Saint Phocas
22 septembre
Notes :
1 - Un panégyrique
d’André Libadénos, chartophylax à Trébizonde
au XIVe s., Cité par Claire BARAT dans sa thèse inédite « Sinope
et son environnement pontique ». P. 603. Thèse soutenue à l’Université de
Bordeaux le 3 décembre 2006 sous la direction du professeur Pierre
Debord.
2 - Il y a sept « saint Astère » dont Astère d’Amasée,
docteur de l’Église, qui vécu au IVe siècle.
Après avoir exercé la profession d’avocat, il devint évêque
en succédant à Eulalius. On ne sais pas grand chose de sa vie.
Il est fêté le 30 octobre.
3 - Démarche sans procès, contestable suivant le droit Romain.
4 - Voir aussi : Mgr Guérin, Les petits Bollandistes, vie des saints, Tome
XI, du 10 septembre au 2 octobre, p. 314 à 316 Éd. Bloud et Barral,
Paris 1885.
5 - Sur la gravure de Jacques Callot, de 1636, Saint Phocas est représenté sur
une île. Devant la chapelle à la porte
de laquelle on peut voir un serpent.
6 - La relation de ce récit est attribuée à Virgile dans
le Culex :
Cf : http://remacle.org/bloodwolf/poetes/appendix/culex.htm
7 - Saint Jean Chrysostome, Clavis Patrum Graecorum, L, 699-706
8 - Louis Sébastien Lenain de Tillement 1732 Mémoires
pour servir à l’histoire écclésiastique des six
premiers siècles. Bruxelles.
9 - Selon d'autres versions, il est
né à Sinope.
10 - Cité par Claire BARAT, Ibidem p. 602
11 - Butler 1794. Usage répandu en Grèce, puis en Europe, utilisé aussi par
les jardiniers.
12 - CF. Acta Sanctorum, Bibliothèque Nationale Paris, T.
VI, Septembre, p. 294 à 299 – Grâce aux aimables traductions
non éditées de Fernand Lemaire, professeur de Latin et de Grec à Liège,
et de Daniel Blackstone
13 - Les Pères Bénédictins, Vie des Saints et des
Bienheureux selon l’ordre du calendrier avec l’historique des fêtes, Tome
IX, Septembre, Éd. Letouzey et Ané, Paris 1950. P. 449 à 451
14 - Cf. Pierre GRIMAL, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine,
PUF, Paris 1999
15 - Plutarque, Amatoriae Narrationes, IV, p. 774
16 - Certaines versions parlent de « vêtement ».
17 - Légende des Îles Shetland, publiée par Valou :
http://valou-evasion-ecossaise.blogspot.com/2008_03_01_archive.html
18 - Plutarque, Amatoriae Narrationes, IV, p. 774
19 - Cf
. Argonautique de Valerius Flaccus ou La conquète de la toison
d’or, Trad. Adolphe Dureau de la Malle. T. II, p. 453. Note
40, Michaud frères. Paris, 1811
20 - Cf. l’article d’Altan GOKALP, in Quand le crible était
dans la paille, Hommage à Pertev Naili BORATAV, P. 211 à 231,
Ed. Maisonneuve et Larose, PARIS, 1978.
21 -
Les Pères Bénédictins 1950, 478 ; Vouaux 1913, 211-212.
Cité dans Gaignebet À plus Hault sens 1986, p. 400-401.
22 - En sortant de Silifke par la route d’Antalya. Environ à 1km
sur la droite.
23 - Pour une étude plus approfondie des rapports entre Saint Phocas
et sainte Thècle, voir Claude GAIGNEBET, A plus hault sens, p
400 et 401, Maisonneuve et Larose Paris 1986.
24 - Ce thème m’a été suggéré par
feu Monsieur Christan DAVID, Président du Groupe Île-de-France
de mythologie française, décédé en décembre
2008
25 - On peut raisonnablement se demander si le mythe ne serait pas né en
Inde
26 -
Pour les rapports entre Khadir et l’Inde, voir aussi : Ananda K. Coomaraswamy, « Khwaja
Khadir et la Fontaine de vie », Numéro spécial sur
le soufisme, Etudes traditionnelles, août/septembre 1938.
27 - Cf. Altan GOKALP, Ibidem
28 - Voyages D'Ibn Batoutah par Ibn Batoutah, G. Defremery,
et B. R. Sanguinetti 1996 -
Voir aussi : http://remacle.org/bloodwolf/arabe/batoutah/voyage1.htm
29 - Cf.
les travaux de Marcel JOUSSE Anthropologie du geste, Gallimard,
p. 203 sqq. Paris 2008.
Madame Dominique Tezgör-Kassab
m’a demandé de vous présenter saint Phocas de Sinope
sur un mode plutôt amusant. Mais saint Phocas n’est pas un
saint très drôle. Alors je vous le présente plutôt
avec son sérieux habituel.
Question drôlerie, il y a mieux, ne fut-ce qu’à parler de
saint Dominique de Gusman dont on dit qu’il qui passait à travers
les gouttes d’eau de pluie sans être mouillé.
Vous
me pardonnerez d’avoir un peu joué à l’archéologue.
Mais en consultant de multiples documents sur saint Phocas, j’ai
trouvé un saint Phocas en morceaux, comme les tessons éparpillés
d’un vase que le Temps aurait cassé.
Je me suis efforcé de rassembler ces morceaux pour reconstituer le vase.
Mais vous savez mieux que moi qu’au milieu du vase, il n’y a rien.
C’est un vide dans lequel on peut mettre ce qu’on veut.
En ramassant les tessons de Saint Phocas, j’ai retrouvé essentiellement
trois morceaux :
Deux saints Phocas à Sinope, un Phocas à Antioche. Puis encore
quelques petits morceaux parlants de lui à Constantinople et en Grèce,
plus quelques morceaux qui pourraient paraître disparates par rapport
aux premiers à Trabzon ou en Arménie. (1) (notes
en fin de texte)
Ces morceaux le situent dans des temps indéfinis et même contradictoires.
Les seules références temporelles précises sont peut-être
celles du calendrier. Saint Phocas est mentionné dans le calendrier
ordinaire soit au 22 septembre, soit au 5 mars, soit au 14 juillet pour les
latins ou au 23 juillet pour les Grecs.
Les saints Phocas connus par les textes
Le seul texte qui présente
une certaine cohérence est celui que Saint Astère, évêque
d’Amasée (actuelle Amasya) rédigea vers le 4ème
siècle. (2)
Il parle d’un Chrétien très généreux avec
ses voisins et qui était jardinier. Il s’appelait Phocas.
Un jour, sous le règne de l’empereur Dioclétien (d’autres
diront sous Trajan) il fut dénoncé comme chrétien.
L’empereur envoya des soldats qui avaient pour mission de l’arrêter
et de lui couper la tête.
Un soir, les soldats qui passaient sur la route aperçurent Phocas qui était
en train de travailler dans son jardin. Ils lui demandèrent s’il
connaissait un certain Phocas.
Phocas répondit qu’il le connaissait puis se proposa de les héberger
pour la nuit en leur promettant de leur dire où était Phocas
le lendemain matin.
Pendant la nuit, Phocas alla dans son jardin et creusa sa tombe.
Le matin, il se présenta aux soldats en disant «Phocas, c’est
moi, allez-y, faites votre travail !»
Les soldats étonnés mais ravis de son hospitalité refusèrent
de le faire mourir. Ils feraient savoir à l’empereur qu’ils
ne l’avaient pas trouvé.
Néanmoins, Phocas insista en rétorquant que la faute ne retomberait
pas sur eux mais sur l’empereur. Alors ils lui coupèrent la tête
(3) et l’enterrèrent dans le jardin, présentant ainsi la
figure d’une semence féconde qui peu de temps après donnera
une plante.
C’est pourquoi il est devenu un des patrons des jardiniers. (4)
Cette histoire qui a tous les caractères d’un conte édifiant
est appliquée aussi à saint Conon, le jardinier de Nazareth,
fêté le 5 mars, ainsi qu’à saint Longin.
Le deuxième Saint Phocas sur lequel on connaît encore moins de choses est saint Phocas évêque de Sinope qui mourut martyr sous Trajan au IIème siècle. Son histoire est mentionnée dans un récit plus tardif. Il est fêté le 14 juillet ou en même temps que le jardinier le 22 septembre.
Le troisième
Saint Phocas est celui d’Antioche (actuelle Antakya) qui
est invoqué contre les morsures de serpents. (5) Il est fêté le
5 mars à Antioche. Ce Phocas est probablement né à la
suite d’une translation de reliques.
Saint Conon de Nazareth et saint Phocas d'Antioche sont donc fêtés à la
même date. Il se pourrait qu’il y ait eu
condensation entre les récits des deux jardiniers.
Il est classique d’attribuer à un saint, dont on connaît
peu la vie, une vie plus ou moins « vraisemblable » sous
forme de conte édifiant qui peut s’appliquer à plusieurs
personnages. D’autre part, la mentalité populaire a une propension
aux amalgames et à la condensation. Elle emprunte des thèmes
partiels dans des mythes, des récits ou des contes. Ces thèmes
sont amalgamés pour faire une « vita » édifiante.
Le
Saint Phocas d’Antioche est particulièrement invoqué contre
les morsures de serpents. Comme on ne connaît pas la vie de ce saint
d’Antioche, ce patronage provient peut-être d’un récit
d’hospitalité bafouée qui devait courir dans le monde
méditerranéen : celui du moucheron salvateur. Ce récit
nous donne les mythe de Phocas renversé. Ici, c'est celui qui est reçu qui
est tué. Un berger est endormi sur le sol. Un serpent venimeux s’approche
en rampant pour le mordre. Un moucheron le devance et pique le berger au
visage. Le berger se réveille
et, furieux, tue le moustique, puis s’aperçoit de la présence
du serpent. Il le tue. Peu après, le moucheron lui apparaît
dans un rêve et lui reproche son manque d’hospitalité puis
lui demande une sépulture décente. Le berger lui construit
un tombeau avec une épitaphe : « Moustique, le
gardeur de chèvres, ton obligé, te rends cet hommage de mort en
retour du bienfait de la vie. » (6)
Les reliques de saint Phocas ont voyagé,
c’est le sort
de beaucoup de reliques de saints. On les retrouve à Constantinople
ou encore à Antioche.
Et aussi en Grèce, où un discours de saint Jean Chrysostome,
daté du Ve siècle, fait mention de ces reliques et d’une église
qu’aurait fait construire l’empereur Flavius Phocas pour les abriter.
(7)
Dans
l’homélie « en
l’honneur du saint martyr
Phocas et contre les hérétiques », Saint Jean
Chrysostome précise qu’il fallait laisser la place du marché vide
afin d’accompagner les reliques au tombeau du saint. Tombeau qui était
en dehors de la ville. Il fallait passer la mer pour y aller. Louis Sébastien
Lenain de Tillement précise que le tombeau était peut-être
au quartier de Pera (Beyoglu) (8)
Aujourd’hui,
on trouve une église orthodoxe Saint Phocas dans le quartier d’Ortaköy.
Elle aurait été restaurée en 1856.
En ce qui concerne celui qui serait
le deuxième
saint Phocas, un
texte du ménologe de Basile, (Xe siècle) raconte un saint
Phocas marin d’Héraclée Pontique (actuelle Eregli).
(9) Fils d’un constructeur de navire, Phocas était
un passionné de la mer. Un jour, dans le port d’Héraclée
un bateau fit naufrage et des marins furent
tués.
Le patron du navire fit un rêve dans lequel on lui dit qu’un
enfant nommé Phocas était le seul capable de chasser le démon
qui hantait le navire. Il fit venir Phocas qui chassa le démon
puis fut miraculeusement transporté à Amasya où il
sauva un autre navire. Parti à Sinope, il en devint
l’évêque
puis mourut brûlé vif sous Trajan. (10)
D’autres versions, souvent incomplètes, situent l’événement
ailleurs.
Ce sont sans doute ces récits qui le font « patron » des
marins. Autrefois, il était d’usage aux repas des marins
de réserver « la
part de saint Phocas » qui était ensuite donnée
aux pauvres.
(11) Cette part était soustraite soit à la nourriture, soit à ce
qu’ils gagnaient.
On
peut voir une
image de saint Phocas est représentée dans l’atrium
de l’église
Saint Marc à Venise. (Fig. 1) Il est représenté dans
son jardin et tient dans ses bras un gouvernail de navire. Il est clairement à la
fois marin et jardinier. Sur la gravure de Jacques Callot de 1636, il est
sur une île.
(Fig 2)
La fantaisie des versions incite à l’incrédulité quant à l’histoire
de saint Phocas. Transformer Amasya en port maritime relève d’une
intention édifiante plutôt que de l’objectivité.
Cette dispersion, amène les auteurs et même ceux des Acta Sanctorum
(12) ou encore les Pères Bénédictins pensent qu’il
s’agit d’un seul et même personnage. (13)
Tant que l’on n’aura pas trouvé des textes plus précis
sur saint Phocas, on n’aura pas connaissance de la réalité de
son existence.
C’est pourquoi il me semble intéressant de prendre le chemin mythologique
et plus particulièrement celui de la mythologie populaire, qui nous
permettrait peut-être de mieux cerner le personnage. Encore que les configurations
qui entourent Phocas sont bien complexes.
Phocas ou Phocos
Du
côté grec, on trouve trois Phocos, et du côté
anatolien, on trouve trois Phocas qui pourraient bien être
des avatars des Phocos grecs. (14)
Un Phocos présenté par Plutarque, originaire de Glisas en
Béotie, tué par les prétendants de sa fille Callirhoé ? (15)
Un
autre Phocos, héros éponyme de la Phocide et pour lequel
existe deux versions :
- Phocos, un corinthien, fils d’Ortynos,
descendant de Sysiphe, mari de la folle Antiope.
- Phocos fils d’Éaque et de Psamathé.
On peut faire venir le nom de Phocas du grec « Phokhi », qui
signifie phoque. Celui des trois Phocas qui nous intéresse
le plus pourrait être un avatar de Phocos, fils de Psamathé dont
le nom évoque
la plage et le sable. Psamathé se transformait volontiers en phoque.
Elle épousa
Protée qui fut un gardien des phoques de Poséidon.
Phocos quitta Salamine, le pays de son père, pour envahir la Grèce
centrale et donner son nom à une région. Il épousa
Astéria qui lui donna deux jumeaux. Il conquit un
pays qui devint la Phocide. Il fut tué par ses deux demi-frères
jaloux de lui.
Du
côté latin,
sa place dans le calendrier est significative.
Saint PHOCAS est fêté le 22 septembre, au moment de l’équinoxe
d’automne. C’est une période où traditionnellement,
on faisait rouir le chanvre en le plongeant dans une piscine remplie d’eau.
Une fois l’enveloppe-mère pourrie, on pouvait récupérer
les fibres qui servaient à fabriquer des tissus et surtout des
cordes.
La culture du chanvre était alors très développée
dans la région de Sinope. Le mythe de saint Phocas ne serait-il pas
relié à un
rituel agraire de plantation. (20)
Les commentaires édifiants le montrent comme un exemple chrétien
de sacrifice et de fécondité spirituelle, comme c’est le
cas d’ailleurs pour tous les martyrs, la
métaphore agricole
est souvent de mise.
Saint Phocas est à proximité de saint Jonas, au 21 septembre,
qui fut englouti non pas dans la terre mais dans un bien gros poisson de
la mer.
Le 23 ou le 24 septembre, on fête sainte Thècle, du Grec Thèkè
: boîte, réceptacle, loge, (rapproché par la Suidas
de Thikai, cercueil ou sarcophage, en Grec ancien), qui peut être
mise en relation avec le chanvre jeté à l’eau. Le rouissage
permettait à la
partie centrale (la filasse) de se détacher de sa « boîte » ligneuse
dans laquelle elle est enfermée. Ensuite le tout était passé dans
la partie supérieure
d’un four, puis une fois sec, concassé afin que la partie
ligneuse laisse libre la filasse.
L’enveloppe qui doit mourir pour laisser passer le chanvre est associée
chez Rabelais à la mort de Gargamelle, mère de Gargantua.
C’est un thème récurrent dans les contes où la
mère doit mourir pour laisser vivre son enfant. Elle meurt tellement
elle est heureuse d’avoir enfanté un si bel enfant.
Thècle fut d’abord jeté dans un brasier qui fut éteint
par une forte pluie. Puis, elle fut condamnée à être
jetée dans une piscine remplie de phoques. Ceux qui assistaient à son
martyre, fascinés par sa beauté, la suppliaient de ne pas
se jeter au milieu des bêtes. Mais elle leur cria qu’il s’agissait
de son baptême. Les phoques furent tous tués par le feu et
Thècle en sortit vivante. (21)
Les phoques de la piscine dans laquelle plonge Thècle au 23 ou 24 septembre, évoquent
la proximité calendaire de
Phocas, au 21, ainsi que d’autres martyrs « jetés à l’eau » en
vue du rouissage et de la métamorphose ? La mythologie
associe surtout des structures langagières ainsi que la réalité sous
forme de rébus.
La
légende
dit qu’elle suivit saint Paul à Antioche. Et c’est à Antioche
que s’est développé un culte à saint Phocas. Â Silifke,
non loin d’Antioche, subsiste une grotte où aurait vécu
sainte Thècle. C’est encore aujourd’hui un lieu de pèlerinage
et de visite. (22)
Le jour de la fête de Thècle, on fête aussi saint Lin
qui porte un nom en rapport avec les plantes textiles. Il est voisin avec
celle dont le nom signifie « boîte » et qui se jette à l’eau
comme on y jette le chanvre. Dans la mythologie grecque, Linos (Lin) est
un fils de Psamathée. (23)
Le 22 septembre, de même que saint Phocas, sont fêtés
saint Florian et saint Florent, frères
ou jumeaux aux noms évocateurs de fleurs. Ils furent jetés à l’eau
pour leur martyre.
Du côté des jumeaux
Je ne peux pas m’empêcher
de penser aux deux personnages qui sont connus en Anatolie, dont la
légende
s’étend jusqu’en Inde. (25) Il s’agit de Khadir (ou
Hizir) et Ilyas. (Élie), qui apparaissent à des
moments calendaires de l’année, en rapport avec les travaux
agraires. Khadir ou Kidhr ou Kizhr, en langue arabe, signifie « verdoyant » :
Seydna El-Khidr. En Inde, il est appelé Kwâjà Khizir. (26)
Nous sommes d’ailleurs, en ce début mai, dans la période
d’Hidrellez, fête populaire turque du printemps. Hidrellez est
un terme qui condense à la fois Khadir et Ilyas. (27)
Khadir lui aussi habite une île et entretient des rapports avec l’eau
et donc avec la fécondité.
La terre n’est féconde que par son humidité qui permet la
croissance de la végétation
Le grand voyageur Ibn Battuta, lors de son passage à Sinope au 14e
siècle écrivit
: « on grimpe sur une montagne qui s’avance dans la mer,
comme celle du port (Mina) à Ceuta, et où il se trouve des
vergers, des champs cultivés et des ruisseaux. La plupart des fruits
sont des figues et des raisins . C’est une montagne inaccessible et
qu’on
ne saurait escalader. Il s’y trouve onze bourgades habitées
par des grecs infidèles, sous la protection des musulmans. Sur sa
cime, il y a un ermitage appelé l’ermitage de Khidir et d’Élie,
et qui n’est jamais dépourvu de dévots. Près de
celui-ci se trouve une source, et les prières qu’on y prononce
sont exaucées. » (28)
Encore aujourd’hui, sur la route qui mène à la presqu’île, à un
kilomètre environ du centre de Sinope, juste après le cimetière,
on trouve une fontaine consacrée à « Kadir ». Elle
n'est sans doute pas celle dont parle Ibn Battuta car elle est
trop près de la ville. La fontaine originelle devait se trouver plus
haut dans la montagne.
En conclusion, il me semble que le personnage de saint Phocas, dont les « Acta
Sanctorum » disent que les Scythes le vénéraient
déjà, est une mythification qui nous vient du fond des âges.
J’aurais, personnellement,
tendance à penser que ce personnage double paraît obéir à un
processus mythologique de fabrication de jumeaux qui sont désignés çà et
là par des noms différents.
A quoi cela est-il dû ? Peut-être à une sorte de besoin
humain de répartir le monde en deux par le fait que nous sommes des êtres à deux
battants, (29) avec une droite et une gauche, et que nous sommes fabriqués
par deux jumeaux qui sont à la fois opposés et complémentaires
et que nous appelons un père et une mère.
Je terminerai à la manière des grands contes turcs : Il est tombé du ciel trois pommes, une pour l’auteur du conte, une pour celui qui raconte et une pour ceux qui l’écoutent.
Plutarque
relate que la fille d’un certain Phocos de Béotie, Callirhoé,
poursuivie par ses prétendants, fut cachée dans une meule
de foin par des paysans. (18)
Peut-on faire un parallèle entre Psamathé-Phocos et Sinope-Phocas
?
Sinope est une nymphe qui fréquente bien trop l’eau pour ne pas être
aussi une néréide. Elle est fille du fleuve Asopus.
Apollon lui faisait des avances. Avant d’accepter elle lui fit promettre
qu’il lui fasse un présent. Une fois qu’il eut donné son
accord, elle lui demanda la virginité.
Bien qu’il se soit fait abuser, Apollon l’enleva et la conduisit
dans la presqu’île à laquelle elle donna son nom. Elle y vécut
tranquillement jusqu’à la fin de ses jours.
On dit aussi que Sinope était une Amazone qui était toujours
assoiffée : « Une Amazone exilée
avait épousé le
roi de la contrée. Comme elle buvait beaucoup, on la nomma Sanape,
qui signifie "grande buveuse". Car dans la langue des Thraces,
dialecte du grec, usité chez les Amazones, on appelle Sanapes
(Sanapai) les gens ivres. C’est du sobriquet de cette reine que
la ville se nomma Sanape, et enfin Sinope ». (19)
Il
serait intéressant de s’étendre sur les mythes analogues
que l’on trouve chez les saints jardiniers ou qui ont un rapport avec
le jardin et la terre mère et féconde : Saint Fiacre grand
patron des jardiniers en France, saint Maurille d’Angers jardinier
exilé en Angleterre, Paulin de Nole jardinier et esclave, ou encore
Conon de Jérusalem à qui on attribue la même histoire
que celle de Phocas. Saint Vital, enterré vivant.
Je voudrais évoquer un dernier thème en rapport avec le problème
des deux Phocas de Sinope. C‘est celui des jumeaux.(24) Il s’agit
d’un thème récurrent dans les organisations calendaires.
Nombre de saints vont par deux : Come et Damien 27/9), Simon et Jude (28/10),
Crépin et Crépinien (25/10), Prime et Félicien (9/6),
Gervais et Protais (19/6), Pierre et Paul, (29/6) Christophe et Jacques
(25/7) etc.
Il se pourrait que l’invention d’un second Phocas réponde à cette
curieuse habitude de gemellation.
Il y aurait un Phocas de la terre et un Phocas de la mer. Ce dernier est
d’ailleurs
représenté sur une île.
Résumé
La ville de Sinope est marquée par le sceau du mythe tragique de
saint Phocas. On sait peu de choses sur ce personnage, patron des jardiniers,
qui fut décapité et enterré dans son jardin. Les quelques
textes qui mentionnent le nom de saint Phocas en font apparaître trois
qui, pour certains n’en font qu’un. Serait-il un avatar du Phocos
grec ? Son nom peut être assimilé à « phoque ».
Implanté à Sinope, nom d’une nymphe des eaux, il est
aussi patron des marins. Sa situation calendaire au 22 septembre l’apparente
au rouissage des plantes textiles. Serait-il un vieux mythe agricole
pré-chrétien s’apparentant à celui des jumeaux
Khadir et Ilyas qui apparaissent à des moments clefs du déroulement
de l’année agricole ?
Symposium
d'archéologie de Sinope (Turquie)
7 au 9 mai 2009
http://www.sinope.bilkent.edu.tr/
Intervention de Willy Bakeroot