Anne-Marie CAZANAVE - ROBERT,
psychothérapeute et
musicothérapeute
Je vais vous raconter une
histoire...une histoire vraie, vécue dans la Maternité d’un
hôpital parisien où je travaille en tant que
psychothérapeute.
L’outil de la
psychothérapie est la parole, le “patient” et le
thérapeute se faisant face, à “bonne distance”,
l’un écoutant l’autre avec une “bienveillante
neutralité” : la parole alors libérée permet au
sujet de retisser les liens de son histoire, d’en déméler
les noeuds douloureux et d’en être moins esclave.
Dans cette situation, la
démarche psychothérapeutique à cédé le pas
à une démarche de musicothérapie active :
La jeune femme que j’ai rencontrée
dans sa chambre d’hôpital, est africaine, elle exprime sa
souffrance avec tout son corps rythmant et mélopant donc musiquantt.
La formation à la
musicothérapie active que j’ai faite m’a rendue à la
fois attentive, réceptive et disponible à son mode d’expression
: j’ai pu laisser couler en moi le rythme que son corps imprimait et, peu
à peu m’y associer, en responsorial, puis, sa parole jaillissant,
laisser la mienne jaillir en réponse, à son tour, jusqu’à
ce qu’un mieux être s’installe en elle.
Corps, rythme et parole : la
trilogie de la musicothérapie active est bien là, en acte...
Entrons dans cette histoire...
“Vas donc voir Mme D...
Elle se roule par terre, elle parle toute seule, elle crie. On ne sait pas que
faire avec elle.”
C’est ainsi que j’ai
pris contact avec cette jeune Zaïroise : déjà mère
d’une petite fille de seize mois, elle vient d’accoucher de
jumeaux. Elle est en France depuis
3 ans, avec son mari.
L’O.F.P.R.A leur a
refusé le statut de réfugié politique qu’ils
demandaient. Ils vivent donc dans la clandestinité, sans papiers, sans
travail, sans ressources, dans une chambre d’hôtel payée par
le Secours Catholique.
L’assistante sociale de la
maternité ne sait plus où donner de la tête devant la
demande insistante de miracles : “Trouvez- nous un appartement, des
papiers, un travail...” Ils attendent tout d’elle, mais le
mari refuse toute proposition de démarches personnelles, de peur de se
faire arrêter dans la rue.
Poussé par l’assistante
sociale qui ne veut pas tout faire pour lui, il a finalement accepté
d’aller au dispensaire central, chercher un couffin pour les
bébés qui sont prêts à sortir. Et, fatalement, il se
fait prendre lors d’un contrôle de police, est incarcéré
au poste, menacé d’expulsion, juste la veille de la sortie du trio.
Depuis, Mme D. est soit
prostrée, soit agitée, imperméable à toute parole.
Ses sanglots violents, ses plaintes bruyantes, ses manifestations physiques de
désespoir, gênent le fonctionnement de bon aloi de la maternité.
Comme Daniel dans la fosse aux lions,
je me risque à affronter le fauve que l’on m’a
décrit.
Aucun “ Entrez” ne
répond aux coups discrets frappés à sa porte. Après
un moment d’attente, j’entre : elle est agenouillée devant une chaise, au fond de sa
chambre. Une mélopée indistincte monte de cette forme qui se
balance, au rythme de la plainte.
Doucement, je m’approche
d’elle, inconsciente de ma présence, et m’assieds sur le
siège libre auprès d’elle. Je ne dis rien, j’ai
seulement posé ma main sur son épaule, pour signifier que je suis
là.
Se rendant compte qu’elle
n’est plus seule, elle donne peu à peu une forme à son
gémissement : sa voix enfle, et une litanie s’organise dont je
distingue de plus en plus clairement et les termes, et le rythme.
Se balançant toujours, elle
invoque le Seigneur :
- “ Seigneur Jésus,
je T’aime !” (silence)
- “ Seigneur Jésus,
Tu es le Roi !” (silence)
- “ Seigneur, Tu es
ressuscité le troisième jour !” (silence),
et ainsi de suite, elle proclame la
gloire de son Dieu, marquant toujours une pause, après chaque phrase de
louanges.
J’écoute, sans rien
dire; je m’imprègne
de cette psalmodie et me surprends à ébaucher, avec elle, un
balancement.
Sentant, peut- être, l’empathie,
elle se laisse aller et s’affale de tout son long sur le carrelage, la
tête et les épaules sous son haut lit d’hôpital.
Sa tête repose sur son bras
gauche étendu; son bras droit, lui, est libre. Son corps tout entier
forme un arc de cercle, son bassin et ses jambes s’étalent hors du
lit.
Ce changement de position n’a pas arrêté les lamentations rythmées accompagnant la rotation de son corps. La même scansion marque la mélopée : son bras droit vient frapper le sol fortement, à la fin de chaque phrase : le balancement demeure.
Je suis toujours assise, immobile et
silencieuse auprès d’elle.
Peu à peu, je sens le besoin
d’entrer dans cette liturgie, et j’accompagne son geste
frappé - Tap -, d’un
frappé de mains, d’abord discret, puis de plus en plus
affirmé : - Tap - Tap -,
ce qui donne un frappé en
trois temps, un temps fort et deux temps plus brefs et rapprochés.
Je la sens attentive à ma
manière d’être avec elle, sans que cela modifie la
modulation plaintive de son récit. En même temps, j’en
écoute attentivement la structure, et j’y repère plusieurs
thèmes successifs.
D’abord, la louange de Dieu :
- “Seigneur Dieu, le roi du
ciel et de la terre !” Tap -
Tap – Tap.
- “O Jésus- Christ,
Fils unique de Dieu !” Tap
- Tap – Tap.
- “Toi
qui nous aimes depuis toujours !”
Tap
- Tap – Tap.
- “Je suis ta servante, Seigneur
Jésus !”
Tap
- Tap – Tap.
Et ainsi de suite, comme si elle
voulait lui montrer qu’elle l’avait toujours
célébré et filialement aimé.
Puis, le reproche adressé
à Dieu:
- “Pourquoi, Seigneur, tant
de malheurs ?”
Tap
- Tap – Tap.
- “Pour un papier qui
manque, Seigneur !”
Tap
- Tap – Tap.
- “Un si p’tit papier
sans importance, Seigneur !” Tap
- Tap – Tap.
- “Et voilà
qu’ mon Jacky est en prison, Seigneur !” Tap
- Tap – Tap.
- “Et
pourtant, Seigneur, il t’a toujours aimé !”
Tap
- Tap – Tap.
Et enfin, les reproches
adressés à son mari :
-- “Pourquoi
t’as pas pu t’sauver, Jacky ?” Tap
- Tap – Tap.
- “Voilà que
j’suis tout’seule, maint’nant , Seigneur!” Tap
- Tap – Tap.
- “Tout’ seule avec
tous mes enfants, Seigneur !” Tap
- Tap – Tap.
Et c’est alors qu’elle se retourne,
s’allonge sur le dos, les bras en croix, pousse un énorme soupir
et murmure :
- “ Ah ! ça va mieux, maintenant !”
Lentement, elle passe de cette position abandonnée à
une position agenouillée devant son lit, la tête dans ses bras
repliés.
Profitant de cette pause, je mets ma
main sur son épaule et lui dis:
- “ On peut parler
maintenant ?”
Surprise, elle tourne la tête
vers moi, et pour la première fois , je croise son regard.
Je sens que quelque chose
dérape. Le silence s’installe, que je ne sais comment briser. A
tout hasard, je lui pose quelques questions, sur les prénoms de ses
bébés, leur appétit, leur poids...
Elle y répond
brièvement, sans plaisir, puis, dans la foulée, reprend et balancements
et invocations.
Je respire, le fil brisé un
moment, par mon intervention, se renoue.
A nouveau, je me tais.
Je suis, comme elle,
agenouillée à ses côtés, près de son lit,
cherchant comment accompagner l’expression qu’elle a choisie.
Je n’ai plus envie de frapper
dans mes mains, et, puisque je l’ai invitée à
“parler”, je choisis, moi aussi, d’entrer dans le mouvement
par ma parole.
- “Seigneur, pourquoi
m’envoies- tu tous ces malheurs ?” “Vos
enfants vont bien !”
- “Seigneur, vois comme je
suis perdue et seule !”
“Vos
enfants vont bien !”
- “Seigneur, pourquoi
t’as pris mon Jacky ?”
“Vos
enfants vont bien !”
- “Seigneur, regarde ma
misère !” “Vos
enfants vont bien !”
Elle marque un temps
d’arrêt, me regarde en coin rapidement, puis reprend sur un autre
mode ses plaintes et balancements :
- “Seigneur, je suis
accablée, je veux mourir !” “Vos
enfants ont besoin de vous !”
- “Seigneur, c’est
trop, prends ma vie avec Toi !” “Vos
enfants ont besoin de vous !”
- “Seigneur, je ne veux plus
vivre dans cette misère !” “Vos
enfants ont besoin de vous !”
- “Seigneur, c’est ma
mort que Tu réclames !” “Vos
enfants ont besoin de vous !”
Elle s’immobilise alors, se
lève, et sans un regard pour moi, se dirige vers la porte en disant :
“Je vais faire pipi,
maintenant !”
Ainsi se clôt notre unique
“entretien” .
J’apprends, en allant la voir,
le lendemain matin, que son mari a été relaxé, et que la
famille est repartie, dans l’allégresse, rejoindre la
précarité de sa chambre d’ hôtel.
REFLEXIONS SUR CETTE SEANCE .
Cette jeune femme exilée est
sous le choc d’un évènement redouté, mais
prévisible, qui vient raviver le traumatisme de son déracinement
culturel, social et familial.
Elle est isolée en France,
privée du soutien structurant de son groupe d’origine;
l’évènement traumatique fait brèche dans sa
personnalité fragilisée, et la laisse en morceaux, sans
possibilité de se trouver reliée, et par là, d’intégrer
ce qui lui arrive et d’y faire face.
Elle est à la fois en
état de morcellement psychique et d’incapacité à se
reconstruire.
On peut distinguer trois moments dans cette
séance :
Le moment où ma présence / corps en résonnance, devient
lieu possible d’enracinement, d’élaboration et de
rassemblement.
Je le nommerai : “Le corps - gestuant - parolant .”
Le moment de pause / repiration, où ma parole “ raisonnante”
introduit une rupture.
Je le nommerai : “La
fêlure .”
Le moment où, par un double mouvement
d’agressivité / confiance, elle me fait comprendre que je suis
à côté de la plaque, tout en m’incitant à
subvertir ma façon d’être et à l’accompagner
jusqu’au bout.
Je le nommerai : “le
corps relié .”
Le corps “gestuant - parolant” .
Dans la première
période, je suis là, muette, présente par ma seule
participation rythmique.
Nous entrons, ensemble, dans un
même mouvement, l’une accompagnant l’autre, toutes deux
engagées dans l’aventure d’une parole qui se dit, dans un
cadre que nous mettons en place, progressivement, ensemble.
L’une n’avance pas sans
l’autre, sans que l’une “supposée savoir”
prenne, pour autant, pouvoir sur l’autre “souffrant”.
En entrant avec elle d’abord
dans son balancement, puis dans son rythme, par le frappé de mains, je
fais le lien avec son groupe d’origine, représentation psychique
contenante.
Sa parole, partie intégrante
de son corps abandonné, est un geste où elle s’implique
toute entière.
Cette parole/geste prolonge son
corps, à travers moi, jusqu’aux racines de sa communauté.
Notre avancée commune dans un
mouvement où corps, geste et parole sont associés, permet
d’instaurer un rituel social de conjuration, d’une part, et
d’apaisement du désordre intérieur, d’autre part.
Sa plainte chantée
s’adresse d’abord à une instance spirituelle, en
l’occurrence Jésus- Christ: elle décharge sur lui son
émotion, sa révolte, sa douleur, et peut même se permettre
de l’admonester, pour l’avoir si mal protégée. Elle
conjure ainsi l’éventuelle malveillance de Dieu à son
égard.
Son mari est ensuite l’objet
de sa plainte, pauvre nigaud qui n’a pas su se prémunir et
s’est laissé emprisonner.
En rassemblant Dieu et son
époux dans une même réprimande cathartique, elle
désigne les responsables de son malheur, et s’apaise de les avoir
nommés.
Je dois reconnaître que je
n’en menais pas large, en ce début de “séance”. Assise devant ce grand corps
épandu, tapant des mains à chaque césure de son discours,
j’avais présente en tête la possible irruption du personnel
soignant, peu soucieux de respecter l’intimité d’une chambre
d’hôpital .
J’imaginais la surprise, les
sarcasmes, l’incompréhension et les doutes sur mon
intégrité psychique. Malgré ma grande disponibilité
à ce qui se vivait là, je ne pouvais m’empêcher
d’aspirer, de temps à autre, à ce que cette
“séance” prenne un tour plus classique.
La fèlure .
C’est ainsi que j’ai
saisi l’opportunité du temps de silence, lorsque Mme D... a
changé de position, pour prendre la parole : “On peut
parler, maintenant ?”
Cette intervention a introduit une
rupture dans notre parcours commun, rupture qui aurait pu en marquer la fin.
“On peut parler ?”
: Ouf ! Je peux, moi, retrouver mes repères, reprendre une
position plus digne, assise à l’écouter!
“Maintenant ?” : Allez , ça suffit ! Vous vous
êtes suffisamment manifestée de façon puérile !
Voilà le regard que je peux
porter, maintenant, sur mon intervention, reflet de mes catégories
“psy”, pour qui la souffrance se parle et s’écoute
selon un certain code, où l’un fait accoucher l’autre de sa
problématique, et l’amène, avec toute la
dextérité de sa technique, à l’apaisement
recherché.
Là, je peux toucher du doigt
ce qui me sépare, moi occidentale rationnalisante, de cette jeune femme
issue d’une culture traditionnelle. En fait, malgré mon
désir d’entrer avec elle dans la plénitude et
l’inconnu du geste “ parolant”, la peur m’a prise de ne
plus contrôler, de laisser aller ... jusqu’où ?
Et je me suis vite engouffrée
dans mon langage rationnel, où la tête prévaut sur une
parole vivante, issue du corps.
Inconsciente, dans l’instant,
de ce que cette parole, bourgeon de son corps en mouvement, permettait
d’intérioriser et de rassembler, j’ai désiré l’amener au même
effet ( ? ), par des chemins logiques, les miens.
La première séquence,
malgré ma peur d’un regard étranger, m’avait
laissée consciente d’un travail harmonieux, accompli sur un pied
d’égalité : j’étais aussi indispensable au
cheminement de cette femme, qu’elle au mien .
Par contre, cette deuxième
période m’a laissé, dans l’après-coup, un
goût amer : celui d’un moment de grâce altéré
par la tentative d’une reprise en main.
Le corps relié
Mais, c’était compter
sans la capacité de résistance de cette jeune femme : en
répondant du bout des lèvres à mes questions, elle me fait
comprendre que mon approche ne peut l’aider, qu’elle attend autre
chose de moi.
Ayant déjà
testé mes propres capacités à accompagner sa catharsis,
elle va à nouveau me montrer le chemin, et me faire accoucher, à
mon tour, d’une autre façon d’être.
Elle me provoque, là, au
renoncement à mes catégories sécurisantes, au saut dans
l’inconnu, au lâcher prise, seules voies d’accès
à l’autre.
La dernière séquence
de cette séance m’évoque la vie du village africain, telle
qu’ Henri Semba la
représente .
Le village est une structure stable,
contenante, rassurante. On peut s’en échapper, en créant sa
propre voie (x) d’expression, mais on est sûr de pouvoir le
retrouver, de pouvoir s’appuyer sur lui dans les moments difficiles, et
de s’y ressourcer pour un nouveau départ .
Cette vie de village s’exprime
à travers la musique - chantée - dansée :
Dans le groupe, en
général en cercle, le batteur donne une base, toujours la
même, que l’on repère comme intangible.
Dans les temps laissés libres
de cet ostinato, chaque membre du groupe peut, successivement, exprimer sa
singularité, créer sa propre différence .
Le village tout entier se retrouve
régulièrement autour de l’ostinato impulsé par le
batteur, dans une parole/geste, toujours la même.
Qu’avons- nous construit
ensemble, dans cette troisième partie, si ce n’est un rituel sur
lequel Mme D... a pu s’appuyer parce qu’il éveillait, en
écho, la représentation d’un rituel villageois ?
J’y étais investie de
la fonction groupe/ base , immuable, solide, accueillant imperturbablement la
parole originale de Mme D.., tout en lui opposant la stabilité du roc.
La perennité du “vos
enfants vont bien”, puis de “vos enfants ont besoin de vous” lui
a permis d’explorer, jusqu’à son épuisement , la
charge d’angoisse liée à sa situation destructurante, tout
en venant se ressourcer rythmiquement à l’incontournable
évidence de cette parole.
Et, c’est alors
qu’intervient le volte- face inattendu : plus de plainte, plus de
balancement ; Mme D... se lève et “va faire pipi maintenant !”,
sans un regard, sans un au revoir, parfaitement digne et calme.
Tobie Nathan montre bien que toute
“ influence qui guérit” met en jeu la circulation des
humeurs, par laquelle les mauvais esprits sont chassés du corps malade,
lui rendant ainsi une santé provisoire.1
Chez Mme D., angoisses,
révoltes, désespoirs ont conflué dans le liquide
qu’elle va éliminer en urinant, retrouvant par ce geste
l’apaisement d’un esprit reconstruit.
Dans l’après-coup de la
rencontre avec Mme D., j’ai pu constater à quel point nous avions
été indispensables l’une à l’autre :
Ma disponibilité attentive et
discrète lui a permis de retrouver, au moins provisoirement, le chemin
traditionnel de la guérison, et son exigence confiante m’a permis
d’abandonner, peu à peu, mes sécurités et de
m’ouvrir à une aventure commune.
Ce ne fut pas sans susciter en moi,
d’abord, un très grand étonnement, puis très vite,
un intense sentiment de plaisir.