Bien des contes turcs commencent par des “Tekerleme” (3).
Ce sont des introductions qui se présentent sous forme de discours
fantaisistes et décousus. Les Tekerleme introduisent l’auditoire
au rythme de la parole surprenante et créative. Ils souvent traditionnels
mais peuvent être remaniés selon la verve du conteur. La technique
du tekerleme est typique de ce que, dans une société de style
oral, on appelle le FORMULISME. Comme l’a bien dit Marcel Jousse, “l’improvisateur-récitateur
ne crée pas les formules, mais il crée avec des formules que
pourtant, il n’a pas inventées.” Le Tekerleme, sorte de
jeu de puzzle surréaliste, qui se joue de la logique, emprunte et assemble
des formules du langage courant. Il sert à “chauffer” l’auditoire
et le conteur.
On en trouve encore, de manière appauvrie, en occident où ils
sont placés, au début et, le plus souvent, à la fin des
contes. La logique de l’écrit n’a pas retenu ces jeux purement
oraux.
…
Autrefois, quand le crible était dans la paille et que
les démons
agissaient à leur grés dans le vieux battage... Et que je dise,
par exemple de cet arbre-là, et que vous disiez de ce versant-là,
un oiseau a volé; ce n’est pas l’oiseau, c’est l’argent
(matière) qui a volé; ce n’est pas l’argent c’est
Memis (4) qui a volé...
On n’a pas eu le temps de se demander s’il peut voler ou non; ma
mère est tombée du seuil, mon père est tombé du
berceau... L’un a attrapé la pincette et l’autre l’étrille;
sans m’arrêter j’ai fait le tour des quatre coins...
Oh ! là là ! qu’est-ce que c’est que ce coin ! On
ne peut l’expliquer facilement. Au moment où on disait que ce
coin est le coin d’été, celui-ci est le coin d’hiver
et celui-là est le coin d’automne et pendant qu’on faisait
le non-sens qu’avons-nous vu ! Le Pacha de Maras (5) arrive d’en
bas en courant ! et sans trêve, j’ai trouvé un trou de souris
pour une pièce d’or et j’ai pris la fuite.
Mais les polissons de cette rue sont très libertins; ils ont fait une
chiquenaude à mon cou et mes yeux sont sortis de leurs orbites !
Sur ce, avec colère j’ai accroché l’un des minarets
dans ma ceinture croyant que c’était un tuyau ! Quant à ses
coupoles, je les ai mises dans ma poche croyant que c’étaient
des millets ! Abdurrahman Celebi (6) m’a fait une ruade en disant recule-toi
!
Mais je l’ai attrapé par la queue en criant : en avant ! Il est
allé, je suis allé... J’ai avancé pas mal sans faire
de détours... en passant sur le gazon et par des prairies; en cueillant
des lys et des jacinthes; en buvant de l’eau fraîche, pendant six
mois et un automne.
Et je me suis retourné pour regarder derrière et que vis-je ?
je n’avais avancé que de deux pouces ! Oh ! Quel malheur m’arrive-t-il,
oh ! pauvre de moi !
J’ai l’impression que cette route n’a pas de fin. A moins
que l’oiseau de la chance ne se pose sur ma tête, ou bien, qu’il
me prenne sur ses ailes; et je n’ai pas eu le temps de finir ce que j’ai à dire,
d’un seul coup qu’est-ce que je vois ? Est-ce ce n’est pas
le renommé Zümrütanka avec ses rouges et ses verts ? Il vient
de la montagne de Kaf, en planant.
Regardez bien : son visage est le visage de l’homme, ses yeux ressemblent à ceux
de la gazelle : ce n’est ni un mensonge ni n’importe quoi : c’est
un conte inédit.
…
Il y avait un, il n’y avait pas; Dieu avait un peuple nombreux. Au moment
où les chameaux étaient crieurs publics, les puces faisaient
office de barbiers. Et au temps où je poussais, en cliquetant, le berceau
de ma mère, dans un pays lointain il y avait un roi. Ce roi avait trois
fils... Quand on est roi, on a tout.
Qui sait combien de générations avaient légué,
son sérail en corail, devant lequel il y avait un jardin enchanté.
Voir le conte ZÜMRÜTANKA
(1) - SIMURG : oiseau magique dans la mythologie persane
- Signifie, par un jeu de mots : 30 oiseaux (cf. Hattar - Le langage des oiseaux).
(2) - Maître de conférence au Département communication, à l’Université de
MERSIN - TURQUIE.
(3) - “Tekerlek” , en Turc, signifie “roue”, tekerleme
s’y apparente en prenant la signification de “roulement de paroles”.
(4) - Hypocoristique de Mehmet.
(5) - Ville de l’est de la Turquie.
(6) - Poète Ottoman du 16e siècle, peu connu par ses
oeuvres, mais son nom passe dans plusieurs expressions idiomatiques Turques.
On dit, parfois, pour les chevaux non vivaces “Abdurahman Celebi” comme
dans ce non-sens.