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Cinquième rencontre de musicothérapie active Paris 11 et 12 novembre 2011

Corps, groupe et musique dans les thérapies traditionnelles et les dispositifs de musicothérapie

François-Xavier VRAIT

Directeur de l’Institut de Musicothérapie de Nantes,  coordinateur pédagogique du diplôme universitaire de musicothérapie, faculté de Médecine de Nantes

Résumé
L’importance donnée au  corps et au mouvement, le dispositif groupal, et la place réservée à  la musique sont des éléments caractéristiques et permanents des thérapies traditionnelles. Nous prendrons comme exemples les rituels du N’döep au Sénégal, et du stambâlî en Tunisie. Nous interrogerons de même,  dans nos pratiques cliniques, la dimension corporelle, la place et la fonction de la musique, et les formes groupales de la musicothérapie. Cependant nous observerons que, là où les rituels traditionnels sont dominés par des formes symboliques d’où ils tirent leur efficacité, la clinique musicothérapique ménage un espace thérapeutique significatif dévolu au travail psychique élaboratif  passant par la verbalisation.

Abstract
The importance given to body and to movement, the group setting and the place dedicated to music are permanent characteristics of traditional therapies. To illustrate this, we shall use the examples of the N’doëp ritual in Senegal and the Stambâli in Tunisia. We shall also review in our clinical practice the physical dimension, the place and the role of music as well as the group forms of music therapy. Nevertheless, it appears that where the efficacy of traditional rituals largely depends on the symbolic forms, the practice of music therapy allots a significant therapeutic space to elaborative psychic work through verbalization.

Corps, groupe et musique dans les thérapies traditionnelles

Il n’est pas si simple de repérer, dans la diversité des dispositifs de thérapies traditionnelles, ce qui pourrait en constituer des invariants. Lorsqu’il s’agit par exemple de se centrer sur le recours à la musique, nous pourrions être amenés à nous poser des questions telles que : quel type de musique ? est-ce la voix qui est utilisée ?  des instruments ? qui joue ? le thérapeute ? le groupe présent ? le patient ? etc.
Lorsque l’on parcourt l’ensemble de l’ouvrage La musique et la transe, on se rend compte, - et c’est même une des conclusions des travaux de Gilbert Rouget – qu’il n’existe aucun élément musical particulier ou spécifique à qui l’on pourrait imputer la survenue de la transe : partout où il y a de la transe, il y a de la musique, mais rien  ne vient caractériser un type d’utilisation de la musique qui pourrait expliquer ce phénomène (rythme, mélodie, instrument particulier, voix, timbres, place et fonction musicale des divers protagonistes…).
Mais il y a de la musique, et c’est sans doute l’une des constantes de ces dispositifs traditionnels. Nous allons donc nous intéresser aux aspects musicaux ; nous prêterons aussi une attention particulière aux aspects  groupaux et corporels.

La place prépondérante  du corps et du mouvement est sans conteste l’une des caractéristiques principales des thérapies traditionnelles. Le rituel comprend nécessairement un recours à l’expression du corps, à la danse, à la transe. L’analogie avec la danse-thérapie contemporaine s’en trouve donc immédiatement convoquée.

Le dispositif est toujours d’ordre groupal, sociétal. Il met en scène et invite le groupe villageois à participer au rituel. Nos psychothérapies de groupes, nos thérapies familiales peuvent en conséquence y puiser matière à réflexion.

Enfin,  la musique y est chaque fois présente, sous une forme ou une autre, mais le plus souvent en sollicitant sa dimension motionnelle, la manière dont la musique permet une mise en mouvement du corps, en même temps - ou précédant - la possibilité de mouvements psychiques.  Nous sommes en conséquence invités à nous laisser interroger par cette tradition dans nos recherches en musicothérapie.

Nous étayerons nos propos sur les travaux de Yolande Govindama d’une part, et ceux de Rihab Jebali d’autre part. Nous avons travaillé avec l’une et l’autre à Nantes, dans le cadre de recherches sur musicothérapie et interculturalité. Les travaux de ces journées d’études sont publiés dans la Revue Française de Musicothérapie.

Yolande GOVINDAMA (1) étudie le lien entre des phénomènes de régression rapide et l’utilisation, dans le cadre du rituel, de toutes les formes de sensorialité. Elle s’appuie notamment sur la tradition du N’döep au Sénégal. Nous avons récemment en Tunisie, avec Rihab JEBALI (2) et Nadia AYARI (3) étudié une forme de musicothérapie traditionnelle, le Stambâlî.

Au-delà des différences dans l’organisation des rituels, nous retrouvons des éléments de grande proximité, pouvant d’ailleurs être généralisés, avec une mise en scène impliquant à chaque fois le corps, la musique, et le groupe social.

(1) GOVINDAMA Yolande  L’implication de la musique dans la thérapie traditionnelle (La Revue Française de Musicothérapie Vol XXX, n°4, 2010)
(2) JEBALI Rihab  Approche interculturelle de la musicothérapie en Tunisie : de la musicothérapie traditionnelle "stambâlî" à la musicothérapie moderne (La Revue Française de Musicothérapie Vol XXX, n°4, 2010).
(3) AYARI (Nadia), La musicothérapie et rituel de guérison « Stambâlî », mémoire de fin d’études universitaire, dirigé par Dc. Hafedh Lejmi, Sousse, 2003

Le corps mis en scène 

Yolande GOVINDAMA prend en exemple le rituel du N’döep au Sénégal, qui sollicite le goût, avec notamment l’ingestion de lait – dont on perçoit aisément la symbolique régressive, le lait s’inscrivant dans une forme de métaphore maternelle - ; l’odorat avec l’emploi de substances qui ne servent que lors du rite ; le toucher avec le massage du corps, qui renvoie au maternage ; la vue trouve évidemment sa place dans l’ensemble du dispositif, le regard étant perpétuellement interpellé ; de même que l’ouïe, avec la présence incessante des tambours constituant une enveloppe sonore continuelle, traversant et immergeant le temps et l’espace du rite.

L’ensemble du rituel constitue un "cadre qui met en scène le mythe fondateur du peuple". Ainsi, les  aspects religieux sont convoqués ; pour ce qui concerne le N’döep, "il s’agit du culte des esprits ancestraux, "le rab" (ancêtres fondateurs qui introduisent un ordre symbolique auquel le peuple doit se soumettre)". 

Chaque élément du rite a une valeur symbolique, visible et lisible par tous à l’intérieur du système de références interne à la culture. "Ce qui veut dire, souligne Yolande Govindama, que n’importe qui ne peut entrer en transe s’il n’appartient pas à ce groupe  et n’a pas reçu la transmission de ces sons impliquant un sens". Et de citer Marcel MAUSS : "on fait un geste non seulement pour agir, mais encore pour que les hommes et les esprits le voient et le comprennent". (4)

Que peuvent-ils, que doivent-ils voir et comprendre ? Le trouble mental, explique Yolande GOVINDAMA, "est interprété comme un désordre dans l’ordre symbolique pré-établi par le fondateur et il faut que le sujet s’affranchisse de cet ordre par une ré-enculturation lors de la thérapie ".  C’est pourquoi le mythe fondateur y est convoqué. Mais si l’objet du rituel est de permettre la réaffiliation du sujet, Yolande GOVINDAMA insiste sur une autre dimension : il s’agit en même temps de "réunifier le corps et l’esprit qui sont considérés comme ayant été séparés par le trouble".  Le sujet a "perdu la raison" et " le corps est considéré comme "agi" par un être surnaturel". Le corps se trouve donc en état de pure jouissance, il échappe au contrôle social, et risque en conséquence d’être dans " la transgression des tabous fondamentaux".
La thérapie consistera donc à réunifier une unité somato-psychique du sujet, à permettre au corps de retrouver la raison, à la psyché de se réincarner, au sujet de se ré-enculturer. En quelque sorte, la thérapie va mettre en scène une mort et une renaissance symbolique du sujet à lui-même, réinvesti et restitué à son environnement culturel dans l’ordre symbolique.

Comme pour le N’döep,  le Stambâlî tunisien éveille la conscience corporelle de chaque sens.
La vue est sans cesse sollicitée, par l’usage de couleurs symboliques, celles des étendards, des masques, celles des parures sélectionnées en rapport avec la couleur de la divinité implorée, la lumière des bougies, qui se doit d’être faible pour créer l’atmosphère attendue. L’odorat, avec une variété d’encens particulière, divers parfums. Le toucher, avec le sang du bouc ou de la chèvre immolés, dont on verse une goutte sur la main du malade, et que l’on essuie ensuite avec de l’eau ou de l’alcool, dans un geste de purification. Le goût aussi, ne serait-ce qu’au travers du repas servi à l’ensemble des invités,  repas préparé à partir de la viande de l’animal ayant servi au sacrifice. Et bien sûr l’ouïe. Nombre d’éléments dans le rituel sont donnés à entendre et à écouter ; la musique bien entendu, mais aussi les différents idiomes des divinités, traduits par les assistants pour qu’ils puissent être compris. Le corps lui-même va parler, celui du patient au travers des évanouissements, des cris, des danses effrénées, des frissons, des convulsions. Le corps de l’animal sacrifié aussi. Et le corps "restauré" des convives, au travers du repas servi ensuite.

(4) Cité par Comolli A (1992) : Cinématographie des apprentissages. Fondements et stratégies. Thèse de doctorat. Sous la direction de Jean Rouch-Université Paris X-Nanterre.

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Le groupe, une scène sociale

Dans la cas du N’döep, la famille est partie prenante très en amont, puisque c’est souvent elle qui consulte la praticien, lequel s’enquiert de reconnaitre de quel "rab" il s’agit, en procédant à divers procédés à visée diagnostique. Il faudra quelquefois deux années avant que l’indication d’un N’döep soit déterminée.

Mais au-delà de la famille, c’est tout le village, en effet, qui est invité à participer au rite. Plusieurs patients sont traités en même temps. Il faut préparer le lieu de la cérémonie dans le village, et ce "lieu profane [sera] transformé en lieu sacré, le temps mythique va se déployer dans ce cadre" (Govindama, 2010). Les musiciens sont conviés, et préparent le rituel en collaboration avec le thérapeute. "Chaque patiente doit danser au moins une fois individuellement, puis en groupe".  Le groupe social est ainsi extrêmement présent, impliqué et participant, ne serait-ce que pour servir et apporter les divers accessoires nécessaires aux multiples étapes. Mais aussi au cœur de la cérémonie, dans la danse par exemple, ou encore, lors de la deuxième nuit du N’döep, dans le temps de "recueillement des patientes, de la famille et de la communauté du village". D’ailleurs, au fur et à mesure de l’évolution du cérémonial, le corps social prendra de plus en plus d’importance, et l’attention sera moins focalisée sur les patients : "les danses des villageois sont moins codifiées. Les patientes n’occupent plus la scène au profit de leur insertion sociale".

Nous trouvons la même importance du groupe social dans la cas du Stambâlî (Jebali, 2010, Ayari, 2003).

Les initiés du Stambâlî sont là, qui officient et président le rituel, avec  leurs assistants, la famille du patient, ceux qui vont s’occuper de chercher l’animal qui sera sacrifié, et tous les invités qui participent à la cérémonie. Et bien sûr les musiciens, instrumentistes et chanteurs, lesquels doivent parfaitement connaitre les rythmes spécifiques de chaque nouba.

La musique, « un désir de démesure »

Nadia AYARI et Rihab JEBALI (5) parlent du Stambâlî en terme de "liturgie musicale". Elles insistent sur les aspects religieux dans cette utilisation de la musique, celle-ci prenant la forme " d’incantations musicales". Il s’agit de chanter des phrases rituelles, qui provoqueront des types de réponses chez le patient permettant ainsi d’identifier plus précisément le génie par lequel il est assailli. Le chant est une  imploration des  saints ou des "génies protecteurs" : il est alors nécessaire de bien connaître les musiques requises, car à chacun d’eux correspond une "nouba" différente. Ces noubas se caractérisent "par un aspect rythmique distinctif, propre à chaque entité surnaturelle". Leur forme est surtout instrumentale, les aspects vocaux sont bien sûrs présents, puisqu’il est question de chanter ces incantations. Le rythme est primordial, au détriment parfois des aspects mélodiques. Ces noubas appellent à la transe, avec des manifestations de danse, de frissonnement. Il y a, exprime Rihab JEBALI, (6) un "désir de démesure", qui conduit le patient à l’extase et va le mobiliser globalement.

Yolande GOVINDAMA décrit aussi la primauté des aspects rythmiques dans le rituel. La musique est essentiellement celle des tambours, des tam-tams, et leur musique est différente de celle utilisée en d’autres occasions. Ces instruments sont fabriqués par des griots, et leur facture est en lien avec des éléments symboliques, de même que la manière d’en jouer. Ce sont essentiellement « des instruments de communication avec le divin dans le rite, et dans les cérémonies (mariages, fêtes) ».

Là encore il s’agit d’incantations, pour appeler le "rab" des patientes, et faire entrer l’officiant et les patientes dans une danse. La musique prend possession de leur corps

Pour Rihab JEBALI, la musique va "susciter un regain de jouissance, de transe et d’activités libératrices". Il s’agit, avec la musique, de transformer "la souffrance en bonheur, les obstacles en alliés, le bruit terrible de l’univers en musique extatique."

Nous avons donc mis en évidence trois éléments constants des protocoles thérapeutiques traditionnels, que sont l’utilisation de la musique notamment dans ses aspects rythmiques et motionnels ; le corps précisément, mis en mouvement par la musique et conduit à des états de transe ; et le groupe, l’environnement social du patient, sollicité dans sa participation aux diverses étapes du rituel.

Il est nécessaire toutefois de considérer comme une même entité ces éléments musicaux, corporels et groupaux, en tant que cette dimension musico-socio-corporelle constitue le socle unitaire permettant une "expression totale" de l’individu, dans une cohérence somato-psychique, dans un corpus individuel-social, et dans un acte religieux (au sens de ‘relier’ l’homme aux divinités et au monde spirituel).

(5) JEBALI Rihab in Approche interculturelle de la musicothérapie en Tunisie : de la musicothérapie traditionnelle "stambâlî" à la musicothérapie moderne (La Revue Française de Musicothérapie Vol XXX, n°4, 2010). Voir aussi AYARI (Nadia), La musicothérapie et rituel de guérison « Stambâlî », mémoire de fin d’études universitaire, dirigé par Dc. Hafedh Lejmi, Sousse, 2003
(6) Op.cit.

Corps, groupe et musique dans les dispositifs de musicothérapie

Lorsque nous pratiquons la musicothérapie il est évident que nous sommes dans des formes de pratiques cliniques, d’espaces de soin, de cadres thérapeutiques, de conceptualisation, de compréhension de la fonction soignante, de statuts des thérapeutes, qui n’ont a priori rien de commun avec ce que nous venons de décrire.

Cependant, il est aussi évident et manifeste que nous utilisons des éléments qui ne sont pas sans évoquer les thérapies traditionnelles ; à cet effet, il est intéressant d’interroger là encore la dimension corporelle, la place et la fonction de la musique, et les formes groupales de la musicothérapie.

Le dispositif de musicothérapie de groupe est effectivement couramment utilisé et préconisé. Si nous nous référons à la littérature des musicothérapeutes praticiens d’aujourd’hui (je me fonde pour cela non seulement sur les articles et publications de nos collègues, mais aussi sur ce que nous retrouvons dans les rapports de stages des étudiants auprès de professionnels, rapports qui constituent  une image assez fidèle de la réalité de la musicothérapie clinique année après année), il en ressort que l’intérêt des musicothérapeutes pour le travail de groupe est croissant. Personnellement je m’en réjouis.

Le groupe en effet  me paraît être "un levier très opérant pour répondre aux problématiques de nos patients. Je profite en effet de la dynamique produite par le groupe, j’essaie de favoriser les interactions groupales ; et l’utilisation de la musique, sous quelque forme que ce soit, se prête tout à fait, bien sûr, à la dimension groupale et aux jeux d’ensemble." (7)

Nous pouvons dérouler le contenu classiquement décrit actuellement d’une séance de musicothérapie de groupe. (8) Cela peut commencer par l’écoute d’extraits musicaux, suivi d’un échange sur le vécu musical de chacun ; puis un temps plus "actif" autour d’instruments, avec une alternance entre des moments de rencontres sonores à deux, à trois, ou pour l’ensemble du groupe. Les séquences sonores sont souvent enregistrées, et un temps est réservé pour écouter les productions et en parler. Un ampli et un micro  permettent quelquefois d’utiliser la voix amplifiée. La séance se termine généralement par une autre audition musicale, souvent à l’initiative de l’un des patients ayant apporté un CD ou demandant à écouter telle ou telle musique.
Une autre forme de musicothérapie de groupe  consiste à proposer un travail d'expression corporelle sur une audition musicale, avec là aussi une alternance entre des temps d'écoute musicale durant lesquels les patients sont invités à vivre la musique dans le mouvement, dans la gestuation, l’expression du corps, et des temps de verbalisation. Ce qui va renvoyer directement le patient à son vécu corporel, et suscite d'emblée une expression verbale touchant à un vécu sonore et musical en lien avec son image corporelle, avec son vécu corporel.
Nous utilisons donc, dans ces dispositifs de soin en musicothérapie, les mêmes "ingrédients" que dans les thérapies traditionnelles, le corps, le groupe, la musique. Et le déploiement d’un rituel convenu.

(7)  VRAIT F.X. Réanimation, réaffectation, élaboration : travail corporel en musicothérapie (in  La Revue de Musicothérapie, Vol. XXIII, n°1, 2003), réédité dans les textes préliminaires des XVIèmes Journées scientifiques de musicothérapie, Tunis, 2005 (Ministère de l’Enseignement Supérieur, Université de Tunis)
(8) Lorsqu’il s’agit d’une musicothérapie "active", et non pas lorsque l’indication thérapeutique oriente le travail vers la musicothérapie "réceptive" (axée essentiellement sur l’écoute musicale)

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Ritualisation et cadre thérapeutique

Nous avons en effet compris l’importance du cérémonial dans les thérapies traditionnelles. Le déroulement du N’Döep, comme celui du Stambâlî n’étonne personne, pour autant que tous les participants partagent la même culture, et les mêmes représentations. La cérémonie rituelle se déroule selon un code immuable, la durée globale, la succession des étapes sont connues de tous, et tout est réglé au préalable. Ceci définit un cadre stable, où le rôle de chacun est clairement établi.

La musicothérapie met aussi en œuvre une forme de ritualisation des séances.
La scansion du temps est évidemment différente : la musicothérapie  se déploie dans la durée, par la succession de séances plus courtes, mais à un rythme régulier, souvent hebdomadaire. Le cadre thérapeutique est institué avec un retour régulier de séances dont la structure se répète dans le setting et les formes spatio-temporelles.

Les séances sont organisées autour de rituels, qui permettent aux patients de trouver des repères, notamment dans le déroulement temporel : l’accueil du groupe, l’écoute d’une musique générique, quelquefois le fait de retirer ses chaussures, de rappeler le cadre fixé et les règles du groupe, d’évoquer éventuellement les absents, puis la succession des propositions, l’alternance  entre des temps d’écoute musicale, de jeux sonores, de verbalisation, etc.  Tout cela constitue une forme de cérémonial, un cadre sans surprise, rassurant et sans danger, ce qui va permettre à chacun, patients et musicothérapeute, de se centrer sur les processus psychiques qui peuvent dès lors s’opérer à l’intérieur de ce cadre thérapeutique, et deviennent de ce fait analysables.

Parole et musique : un aller-retour structurant

Ce qui apparait dès lors, c’est que dans le cérémonial institué des séances - et contrairement semble-t-il, aux rituels traditionnels -,  la place donnée au corps, au groupe, à la musique est mise en perspective par la fonction accordée à la parole : les espaces de parole, de verbalisations sont institués en tant que tels, et viennent scander le protocole de la séance.

C’est probablement ce qui constitue un des éléments constants de nos musicothérapies. Le plus généralement en effet, les séances de musicothérapie sont organisées dans ces allers-retours entre parole et musique.

Les temps musicaux sont d’une certaine manière comparables aux rituels thérapeutiques traditionnels, tels que nous les avons décrits.  Bien sûr, ils ne sont pas déclinés de la même manière, ni traités avec le même immuable ordonnancement. Mais nous retrouvons ces propositions d’expériences musicales, entourées, portées et contenues par un groupe, privilégiant une dimension corporelle du vécu musical. Ces temps d’expériences musicales sont proposées de façon souvent très libre, en fonction des évènements contextuels de chaque séance, et surtout de l’analyse de la dynamique du groupe et de son évolution. Cette liberté dans le contenu des séances, à l’intérieur d’un cadre suffisamment  stable et contenant, tient vraisemblablement au fait qu’il n’est absolument pas fait référence à une quelconque efficacité symbolique d’un rituel prédéfini.

Ces temps musicaux sont donc proposés en alternance avec des temps de parole. Cette alternance, par contre, est rituelle, incontournable, inscrite dans le cadre thérapeutique préétabli. C’est un espace à investir par chaque patient, à son propre rythme, afin de mettre des mots sur ce qui vient d’être vécu dans la musique et le groupe, mettre des mots sur son propre ressenti. C’est un temps de retour à un certain silence, un "retour sur soi".

Cette alternance parole-musique peut être instituée de telle sorte qu’elle se répète ou se reproduise plusieurs fois par séance, ou alors prenne la forme d’un temps plus conséquent de verbalisation en fin de séance. Dans tous les cas, cet espace fait partie intégrante de la séance, il est dédié à la parole signifiante des patients autour de leur vécu musical, parole écoutée, favorisée, contenue, dans l’expression singulière des processus élaboratifs chez chacun d’eux.

Groupe social, groupe thérapeutique, groupe interne

Le dispositif de groupe est habituel et fréquent en musicothérapiemais, hormis bien entendu le cas des thérapies familiales, il ne concerne pas directement le groupe social dont le patient, du fait de la pathologie en cause, se sent coupé, ou avec lequel il se trouve en difficulté, ou en rupture, "aliéné", c'est-à-dire littéralement sans lien, ‘en rupture de lien’.

Le groupe de thérapie, en conséquence, est opérant dans le cadre d’un transfert, au sens psychanalytique, et le travail thérapeutique réside dans l’analyse des phénomènes mis en scène, mis en jeu dans les diverses expériences sonores et musicales ; le groupe  de thérapie n’est pas une groupe social naturel, il est artificiellement créé pour n’être que ce qu’il est, pour n’avoir de fonction que thérapeutique. Il a fonction de scène, de miroir et de révélateur des fonctionnements et dysfonctionnements qui sont vécus par le patient au sein de son groupe de référence, là où se vivent ses difficultés psychologiques.

Le groupe de musicothérapie constitue en cela une aire d’expérience, d’expérimentation de la manière dont le sujet vit le groupe, se vit dans un groupe ; il est un espace de jeu, un espace transitionnel au sens de Winnicott, où il lui devient possible, - dans ce cadre suffisamment contenant et préservé de la thérapie -, d’analyser sa problématique et d’envisager une  possible transformation psychique.

Le dispositif de musicothérapie de groupe a aussi bénéficié ces dernières décennies d’avancées significatives en ce qui concerne les recherches théorico-cliniques dans le domaine des psychothérapies psychanalytiques de groupes. Notamment certains travaux de psychologie clinique vont mettre en évidence les notions de « groupe interne », de « groupalité psychique », et « d’appareil psychique groupal ». Le groupe de thérapie permet au sujet de transférer, de projeter sa problématique interne, le fonctionnement de sa groupalité psychique, sur le groupe. Le groupe lui-même est un dispositif thérapeutique opérant en ce qu’il permet d’objectiver et de manifester le groupe interne du patient, se prêtant ainsi à l’analyse. (9)

(9) Voir KAËS René, Le groupe et le sujet du groupe, (DUNOD 1993) et KAËS René, Les théories psychanalytiques du groupe (PUF, 2009),  LECOURT Edith, Analyse de groupe et musicothérapie, le groupe et le sonore (ESF, 1993) et LECOURT Edith, L’expérience musicale, résonances psychanalytiques  (L’HARMATTAN, 1994)

Le travail d’élaboration psychique

Ce qui m’apparaît dès lors comme une différence fondamentale entre les dispositifs traditionnels des thérapies, et la clinique contemporaine occidentale, serait ce nécessaire passage, à l’intérieur du cadre thérapeutique, par ce que l’on appelle ‘l’élaboration psychique’.

Il s’agit de ce temps d’appropriation par lui-même des changements qui s’opèrent chez le sujet : c’est une opération psychique souvent lente, progressive, durant laquelle le patient va  prendre la mesure des transformations qu’il perçoit en lui-même, dans son rapport au corps, à la musique, à sa vie intérieure, à son rapport aux autres, au monde, au regard qu’il porte sur sa vie, son histoire, et ses projets pour l’avenir. Le thérapeute accompagne le patient dans cette démarche, dans cette analyse des processus psychiques mis en mouvement dans la thérapie.

A la différence des dispositifs traditionnels, dominés par les formes ritualisées que nous avons examinées, la clinique musicothérapique, dans le sillage des psychothérapies analytiques,  réserve un espace important à cette élaboration, en dégageant pour elle un temps significatif.

Ce temps institué, dévolu ouvertement au travail psychique élaboratif me semble être caractéristique des dispositifs désormais classiques de la musicothérapie. Le patient en musicothérapie ne saurait se satisfaire de productions cathartiques, ni d’un simple réinvestissement de son environnement social, familial et culturel, qui passerait par la seule efficacité symbolique d’un dispositif groupal à visée thérapeutique.

Les phénomènes cathartiques, expressionnels, sont présents, actifs, mais ne représentent qu’une première mise en scène, précédant une deuxième phase dans le processus thérapeutique, faite de conscientisation, de mise en lien, de mise en sens, de mise en mouvements psychiques.

Dans un premier temps de la thérapie, la place de la musique est parfaitement comparable à sa fonction dans les modèles thérapeutiques traditionnels. "Elle y est essentiellement convoquée avec ses qualités "motionnelles", cette force de mise en mouvement physique, et psychique. Elle y est sollicitée avec ses qualités de "réaffectation" dans le lieu du corps et des émotions, avec cette capacité de faire surgir, raviver, "réanimer", gestes, souvenirs, sentiments, sensations." (Vrait, 2005). Il s’agit bien d’une première étape, qui ne saurait, en musicothérapie, se passer d’un autre temps, lieu d'articulation de la pensée, et de possible structuration symbolisante. Toutefois, cet espace d’élaboration lui-même s’étaye sur la première étape :  l'accès au travail de symbolisation, en effet, ne saurait avoir lieu sans ce nécessaire préalable, pour autant que c'est au cœur même de ce processus de réaffectation que le sujet peut se dire à lui-même, se réapproprier "le lieu de ses saveurs et le lieu de son savoir" , si bien que sa parole, mise à l'épreuve du corps, devient ou redevient une parole vécue, véritablement symbolisante.

Bibliographie

AYARI (Nadia), La musicothérapie et rituel de guérison « Stambâlî », mémoire de fin d’études universitaire, dirigé par Dr. Hafedh Lejmi, Sousse, 2003
AYARI (Nadia), Le Stambâlî du sacré au spectaculaire, mémoire de mastère en esthétique sciences et techniques de la musique, Sousse, 2006.
GOVINDAMA Yolande   Le corps dans le rituel  (ESF 2000)
GOVINDAMA Yolande  L’implication de la musique dans la thérapie traditionnelle (La Revue Française de Musicothérapie Vol XXX, n°4, 2010)
JEBALI Rihab Approche interculturelle de la musicothérapie en Tunisie : de la musicothérapie traditionnelle "stambâlî" à la musicothérapie moderne (La Revue Française de Musicothérapie Vol XXX, n°4, 2010)
KAËS René, Le groupe et le sujet du groupe, (DUNOD 1993)
KAËS René, Les théories psychanalytiques du groupe (PUF, 2009)
LECOURT Edith, La musicothérapie, (PUF, Nodules, 1988)
LECOURT Edith, Analyse de groupe et musicothérapie, le groupe et le sonore (ESF, 1993)
LECOURT Edith, L’expérience musicale, résonances psychanalytiques  (L’HARMATTAN, 1994)
LEVI-STRAUSS Claude, Anthropologie structurale (PLON, 1974)
N’DOYE  O. Le N’Döep, transe thérapeutique chez les Lébous au Sénégal (L’Harmattan, 2010)
ROUGET (Gilbert), la musique et la transe, esquisse d’une théorie générale des relations de la musique et de la possession, (Gallimard, 1990)
VRAIT François-Xavier  La musicothérapie avec des adultes (communication lors des 16èmes Journées scientifiques de Musicothérapie, Tunis, décembre 2005)
VRAIT François-Xavier  Réanimation, réaffectation, élaboration : travail corporel en musicothérapie in  La Revue de Musicothérapie, Vol. XXIII, n°1, 2003), réédité dans les textes préliminaires des 16èmes Journées scientifiques de musicothérapie, Tunis, 2005 (Ministère de l’Enseignement Supérieur, Université de Tunis)

Filmographie et sites internet

Sur le N’Döep

GOVINDAMA Yolande (1995) : Le rituel thérapeutique du N’döep-Sénégal 1994-vidéo ¾ pouce, C, 40mn.

Sur le stambâlî

AYARI (Nadia), Le Stambâlî du sacré au spectaculaire, film et mémoire de mastère en esthétique sciences et techniques de la musique, Sousse, 2006.

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Notes

(1) AYARI (Nadia), Le Stambâlî du sacré au spectaculaire, film et mémoire de mastère en esthétique sciences et techniques de la musique, Sousse, 2006.
(2) GOVINDAMA Yolande  L’implication de la musique dans la thérapie traditionnelle (La Revue Française de Musicothérapie Vol XXX, n°4, 2010)
(3) JEBALI Rihab  Approche interculturelle de la musicothérapie en Tunisie : de la musicothérapie traditionnelle "stambâlî" à la musicothérapie moderne (La Revue Française de Musicothérapie Vol XXX, n°4, 2010).
(4) AYARI (Nadia), La musicothérapie et rituel de guérison "Stambâlî", mémoire de fin d’études universitaire, dirigé par Dc. Hafedh Lejmi, Sousse, 2003
Cité par Comolli A (1992) : Cinématographie des apprentissages. Fondements et stratégies. Thèse de doctorat. Sous la direction de Jean Rouch-Université Paris X-Nanterre.
(5) JEBALI Rihab in Approche interculturelle de la musicothérapie en Tunisie : de la musicothérapie traditionnelle "stambâlî" à la musicothérapie moderne (La Revue Française de Musicothérapie Vol XXX, n°4, 2010). Voir aussi AYARI (Nadia), La musicothérapie et rituel de guérison "Stambâlî", mémoire de fin d’études universitaire, dirigé par Dc. Hafedh Lejmi, Sousse, 2003
(6) Op.cit.
(7) VRAIT F.X. Réanimation, réaffectation, élaboration : travail corporel en musicothérapie (in  La Revue de Musicothérapie, Vol. XXIII, n°1, 2003), réédité dans les textes préliminaires des XVIèmes Journées scientifiques de musicothérapie, Tunis, 2005 (Ministère de l’Enseignement Supérieur, Université de Tunis)
(8) Lorsqu’il s’agit d’une musicothérapie "active", et non pas lorsque l’indication thérapeutique oriente le travail vers la musicothérapie "réceptive" (axée essentiellement sur l’écoute musicale)
(9) Voir KAËS René, Le groupe et le sujet du groupe, (DUNOD 1993) et KAËS René, Les théories psychanalytiques du groupe (PUF, 2009),  LECOURT Edith, Analyse de groupe et musicothérapie, le groupe et le sonore (ESF, 1993) et LECOURT Edith, L’expérience musicale, résonances psychanalytiques  (L’HARMATTAN, 1994)