premier langage de l’humanité, un langage global, qui existait avant que nous développions le langage verbal et que nous spécialisions la communication dans les gestes de la langue. Le mimage, qu’il soit corporel ou plus simplement manuel,  n’a pas complètement disparu et aurait même une actualité dans les sociétés modernes.
En effet, l’expression globale subsiste toujours en deçà et à l’intérieur de l’expression orale et de l’expression écrite, d’une manière dégradée. Nous en avons simplement perdu conscience. Elle subsiste aussi chez des peuples non-européens, comme les indiens d’Amérique auprès de qui Jousse à vécu. Ils disposent d’une véritable grammaire gestuelle.
Enfin, l’expression globale ou manuelle pourrait être d’actualité dans nos propres sociétés vieillissantes. Le retour possible au geste, à un système d’expression plus vaste et plus  profond ne pourrait qu’aider les pathologies de la mémoire et soutenir  aussi les enfants dans leur processus d’apprentissage.
Jousse dénonce le primat des gestes de l’œil dans nos sociétés urbaines : nous passons la plupart du temps, surtout durant la scolarité, à lire et à écrire ou à regarder un écran. Jousse appelle à redécouvrir le corps et à le remettre au centre du dispositif d’apprentissage et  des programmes thérapeutiques.

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vers la culture : la formation d’une mémoire collective

A : Le geste et le rythme, « adjuvant de la mémoire »

Jusqu’à présent, nous avons vu l’aspect individuel, particulier et unique, de la formation de la mémoire et de l’intelligence.
Jousse poursuit en observant que les sociétés traditionnelles, ont eu conscience de ses mécanismes. Elles les ont prolongé pour construire leur culture, par la connaissance et la maitrise du corps, qui était la clé de voute de la tradition.
La forme  du corps et le geste rythmique prennent alors la succession du mimisme et en assurent la transmission collective dans la durée.
« L’homme a toujours eu peur de l’oubli », et selon Jousse, dans sa lutte contre le temps qui s’écoule, contre « la mort des mimèmes », l’Anthropos découvre un antidote dans sa propre musculature. Le rythme, qui vient du mot écoulement en grec (panta rei, tout s’écoule nous dit Héraclite), permet de canaliser, de prendre en main le caractère trop fluide du temps. Le rythme crée de l’irrégularité dans la régularité, il permet un équilibre entre le fluide et le solide.
Le rythme permet l’écoulement des gestes et leur succession.
Tout geste est, en effet, animé par une impulsion énergétique nerveuse que Jousse  appelle des explosions d’énergie. Ces explosions ne sont pas continues dans l’organisme, elles sont rythmiques.
Ce sont les battements du cœur, c’est le rythme de la marche ou la respiration. Le phénomène est universel, mais chaque individu à son geste spécifique et son rythme particulier.
Je cite Jousse: « Pour nous, anthropologiste de l'expression humaine, la Rythmique, est la sensation d'explosion énergétique de l'organisme, déflagrant, à des intervalles biologiquement équivalents,
Ces déflagrations pouvant s'exécuter soit dans le corps tout entier, soit dans tel ou tel membre considéré spécifiquement. Il est évident que le rythme de la marche ne sera pas le rythme d'un battement du  coeur, ne sera pas le rythme d’un battement laryngo-buccal. Il y a donc toute une série de gestes rythmiques qui se rythmisent automatiquement, et nous verrons combien ces lois sont intéressantes pour les gestes du travail, et surtout pour l'exercice de la mémorisation, mais également pour toute cette contexture de la pensée humaine. »
« Le geste humain qui  bat dans sa mesure biologique, et qui va être la pensée, va se couler sous ces phrases que je vous montre, parce que nous sommes successifs, et donc nous sommes rythmés et donc - nous allons le voir tout à l'heure - nous sommes balancés.
Le mot de Rythmique doit s'appliquer de droit à la question biologique et à la question Intellectuelle, parce que la pensée est la vie, et la vie est pensée chez l'homme. »
Les cultures traditionnelles ont utilisé les principes que nous venons de voir : le mimisme, le jeu et le rejeu, le geste rythmique pour mémoriser et pour transmettre.
Il existait même une catégorie d’individus spécialisés dans cette méthode. Jousse les appelle les rythmo-mimeurs. Il les a connu chez les Indiens d’Amérique, et, à Paris, ces élèves africains lui montrent que les griots utilisent une méthode semblable.
Je cite encore Jousse :
« La mémoire n'a aucune possibilité de s'accrocher dans ces textes qui se veulent toujours différents. De là pourquoi tous les peuples ont commencé par des rythmisations qui vont jusqu'à la métrification la plus absolue parce qu'ils avaient à réciter par coeur. La plupart des Récitateurs sont aveugles, comme la tradition le dit d'Homère. Il est bien certain qu'ils n'avaient même pas, comme un certain nombre de nos trouvères du moyen-âge, le secours du petit livret qui leur servait d'aide-mémoire.
Nous avons donc dans cette métrification volontaire, une facilitation dans l'explosion normale de l'énergie. Nous sommes partis, de cette grande loi: au commencement était le geste rythmo-mimique. Nous aboutissons à l'utilisation de cette loi biologique où l'être humain conçoit qu'il est un mimeur et il s'en sert pour prendre conscience du langage. »

B : Le bilatéralisme structural

Cette rythmicité gestuelle est portée par notre physiologie. Le corps humain oscille et se balance constamment : d’avant en arrière, c’est la loi de l’oscillation universelle. De droite à gauche, grâce aux mouvement des bras et, enfin, de bas en haut. C’est la loi du bilatéralisme.
Le corps, ainsi structuré dynamiquement, porte  et partage la mémoire collective. Il structure un récit et il en structure la récitation.
Les gestes rythmiques significatifs sont distribués par la structure du corps ; la logique du corps, le rythme et le sens coïncident.

Le portage se fait surtout par le mouvement de haut en bas et d’avant en arrière. Le partage se fait par la droite et la gauche.
Cette structure a aussi une importance spirituelle, car l’Anthropos a projeté -sublimé dit Jousse en reprenant le concept de Freud- le bilatéralisme pour construire d’autres repères. Le mouvement de haut en bas a servi pour dessiner un ciel et un monde sous-terrain. Le mouvement droite-gauche et l’utilisation différente des deux mains, pour classer le pur et l’impur, le faste et le néfaste, le positif et le négatif.
Ce balancement est notre premier outil de classement.
Il est aussi très important pour l’étude des langues : c’est avec les mains que l’Anthropos fabrique et dispose, de droite et de gauche, des synonymes ou des expressions antithétiques.
L’homme pense parce qu’il a deux mains, et le bilatéralisme structure le jeu manuel et la pensée.
L’Anthropos construit ainsi son propre univers,  social, culturel et religieux, en utilisant et en ajustant deux réalités, son corps,  pris en conscience et l’espace, lui aussi pris en conscience. Il suffit ensuite d’élargir ces deux dimensions à la culture.
 Il n’y a pas, chez Jousse, comme dans les sociétés traditionnelles, de rupture entre la nature et la culture, ni entre l’innée et l’acquis. Il y a au contraire une continuité méthodologique parce que  pratique.

C : Le formulisme

Notre exploration de la mémoire serait incomplète sans l’étude de l’oralité. C’est la question du formulisme.
L’expérience du réel, d’un individu ou d’une communauté, doit aussi être correctement verbalisée, car l’objectif, pratique, est double : transmettre un savoir, qui est toujours un savoir-faire, et transmettre dans la durée, au fil des générations.
L’Anthropos progresse dans la connaissance par une succession d’essais et d’erreurs. Il connaît l’échec et il recommence jusqu’à ce qu’il obtienne une réussite, un résultat qui consiste dans un ajustement plus efficace au réel. Ce résultat est cristallisé en une formule caractéristique, très simple à mémoriser et à utiliser. C’est le cas des proverbes. Le formulisme paysan  est un phénomène universel.

Dans un autre style, c’est aussi le cas de la science qui, de l’expérience répétée, cherche progressivement construire une formule qui permettra d’avoir une prise sur le réel.
C’est aussi le cas des grands récits, comme l’Iliade et l’odyssée. Jousse a compris très tôt que l’ensemble de cette légende (légenda= ce qui doit être raconté) était constitué de formules déjà établies dans le milieux grecs, mais de manière dispersée. Les aèdes, les troubadours de la Grèce antique les ont rassemblé et les ont accrochées les unes  aux autres, afin de construire un vaste récit, commun à tous les grecs, qui reposait sur des mécanismes verbaux, formulaires, que le peuple avait déjà sur les lèvres. La mémorisation en est extrêmement facilitée. Nous savons aussi que l’œuvre d’Homère était mimée et rythmo-mélodié par les aèdes. Homère est le grand témoin d’une civilisation de style oral.

Jousse fait le même travail avec la Bible, à partir de l’araméen, la langue de Jésus. Rabbi Ieshoua, en araméen, le professeur Jésus, pétri de sa mémoire culturelle araméenne. Il connaît ses proverbes, les formules traditionnelles qui sont celles de son milieu sémitique. Il les utilise dans sa pédagogie, afin de faciliter au maximum la  compréhension de son enseignement, sa mémorisation  et puis sa transmission.

Jousse pense que nous retrouvons l’araméen sous la traduction grecque du Nouveau Testament. Il tente de redécouvrir le mimisme de rabbi Ieshoua, son expérience profonde, sociale, culturelle et spirituelle. Il reconstitue ensuite les mécanismes de son enseignement à partir des lois de l’anthropologie du geste. Les parallélismes, dans la Bible, sont l’expression du bilatéralisme ; le rythme de la langue,  l’araméen, est aussi essentiel, car « le rythme et la logique coïncident », le rythme module le sens. Enfin, il retrouve le formulisme araméen dans le patrimoine des targums, dont il est le spécialiste reconnu. Les targums sont la cristallisation, au IV e siècle de notre ère, et la mise par écrit, de la culture populaire orale araméenne. Alors, il fait le raccord entre le formulisme araméen targoumique et l’Évangile grec.

Bilan et perspective

La problématique religieuse est un des laboratoires vivants parmi lesquels Jousse expérimente son anthropologie.
Ses recherches sur la mémoire, l’ont conduit à élargir ce concept à celui de mimisme.
Le mimisme est la première des 5 lois anthropologiques découvertes par Marcel Jousse. Ce mimisme, qui nous permet de prendre le monde en nous, peut être ensuite exprimé, en conscience, par nos outils de mémoire et de transmission que sont les lois du rythmisme, du bilatéralisme et du formulisme. Grâce à ces mécanismes, la capacité individuelle de mémorisation et d’apprentissage est portée puis partagée. Commence alors la construction de la mémoire et de la connaissance collective, sans rupture entre l’individuel et le collectif, sans séparation non plus, entre le matériel et le spirituel.
Comme Jousse le répétait dans ses cours : « nous sommes toujours en plein globalisme ».
Le globalisme, C’est la cinquième loi  de l’anthropologie du geste.

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